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Théâtre - Page 8

  • La servante

    « Petite lumière discrète dans les entrailles obscures d’un théâtre déserté et silencieux, la servante veille. C’est ainsi qu’on la nomme. Elle veille sur le sommeil des coulisses, sur celui de la scène où les voix se sont tues jusqu’au prochain lever de rideau, sur l’immobilité des décors, la vacuité de la salle où le public a laissé derrière lui une traîne qui flotte au-dessus des fauteuils, une note suspendue, à peine audible, qui peu à peu s’évanouit. »

    Michèle Lesbre, La petite trotteuse

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  • Souvenir

    « Ce souvenir m’a suivi longtemps. J’y pensais chaque fois que je voyais sur un visage le signe d’un égarement furtif, une sorte de peur, de désarroi qui surgit de la façon la plus inattendue, pendant une conversation banale, par exemple.
    C’est l’aveu d’une vie non accomplie. Mais parfois un événement déterminant survient – grande joie ou grand malheur – qui vient nouer pour toujours un destin. »

     

    Paul Willems (1983)

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  • L'ombre du chat

    « Je m’appelle Astrophe, je suis un chat. » Ce sont les premiers mots de Nuit avec ombres en couleurs, un texte de Paul Willems présenté au Rideau de Bruxelles jusqu’au 27 février, dans une mise en scène de Frédéric Dussenne. Willems et le Rideau, une longue amitié. Peut-être, sûrement si vous y étiez, vous souvenez-vous du féerique Il pleut dans ma maison, du non moins poétique Elle disait dormir pour mourir, pages inoubliables dans le grand livre du Rideau au Palais des Beaux-Arts (Bozar) ?

    Pas tout à fait une pièce, plus qu’un long poème, Nuit avec ombres en couleurs
    pose de façon plus grave les questions essentielles de l’amour, de la vie et de la mort. Neuf jeunes acteurs les portent avec conviction sur un praticable incliné vers la salle, seul décor dans la boîte noire de l’Auditorium Paul Willems qui accueille les spectacles du Rideau en attendant mieux. Pour nous y faire voir un arbre, un terrain vague, de l’eau, du vent, il y a les mots, et la musique de Pascal Charpentier.

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    En 1983, au Théâtre National (alors de Belgique), l’écrivain de Missembourg avait raconté ce souvenir d’une promenade dans Londres, par une belle journée de juin, quand il avait dix-neuf ans. Les passants avaient tous des ombres et passaient sans se voir, alors qu’il aurait suffi de s’arrêter et de se sourire. Mais leurs ombres, elles, avaient l’air de s’aimer, glissaient l’une sur l’autre avant de se quitter à regret.

    Que dit Astrophe, le chat noir, à son ombre blanche ? Le chat philosophe pour qui les palissades, la nuit, sont les livres du hasard ? Qu’il y a d’abord Vincent et Josée, sa sœur. Ils entrent en scène. Aline vient de mourir et Vincent est plein du sourire qu’il a recueilli sur le visage de la jeune morte. Josée ne supporte pas de voir et d’entendre son frère plein d’Aline encore, elle voudrait être tout pour lui, sa sœur, son épouse, sa mère. Elle l’empêche de retourner vers l’arbre où Aline et lui se sont vus la dernière fois, lui promet d’y aller avec lui, plus tard. Pour Vincent, il n’y a qu’Aline ; pour Josée, il n’y a que Vincent.

    Ensuite apparaît Madame Van K., suivie comme son ombre par Eugène et César. Elle est riche, mais elle n’a pas tout. Elle se voudrait spécialiste en sanglots, elle qui aime tout de la vie. Eugène est l’amoureux de la riche Mme Van K., César son factotum. Elle est leur Godot attendu, à ces Vladimir et Estragon. Eugène acquiesce à tous les désirs de sa dame, la couvre de « ma chérie », de caresses et de mots rassurants. Quand il est en congé, le trouble César en profite pour la cajoler un peu lui aussi.
    Mme Van K. les emmène passer la nuit sur son terrain vague de quelques hectares – une de ses propriétés.

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    Affiche du spectacle © signelazer.com

    Bella et son ombre parfois rose, parfois bleue, complètent la troupe des passants. La jeune femme est mariée mais seule. Alec, son mari, passe son temps dans le
    coffre-fort de la banque avec sa secrétaire, en tout bien tout honneur. Bella en profite pour retourner à la maison de fougères où elle emmenait son petit garçon perdu, Rik, qui s’y montre parfois. « Tous les enfants sont perdus. Tous les enfants sont trouvés. »

    Un an après la mort d’Aline, Vincent erre non loin de l’arbre et y rencontre Bella. Eblouie par son sourire, Bella le presse de questions, lui donne des lacets dorés pour attacher ses souliers - et son adresse. Vincent qui n’a plus parlé depuis un an, qui vient de s’échapper de l’Institut où l’a mis sa sœur pour le protéger de ses envies suicidaires, Vincent retrouve la parole.

