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histoire - Page 14

  • Etrange vision

    sansal,le serment des barbares,roman,littérature française,algérie,islamisme,violence,enquête criminelle,histoire,politique,culture« Le cimetière chrétien de Rouiba a belle allure. Sa muraille de granit qu’adoucit une patine moussue laisse apparaître dans un phénomène de contre-jour qui lui est propre les formes sombres, complexes, hiératiques, des parties supérieures des monuments funéraires. Etrange vision dans la Rouiba d’aujourd’hui que cette apparence de forteresse médiévale de la vieille Europe ; sensation d’étrangeté renforcée par la désuétude de ce lieu oublié, toujours là, fermé sur ses secrets, de plus en plus anachronique. Du haut de ses minarets et de toute la puissance de leurs haut-parleurs, Rouiba appelle à la dévotion comme à la guerre sainte. Elle ne prie plus que pour clamer son islamité retrouvée et insuffler la ferveur guerrière à ses milices. Son boucan a des accents qui puent la mort absurde des guerres de religion. Le vieux cimetière est cerné ; aucune échappatoire ne s’offre à lui. Contre les pauvres trépassés de jadis, le cœur des humains vivant après eux s’est endurci et n’a rien de fraternel. Notre Père céleste, Dieu lui-même, le Tout-Puissant, l’Insaisissable, est serré de près par ces gangsters de la foi. Il n’en attend aucun quartier. On voit bien à son silence d’outragé qu’il est à court de parades. »

    Boualem Sansal, Le serment des barbares

    Photo du cimetière de Rouiba (Cimetière Rouiba - Consulat de France à Alger (consulfrance.org)

  • Meurtres barbares

    Colère et douleur. En racontant l’enquête d’un vieux flic sur deux meurtres commis le même jour à Rouiba, Boualem Sansal donne dans Le serment des barbares (1999) un roman impitoyable sur les lendemains de l’indépendance en Algérie. Dans une prose formidable où rien n’est dit à moitié mais plutôt dix fois qu’une, l’écrivain qu’un diplôme d’ingénieur en 1972 a mené jusqu’au service du ministère de l’Industrie (avant d’être limogé en 2003, mais il vit toujours près d’Alger) a vu son pays sombrer dans la corruption et l’obscurantisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

    Sansal Quarto.jpg

    Au début de Romans 1999-2011, cinq romans rassemblés dans la collection Quarto, une préface de Jean-Marie Laclavetine et une chronologie des années 1900 à 2015. Surpris et enthousiaste quand il reçoit le manuscrit de Sansal envoyé par la poste, « dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable », celui-ci présente l’auteur algérien qui donne dans Le serment des barbares, sans nostalgie ni plainte, un  récit flamboyant, comme un torrent de rage envers ceux qui ont divisé la nation et transformé l’indépendance en guerre civile, volé sa liberté au peuple, utilisé l’islam à des fins politiques, armé les terroristes.

    « Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens. » (Incipit)

    A Rouiba qui « jadis, il y a une vie d’homme, (…) embellissait l’entrée est d’Alger », on est passé de la quiétude, de l’opulence, entre vergers et lauriers-roses, de l’ivresse au désenchantement. Rouiba est devenue le « fleuron de l’industrialisation » et de la misère. Routes défigurées, clôtures aveugles entre lesquelles on vit sans horizon – « l’enfer est dans ses rues ». On y enterre Si Moh, un commerçant richissime, qu’on dit tué par un islamiste – il en aurait eu « marre de se faire pomper par les moudjahidin ».

    A l’autre bout du cimetière, on enterre Abdallah Bakour, 65 ans, sans femme ni profession, assassiné le même jour dans sa bicoque. C’est uniquement de cette affaire-là, l’affaire Bakour, que l’inspecteur de police Larbi a été chargé. Veuf, en fin de carrière, on ne lui confie plus que les « faits d’hiver et d’été ». Il interroge le jeune frère du défunt, Gacem Bakour, dans son entreprise de maçonnerie. Si Larbi prend Abdallah en sympathie : cet ancien ouvrier agricole dans un domaine colonial, paradis « bouffé » par le béton, a été égorgé dans la maison où il s’était installé à son retour de France, tout près d’un cimetière chrétien qu’il entretenait avec soin.

    Boualem Sansal fait une description dantesque de l’extension industrielle d’Alger, du chantier interminable de l’hôpital de Rouiba, terres fertiles pour la corruption : « Quand le bien avance, le mal accourt. » Larbi n’est pas de ceux qui acceptent « de voir se marchander ce qui ne peut se vendre : l’humanité ». Sa visite au légiste lui apprend deux choses : celui-ci n’a pas vu le cadavre de Bakour, mais bien le rapport sur Moh, « tué d’une rafale de klach dans le flanc, six balles lâchées de trois pas, et deux coups de pistolet tirés à bout touchant dans la pompe » plus un ou deux coups de poignard dans le cœur – pas la manière courante.

