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langage - Page 5

  • Rencontre au Ritz

    Organiser une rencontre entre Proust et Joyce au Ritz, le 18 mai 1922 – il a dû s’amuser, Patrick Roegiers, en écrivant La nuit du monde (roman, 2010), en tout cas il nous amuse. C’est brillant d’érudition, jamais pédant, une douce folie pour deux génies de la littérature du vingtième siècle. Bourré d’anecdotes et d’inventions, son roman, dédié « à ceux qui lisent », construit autour de ce rendez-vous imaginaire parfaitement vrai trente-deux chapitres qui ont chacun leur couleur, leur ton, leur rythme.

     

    Proust par J.E. Blanche (musée d'Orsay).png

    Jacques-Emile Blanche (1861-1942), Portrait de Marcel Proust, 1892 © ADAGP, Paris - photo RMN

     

    Première partie : La soirée du Ritz. Elle débute par l’apparition d’un « personnage irréel que l’on n’attendait plus » ; « affété comme une gravure de mode, emmitonné dans cet accoutrement d’une autre époque », Proust porte huit manteaux l’un sur l’autre, ce qui ne l’empêche pas de grelotter, même en mai. « Il avait l’air d’un enfant très vieux négligé par sa mère et qui sentait le moisi. » C’est ce qui s’appelle réussir son entrée. Le chapitre deux est tout aux sonorités du nom – « qui s’énonçait « Prou » » – et du palace – « le vlouf ! des chasses d’eau, le broooeeewww de la baignoire qui se vidait, le cloc ! clop ! floc ! plic ! ploc ! du robinet qui gouttait », etc. Marcel Proust (qui détestait qu’on le nomme par son
    nom seul) « trouvait le métier d’hôtelier un des plus humains qui soient et savait comme personne que la vie de l’hôtel, où les hommes se fuient, était l’image même de la société. »

     

    Ce jeudi soir, Violet et Sydney Schiff ont offert, en tant que mécènes, une représentation du Renard d’Igor Stravinski aux « gensdelettres et amis des zarts ». Ils se targuent d’avoir révélé l’œuvre de Proust aux Anglais et trouvent l’écrivain changé depuis leur dernier passage à Paris. Le « filsàmaman » né en 1871 vient de terminer A la recherche du temps perdu. Déjà introduit par leurs hôtes dans « le petit salon rouge cerise », Joyce qui a salué « madame Sniff » confond ce Schiff avec « Ettore Schmitz, vrai nom d’Italo Svevo, qui avait en partie servi de modèle à Bloom » ou avec Schimpff, libraire, et d’autres Schniff’s. Violet Schiff « guignait Joyce, tout rétrignolé sur son siège, la tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées – sa pose habituelle –, la cheville gauche placée sur le genou droit, qui frottait l’une sur l’autre ses longues mains étroites et baguées qu’il nouait souvent sur les rotules ou bien calait sous le menton. »

     

    James Joyce par Berenice Abbott 1926.jpg

    James Joyce photographié par Berenice Abbott, 1926.

     

    L’Irlandais est à Paris, « la dernière des villes humaines » depuis juillet 1920, pour finir son « Ulysse à Dublin ». Tennis aux pieds, il veille à l’excentricité de sa tenue, n’ayant pas les moyens de s’offrir des vêtements neufs. Proust : « Voyez-vous du monde à Paris, cher Joyce ? » – Joyce : « On m’a présenté à des tas de gens sur lesquels j’ai tout fait sauf, semble-t-il, une bonne impression. » James Joyce est superstitieux et curieux, de l’homosexualité entre autres : « Est-ce une question de goût, de glande ou de tact ? » – Proust : « Non pas, c’est une question d’habitude. »

     

    Roegiers s’intéresse de près aux intimes de Proust, aux lubies de Joyce, à leurs préférences alimentaires, à leurs phobies. Il raffole des détails. En 1919, Proust reçoit le prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs. « Du jour au lendemain, il était devenu une marque déposée » : eau de Cologne, poudre Legras, boules Quiès, coiffeur François, gilets Rasurel, lavallières Liberty… Liste de ses fournisseurs préférés. Liste des vacheries : « un snob, un attardé, un imposteur, un oisif, un élitiste, un indolent, un cloisonné, un soporifique » – l’auteur ne se prive pas d’énumérer tout ce qui s’y prête. Idem pour Joyce, « le pauvre type » traité « de fou, de pitre, d’espion, d’ignoble bouffon, d’alcoolique incurable, d’anthropophage, de cocaïnomane » et la suite n’est pas triste. Proust et Joyce sont comparés, distingués, taillés en facettes comme des brillants, résumés par leur même conception de l’écriture : « la vie comme un livre, le livre comme un monde. »

    La seconde partie du roman, plus courte, s’intitule L’enterrement de Marcel. L’auteur y raconte la fin du plus sensible des écrivains, achevé par « son hygiène bizarre », à cinquante et un ans. Le 22 novembre 1922, à son enterrement au Père-Lachaise arrive Joyce « en costume noir de seconde main », doublant le pas pour rejoindre le groupe d’illustres écrivains au rendez-vous de l’amitié littéraire : « Tous ne l’avaient pas lu, mais tous étaient en larmes. » L’auteur convoque dans ce cortège Shakespeare et Cervantès, Molière et Baudelaire, Racine et Kafka, entre autres, pour une joyeuse comédie de mort fictive, avant de conduire Joyce lui-même à son dernier mot. Patrick Roegiers, la nuit, réinvente le monde.

  • Tempête

    « C’est de ça que je vis. C’est de ça que je vis : il s’agit d’éprouver encore que
    le langage est ce qui nous fait, que nous ne sommes que langage, que nous sommes dans une tempête de langue et de mots. Comme lui, comme lui. »

    Olivier Py (à propos du Roi Lear) in L'objet de...

