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Mémoires pour rire

C’est dans un vers d’Eschyle que Jacqueline de Romilly, « de l’Académie française », a puisé « Le Sourire innombrable » (2008), le titre de ses « mémoires pour rire ». Trop de pessimisme, trop de livres consternants, explique-t-elle, l’ont conduite à ce « recueil de souvenirs légers, heureux, et sans importance. » 

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Sa première histoire vécue est très drôle : à Londres, où elle s’est rendue pour une conférence, il lui est impossible d’aller se reposer en arrivant dans la chambre prévue pour elle – un problème de lit. Comme elle insiste pour qu’on lui ouvre une autre chambre, on envisage de lui donner celle de M. Lusset qui s’en va bientôt mais qui y a laissé sa valise. Rassurée par le nom du jeune assistant de la faculté de Lille qui la
traite d’habitude « avec une certaine considération », la conférencière monte à sa chambre, se met bien à l’aise, s’étend sur le lit, quand la porte s’ouvre. Un monsieur « fort respectable » s’exclame en l’apercevant : « Mais, madame… ? » – « Mais, monsieur… ? » Ce M. Lusset n’est pas l’assistant évoqué – « Non, madame, c’est mon neveu ! » Et elle, sans réfléchir, « Ah ! C’est lui que j’attendais ! »

 

Il faut lire les détails et les prolongements de cet épisode pour en goûter tout le sel. Erik Orsenna (voir son Archipel ) qui s’en amusait lui suggéra d’intituler son recueil d’anecdotes « Comment j’ai perdu mon honneur, et autres histoires ». La « vieille dame » garde ce ton enjoué d’un bout à l’autre, s’amusant à distinguer les divers registres du comique et à les illustrer d’exemples savoureux. « Les mots malheureux », par exemple, sont souvent accidentels chez des étrangers qui s’expriment d’habitude « très normalement » en français. Ainsi d’un éminent
collègue allemand débordant d’hospitalité et totalement inconscient des sous-entendus de certaines expressions. « Madame, vous allez être contente : il y a ici une garnison française ! » Et plus tard, dans son bureau, un embarrassant « Je voudrais satisfaire un besoin très pressant » – il voulait prendre une photographie de son invitée.

 

Je ne voudrais pas trop dévoiler. « Le fait est qu’il y a un art d’entendre tout ce
qui se glisse derrière les mots et il y a un plaisir discret à capter, au passage, les délicates surprises du langage. »
Si Jacqueline de Romilly nous fait rire ou sourire tout du long, c’est aussi et surtout par sa façon de raconter ces moments plaisants,
non pas à la manière d’un sottisier, mais par petites touches, pleine de délicatesse envers autrui et d’ironie à l’égard d’elle-même. Sa nuit en train dans un compartiment de quatre personnes, où elle se retrouve avec un inconnu, elle en haut à gauche, lui en haut à droite, en est un parfait exemple.

 

La plupart des anecdotes, comme elle l’écrit, tournent à sa confusion. « On rit de soi au moins autant que des autres : on rit tout simplement de la vie. » Cette faculté de s’amuser tout bas ou avec d’autres des hasards comiques du langage et des comportements humains, l’académicienne la doit sans doute à sa mère, avec qui elle a beaucoup ri. « C’est à elle qu’appartenait ce don de voir toute l’existence sous
un jour éveillé, amusé et joyeux. » – « Elle riait, alors je riais aussi ; et je commençais tout doucement à comprendre que, dans la vie, il faut accepter
avec le sourire bien des choses qui pourraient être plus satisfaisantes, mais dont il vaut mieux rire que de s’agacer. »
Même en temps de guerre, ce sens de l’humour ne l’a pas quittée. « D’ailleurs, peut-être le tragique a-t-il besoin de ce complément discret (…) d’autant plus précieux à ceux que l’âge atteint. »

Le Sourire innombrable, que Jacqueline de Romilly nous offre, selon sa formule, comme « un assez joli cadeau » d’une centaine de pages, est à sa manière un livre
de sagesse et d’acquiescement aux aléas de l’existence. N’y voyant presque plus dans ses vieux jours, cela l’agace – « Mais comme j’en ai souvent ri ! » Laissons-lui le dernier mot : « Peut-être les histoires comiques sont-elles comme le bon vin, qui s’améliore en vieillissant, ou, peut-être, représentent-elles des impressions de bonheur, de lumière et de rire, qui continuent à jeter leur éclat dans des moments où on pourrait en ressentir le besoin. »

Commentaires

  • « Le sourire est la perfection du rire … » « La bonne humeur a quelque chose de généreux : elle donne plutôt qu’elle ne reçoit » (Alain)

  • Je pense que je vais ajouter ce sourire là à ma bibliothèque
    Tania, si tu apprécie Jacqueline de Romilly, je te recommande un texte déjà ancien sur son premier voyage en Grèce à la veille de la guerre et en compagnie de Roger Caillois
    "jeux de lumière sur l'Hellade" aux éditions Fata Morgana

  • Une délicieuse vieille dame, un régal d'intelligence et de finesse, je vais me laisser tenter par ce livre.

  • Des "mots malheureux", et parfois si heureusement créatifs, qui provoquent l'hilarité, j'en connais des tas pour en avoir dit ou entendu tant et tant. Comme tu l'écris, les registres dans les langues étrangères sont si subtils...Commencer la semaine en sourire, extra!

  • Délicieux votre billet.Un livre à ajouter sur les piles branlantes en attente. Un exemple de mot d'étranger hilarant : ma copine danoise m'avait fait rire en me disant qu'elle avait mal aux pnoux.

  • A lire votre article, je vais courir acheter " Le sourire innombrable" - quel joli titre ! - dès que le beau temps m'incitera à rester un peu moins longtemps dans la mer ou sur la plage, pour la raison supplémentaire que je voue, comme vous d'ailleurs Tania, une grande admiration à cette dame délicieuse et que je partage son goût de la culture grecque.

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