    Cinq policiers trouvent la mort dans une embuscade islamiste. Epopée de la violence sous toutes ses formes, Le serment des barbares éclaire tous les recoins du naufrage national. Larbi souffre de cette « barbarie sans nom », du saut raté dans la démocratie. « L’assassinat du président Boudiaf l’avait entraîné dans un autre abîme. En disparaissant, sa femme avait emporté ce que trente années de vie commune avaient emmagasiné de tendresse. La mort du Héros avait détruit le fragile espoir d’un peuple n’ayant jamais vécu que l’humiliation, qui se voyait menacé du pire et qui, miraculeusement, s’était mis à croire en ce vieil homme providentiel, inconnu de lui parce que effacé de sa mémoire par trente années de brouillage organisé. »

    Coup terrible pour les Rouibéens – « C’était la première fois que la foudre islamiste frappait aussi fort leur ville ». Les brigades spéciales antiterroristes débarquent. Avec les barrages et les abus des « ninjas », les trafics de la mafia, il y a de quoi virer au noir. Mais Larbi s’accroche à son enquête, fait son rapport au jeune juge qui instruit l’affaire Bakour : Gacem n’est pas clair, qui se dit ruiné mais dépense sans compter ; le crime sans rien déranger dans la maison ressemble à une exécution. Larbi veut fouiller dans le passé de Bakour.

    Autour de cette enquête, le fil rouge du Serment des barbares, Boualem Sansal fait revivre une terrifiante succession d’attentats, de crimes, de vengeances, d’intimidation des « fous d’Allah », d’abus de pouvoir et de fraudes diverses, sans parler (bien qu’il en parle) du sort des femmes dans cette galère – le négatif du monde auquel on rêvait au Café de la Fac à Alger quand on était jeune et honnête. Larbi aime y retrouver un ami historien.

    La première charge de Sansal contre l’islamisme en Algérie au XXe siècle ouvre les yeux sur le passé du terrorisme et son ampleur. Il ne cesse de le dénoncer, de L’enfant fou de l’arbre creux à 2084. Avec un dynamisme époustouflant, une ironie incisive, ce premier roman rend avec force les ambiances urbaines et les misères humaines, l’attachement à un pays qui s’enfonce dans les cercles de l’enfer, où le malheur guette ceux qui veulent rétablir la justice et la paix.

  • Rituel

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« Leon reçut les nouvelles du jugement [Nuremberg] à Paris. Le lendemain, Lucette, la jeune voisine, vint chercher ma mère, la fille de Leon, âgée de huit ans, pour l’accompagner à l’école. Elle vit Leon prier, un rituel qu’il accomplissait tous les matins pour être avec les siens, « pour appartenir à un groupe qui a disparu », dira-t-il à ma mère.
    Leon ne m’a jamais dit ce qu’il avait pensé du procès ou du jugement, s’il pouvait d’une quelconque manière compenser les actes commis. Il était ravi, en revanche, de mon choix de carrière. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    La famille Buchholz, Lemberg, vers 1913
    (de gauche à droite : Pinkas, Gusta, Emil, Laura et Malke, Leon au premier plan) (source : Die Presse)

  • Lviv Lvov Lemberg / 2

    Retour à Lemberg (suite)

    « A l’été de 1919, après la fin des cours, Lauterpacht quitta Lwów alors que l’on redessinait les frontières de l’Europe et que le destin de la ville devenait incertain. » Des massacres de Juifs, « coincés » entre les factions polonaise et ukrainienne, inquiètent. Le président américain Woodrow Wilson se souciait des aspirations des « peuples d’Autriche-Hongrie »  et la Société des Nations voulait garantir « le traitement égalitaire des minorités raciales et nationales », mais les Français et les Britanniques divergeaient à ce sujet.

    Sands On the Origins.jpg

    A la faculté de droit de Lemberg, certains professeurs excluent les étudiants juifs et ukrainiens de leurs cours. Lauterpacht s’inscrit à l’université de Vienne où le professeur Hans Kelsen enseigne l’idée, nouvelle en Europe, « selon laquelle les individus possèdent des droits constitutionnels inaliénables et peuvent les faire valoir devant une cour de justice ». Sous sa protection, Lauterpacht se plonge dans l’étude du droit international. En 1922, il obtient son diplôme de docteur en science politique et se fiance avec une étudiante en musique, Rachel Steinberg. Après leur mariage à Vienne l’année suivante, ils prennent le bateau pour l’Angleterre, afin qu’elle puisse étudier au Royal College of Music.