    On peut compter sur Astrophe le chat et sur son ombre pour les commentaires, les récits, les aphorismes. « Nous sommes tout pour tous et rien pour personne. » Centrés sur leurs blessures, les personnages de Paul Willems n’en sont pas moins ouverts aux rencontres. Hantés par la mort, ils cherchent à vivre. J’aimerais relire le texte (indisponible) de Nuit avec ombres en couleurs pour mieux comprendre la magie qui relie entre eux les moments du spectacle, pour réentendre les phrases simples et denses qui le jalonnent. Frédéric Dussenne écrit de l’œuvre de Paul Willems : « Elle parle de nous. De ce que nous sommes, dans ce lieu-ci du monde. De ce que nous avons été. De ce que nous pourrions devenir. »

  • En mode mineur

    A côté des tout grands, des flamboyants, des visionnaires, des écrivains en mode mineur peuplent les bibliothèques. C’est le cas de Jean-Pierre Milovanoff, dont le charme discret opère encore une fois dans Tout sauf un ange (2006), un roman dans les coulisses du théâtre. D’où vient ce charme ? D’une écriture retenue mais palpitante ? Du ton confidentiel ? Comme dans son Goncourt des Lycéens, Le maître des paons (1997), comme dans Russe blanc (1995), son autobiographie, il y a une maison au cœur de ce roman, celle que Jean-Simon Blaize achète pour « être au large » dans ses vieux jours après avoir toujours vécu à l’étroit à Paris. A quarante ans, ce comédien décide de quitter la scène et la ville.

     

    C’est un récit à trois voix. En plus de Blaize, le narrateur principal, Milovanoff donne la parole à Cora Eden, une ancienne amie de Jean-Simon et une actrice qui se cherche, et à Georges Vilanovitch, dit Georgio, un metteur en scène célèbre et tyrannique, dont elle devient l’assistante. Vilanovitch lui conseille d’approfondir ses talents comiques avec Gladius, un grand clown, et s’arrange pour qu’elle puisse faire un stage avec lui. Blaize et Vilanovitch sont amis, le premier n’a pas l’ambition du second : « Je ne sais plus chez quel romancier russe j’ai lu que le monde est peuplé de velléitaires tourmentés par leurs illusions, de talents méconnus ou mal employés et de figurants. J’appartiens à ces trois catégories. »

     

    Marthe Guillain (1890-1974) Roulottes de cirque.jpg

     

    Claudia Gomez, agente immobilière, lui propose de visiter un ancien relais de poste dans les Cévennes. La façade est plutôt rébarbative derrière des hortensias bleus flétris. La demeure, au-dessus de ses moyens, a pourtant de quoi plaire, de vastes pièces, un jardin ensoleillé. Et Mme Gomez parle d’une voix de violoncelle « grave, chaude, nocturne, un peu froissée » qui le trouble. Georgio, à qui il dit au téléphone ne pas vouloir finir ses jours dans ce Titanic, rétorque : « Qui te parle de finir ? Il s’agit de commencer. La vie, c’est une suite de débuts… » Affaire conclue. Blaize l’achète. Claudia qui habite à cinq kilomètres de là se réjouit de l’avoir pour voisin –
    et inversement.

     

    « Tout le bonheur est dans l’oubli de nos vies ratées. Je n’en revenais pas d’avoir si vite coupé les ponts avec l’histrion de naguère et d’en ressentir tant
    de joie. »
    D’une pièce à l’étage, qui ouvre sur le jardin par une terrasse, Jean-Simon Blaize fait son bureau et se met à écrire, inspiré. Quand il rencontre les Gomez faisant leurs courses avec leurs enfants, il apprend par le mari un secret touchant sa maison que Claudia lui a dissimulé. Se sentant trahi, il l'invite tout de même à sa « petite fête inaugurale », ainsi que ses voisins et ses anciens compagnons de théâtre. Cora a dû insister auprès de Vilanovitch pour pouvoir y participer. Elle confie à Jean-Simon son inquiétude pour leur ami, de plus en plus irritable, intraitable avec ses acteurs et avec lui-même – « Georgio est tout sauf un ange ».

     

    Auprès de Gladius, Cora apprend l’art du clown : « Le clown n’est pas un amuseur. Il ne joue pas, il ne compose pas, il ne s’abêtit jamais, il travaille, il expérimente. Pour échapper aux conséquences de ses bévues, il en imagine d’autres. Et il se dépense en pure perte. Chez lui tout est en excès, tout déborde : les cris, les larmes, les idées, le bon vouloir et la mauvaise volonté. C’est un enfant hyperactif qui se heurte à la matière… » Malgré ses maladresses, Gladius lui trouve quelque chose, « une silhouette », et tombe même amoureux d’elle.

     

    Blaize a-t-il tout de même une chance auprès de Claudia Gomez ? Cora va-t-elle trouver son jeu ? Jusqu’où ira Vilanovitch dans sa véhémence ? Celui-ci n’a pas craint d’accabler son meilleur ami -  « Tu ne brûles pas ta vie. Tu restes à bonne distance du feu. Tu as hérité de la prudence de plusieurs générations de bourgeois en redingote. Le théâtre pour toi a été une diversion. La vie a été une diversion… » - avant d’avouer qu’il l’envie. Lui aussi voudrait trouver le temps d’écrire. Dans cette maison, peut-être, un jour… « J’appartiens à la vieille école du sentiment », écrit Jean-Simon Blaize, alias Milovanoff ?