    Le Roi Lear (détail), anonyme, XVIIIe siècle.jpg
  • Au lycée

    « Un libraire vit un jour arriver une dame qui lui demanda un livre intitulé
    « Lily va au lycée » ! (…) Mme de Romilly avait dit dans une conférence qu’il fallait absolument l’avoir lu. Le libraire fut de plus en plus troublé ; et ma réputation était directement engagée ! Je ne sais combien de temps il fallut pour que l’affaire fût tirée au clair ; mais enfin on comprit que le livre ne s’intitulait pas « Lily va au lycée », mais tout simplement L’Iliade et l’Odyssée ! Apparemment, je n’avais pas très bien, cette fois non plus, mesuré le niveau de connaissances de mon public ; et, si la dame n’avait pas lieu d’être trop fière de sa culture, il est clair que je n’avais pas très bien, moi non plus, rempli mon rôle. »

    Jacqueline de Romilly, Le sourire innombrable

    Lecture dans un parc (signature non identifiée).jpg

     

  • Mémoires pour rire

    C’est dans un vers d’Eschyle que Jacqueline de Romilly, « de l’Académie française », a puisé « Le Sourire innombrable » (2008), le titre de ses « mémoires pour rire ». Trop de pessimisme, trop de livres consternants, explique-t-elle, l’ont conduite à ce « recueil de souvenirs légers, heureux, et sans importance. » 

    Wouters Rayon de soleil 1906 1907.jpg

     

    Sa première histoire vécue est très drôle : à Londres, où elle s’est rendue pour une conférence, il lui est impossible d’aller se reposer en arrivant dans la chambre prévue pour elle – un problème de lit. Comme elle insiste pour qu’on lui ouvre une autre chambre, on envisage de lui donner celle de M. Lusset qui s’en va bientôt mais qui y a laissé sa valise. Rassurée par le nom du jeune assistant de la faculté de Lille qui la
    traite d’habitude « avec une certaine considération », la conférencière monte à sa chambre, se met bien à l’aise, s’étend sur le lit, quand la porte s’ouvre. Un monsieur « fort respectable » s’exclame en l’apercevant : « Mais, madame… ? » – « Mais, monsieur… ? » Ce M. Lusset n’est pas l’assistant évoqué – « Non, madame, c’est mon neveu ! » Et elle, sans réfléchir, « Ah ! C’est lui que j’attendais ! »

     

    Il faut lire les détails et les prolongements de cet épisode pour en goûter tout le sel. Erik Orsenna (voir son Archipel ) qui s’en amusait lui suggéra d’intituler son recueil d’anecdotes « Comment j’ai perdu mon honneur, et autres histoires ». La « vieille dame » garde ce ton enjoué d’un bout à l’autre, s’amusant à distinguer les divers registres du comique et à les illustrer d’exemples savoureux. « Les mots malheureux », par exemple, sont souvent accidentels chez des étrangers qui s’expriment d’habitude « très normalement » en français. Ainsi d’un éminent
    collègue allemand débordant d’hospitalité et totalement inconscient des sous-entendus de certaines expressions. « Madame, vous allez être contente : il y a ici une garnison française ! » Et plus tard, dans son bureau, un embarrassant « Je voudrais satisfaire un besoin très pressant » – il voulait prendre une photographie de son invitée.

     

    Je ne voudrais pas trop dévoiler. « Le fait est qu’il y a un art d’entendre tout ce
    qui se glisse derrière les mots et il y a un plaisir discret à capter, au passage, les délicates surprises du langage. »
    Si Jacqueline de Romilly nous fait rire ou sourire tout du long, c’est aussi et surtout par sa façon de raconter ces moments plaisants,
    non pas à la manière d’un sottisier, mais par petites touches, pleine de délicatesse envers autrui et d’ironie à l’égard d’elle-même. Sa nuit en train dans un compartiment de quatre personnes, où elle se retrouve avec un inconnu, elle en haut à gauche, lui en haut à droite, en est un parfait exemple.

     

    La plupart des anecdotes, comme elle l’écrit, tournent à sa confusion. « On rit de soi au moins autant que des autres : on rit tout simplement de la vie. » Cette faculté de s’amuser tout bas ou avec d’autres des hasards comiques du langage et des comportements humains, l’académicienne la doit sans doute à sa mère, avec qui elle a beaucoup ri. « C’est à elle qu’appartenait ce don de voir toute l’existence sous
    un jour éveillé, amusé et joyeux. » – « Elle riait, alors je riais aussi ; et je commençais tout doucement à comprendre que, dans la vie, il faut accepter
    avec le sourire bien des choses qui pourraient être plus satisfaisantes, mais dont il vaut mieux rire que de s’agacer. »
    Même en temps de guerre, ce sens de l’humour ne l’a pas quittée. « D’ailleurs, peut-être le tragique a-t-il besoin de ce complément discret (…) d’autant plus précieux à ceux que l’âge atteint. »

    Le Sourire innombrable, que Jacqueline de Romilly nous offre, selon sa formule, comme « un assez joli cadeau » d’une centaine de pages, est à sa manière un livre
    de sagesse et d’acquiescement aux aléas de l’existence. N’y voyant presque plus dans ses vieux jours, cela l’agace – « Mais comme j’en ai souvent ri ! » Laissons-lui le dernier mot : « Peut-être les histoires comiques sont-elles comme le bon vin, qui s’améliore en vieillissant, ou, peut-être, représentent-elles des impressions de bonheur, de lumière et de rire, qui continuent à jeter leur éclat dans des moments où on pourrait en ressentir le besoin. »