    La création de la première Cour internationale de justice internationale, à la suite du traité de Versailles, va orienter le travail de Lauterpacht : d’autres doctorats, une reconnaissance plus large, un poste de maître de conférences en droit, lui permettent d’aller de l’avant. La protection des droits humains lui paraît une nécessité vitale – ce qui ne l’empêche pas de reprocher à sa mère venue voir son premier petit-fils à Londres de vernir ses ongles et à son épouse de s’être fait couper les cheveux à la Louise Brooks : « Des droits individuels, oui, mais pas pour la femme ou la  mère », note l’auteur.

    Des photographies en noir et blanc permettent de se représenter les personnes, les lieux, tout au long de Retour à Lemberg. L’accès d’Hitler au pouvoir en 1933 pousse Lauterpacht à écrire sur « la persécution des Juifs en Allemagne » et à inciter ses parents à quitter Lwów pour Londres, mais ils refusent. Eli, le fils de Lauterpacht, interrogé par Sands, dira n’avoir jamais parlé de ces choses avec son père ; ce qui se passait en Pologne était tabou chez eux, il ne parlait que de son travail.

    On découvrira comment le juriste sera présenté en décembre 1940, lors d’une tournée de conférences en Amérique, au procureur général des Etats-Unis Robert Jackson, nommé par Roosevelt, et comment la seconde guerre mondiale oblige à avancer au sujet des « crimes contre l’humanité », dont la définition est âprement discutée. Un point-virgule sera remplacé par une virgule, ce qui aura des conséquences importantes.

    Après un chapitre sur les recherches concernant Miss Tilney, dont l’adresse se trouvait dans les papiers du grand-père Leon, l’histoire étonnante d’une femme de conviction et d’action, c’est le parcours de Raphael Lemkin, l’inventeur du terme « génocide », que Philippe Sands retrace, de Lwów à Varsovie, de Vilnius en Suède d’où il gagne l’Union soviétique, de Vladivostok en bateau jusqu’au Japon, puis Vancouver, Seattle, Chicago, la Caroline du Nord.

    Invité à parler de la situation en Europe, Lemkin écrit plus de sept cents pages sur l’Occupation et renonce aux mots « barbarie » et « vandalisme » pour intituler un chapitre de son livre « Génocide ». Cette analyse « détaillée et inédite » est publiée en novembre 1944. Quand après la guerre, Lemkin est consulté pour fixer les termes de l’acte d’accusation à Nuremberg, il sera soulagé d’y avoir fait entrer, malgré certaines réticences, le crime de « génocide ».

    On découvrira dans la seconde moitié de l’essai-récit-enquête de Philippe Sands d’autres intervenants liés à Lemberg, qui est l’homme d’une photo gardée par son grand-père, et puis surtout Hans Frank, ami de Richard Strauss, avocat d’Hitler, l’un des principaux juristes du national-socialisme, « le roi » pendant cinq ans d’une Pologne occupée – avec une femme, une maîtresse, cinq enfants, un  Journal détaillé (38 volumes) et une collection de toiles dont La dame à l’Hermine de Léonard de Vinci.

    On retrouvera Frank sur le banc des accusés à Nuremberg. Philippe Sands décrit les préparatifs du procès, le lobbying de Lauterpacht et les efforts de Lemkin, chacun défendant leur concept, le premier avec pragmatisme et discrétion, le second avec passion et acharnement. Fruit de six années de recherche et d’écriture, mêlant les récits personnels, les rencontres parfois improbables, à une histoire plus vaste, Retour à Lemberg de Philippe Sands est un livre de référence, qui a reçu le prix du Livre européen 2018, entre autres. Comme l’ont été pour moi, mutatis mutandis, Voyage au pays des ze-ka de Julius Margolin  et Terres de sang de Timothy Snyder, c’est une lecture majeure.

  • Seul au monde

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« D’après les archives, Zolkiew est le berceau de la famille. Malke [la mère de Leon, née Flaschner] et ses parents y sont nés. Malke elle-même est la première de cinq enfants, et la seule fille. Toujours d’après les archives, Leon a quatre oncles – Josel (né en 1872), Leibus (1875), Nathan (1877) et Aharon (1879) –, tous se sont mariés, tous ont eu des enfants ; Leon avait donc une grande famille à Zolkiew. L’oncle de Malke, Meijer, avait également une ribambelle d’enfants, offrant à Leon une multitude de cousins du second et du troisième degré. La branche Flaschner de la famille de Zolkiew, environ soixante-dix individus, représentait ainsi au bas mot un pour cent de la population de la ville. Jamais, pendant toutes ces années où j’ai connu Leon, il n’a mentionné ne serait-ce qu’un seul membre de sa famille. Il a toujours semblé être seul au monde. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    Photo de Leon Buchholz enfant © Philippe Sands