     

  • Pourveur / Jaoui

    O.T.N.I., objet théâtral non identifié, voilà la formule qui me trottait en tête en sortant de Shakespeare is dead, get over it !  de Paul Pourveur, mis en scène par Philippe Sireuil au Théâtre National (ou Shakespeare est mort, passons à autre chose). « Une machine postmoderne ».

    Pourveur, né à Anvers en 1952, écrit ses œuvres dans deux de nos langues nationales, c’est à souligner. Nietzsche a tué Dieu, lui tue Shakespeare, c’est-à-dire qu’il le dévore pour construire l’histoire contemporaine de William et Anna – ni le grand Will ni Anne Hathaway, son épouse – mais un antimondialiste de quarante ans employé chez GAP et une actrice shakespearienne qui ne dit pas son âge. Sujet : comment ces deux-là vont-ils s’aimer, ou pas, au temps des multinationales, de la pollution et des trains à grande vitesse ?

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    Dans la petite salle du National, on s’installe en face d’un portrait de Shakespeare sur le mur de scène. Dans le bas, quatre battants servent de portes aux quatre acteurs ; dans le haut, quatre ouvertures pour des écrans vidéos. Sireuil a monté une mécanique de précision bien carrée, parfaitement réglée. Images et musiques, voix off, comédiens, on ne sait pas trop où porter son attention au début.

    L’action prend forme avec l’arrivée du couple principal, incarné par Marie Lecomte et Vincent Minne (elle fut une inoubliable Célimène, lui un mémorable Tartuffe dans les derniers Molière proposés par Sireuil au National). A leurs côtés, Olivia Carrère et Yvain Juillard se prêtent à tous les rôles – annonceur, témoin, messager, infirmière, guide - et sont souvent drôles. Comment expliquer ce qui se passe sur la scène ? Ces quatre-là ne se parlent pas, ils nous parlent. Ils affrontent le public de près, souvent à l’avant-scène. Les amoureux qui s’interrogent sur leur destin ne dialoguent pas vraiment, ils racontent leurs rencontres : les « répondit-il » et « pensa-t-elle » qu’on ne supporte plus dans un roman abondent ici, créant un effet de distanciation tel qu’on ne s’émeut guère. Les grands thèmes ne manquent pas – amour et désir, travail et société, écologie, jalousie, mort – mais on se sent plutôt comme au cirque, on apprécie le numéro, on rit même.

    Pourveur ne croit plus au théâtre des sentiments, il veut dire les choses d’une manière qui corresponde mieux à notre époque. Pari tenu. Le spectacle montre des individus égarés dans le mouvement saccadé du monde. Shakespeare is dead, get over it !  assemble des fragments d’existence : « Le texte, plus qu’une pièce, c’est un puzzle qui s’offre au spectateur, pour qu’il le reconstitue, selon ses vérités et ses désirs », commente Philippe Sireuil. La pièce bouscule la chronologie, l’espace : manifestation à Prague, visite de la maison natale de Shakespeare, errance en voiture au bord d’un canal à Bruxelles, randonnée loufoque à Elseneur. Plutôt « gadget », l’affichage électronique, sur le côté de la scène, des intentions dramaturgiques (« mythologize », « demythologize », « construct », « deconstruct », etc.).

    Mais c’est bien du théâtre, des signes, des mots – les derniers qui s’impriment sur l’écran sont d’ailleurs percutants. Dans ce kaléidoscope audio-visuel, un refrain, « Vivez proprement. Pensez au suivant », ne fait pas rire à chaque coup. Les comédiens disent leur texte sans faillir, avec une belle énergie qui fait tenir le tout. Le spectacle est réussi. Et après ? Parti à l’assaut des conventions, comme le « nouveau roman » au siècle dernier, le théâtre ici vire au spectaculaire, mais perd son âme. On se sent loin, très loin d’un Shakespeare, en effet. «  A mon avis, n'importe quelle pièce écrite aujourd'hui raconte plus sur le monde que les œuvres complètes de Shakespeare. », Pourveur ne manque pas d’air.

    Quel contraste avec l’humanité qui crève le grand écran dans Parlez-moi de la pluie d’Agnès Jaoui ! La réalisatrice y campe une femme forte, Agathe Villanova, qui s’engage en politique. Elle accepte la proposition de deux complices (Bacri, plus présent que jamais, et un émouvant Jamel Debbouze, tout en retenue) qui vont réaliser son portrait, l’interroger, la filmer, à l’occasion d’un déplacement en Provence. Agathe retrouve sa sœur dans la maison familiale, bien qu’elle préfère s’installer à l’hôtel avec son compagnon. Les gros plans affleurent les visages, les conversations sonnent juste, les silences en disent long, le drôle et le grave se côtoient comme dans
    la vie. Acteurs connus ou rôles secondaires, ces gens se parlent et cela nous parle, beaucoup.