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Théâtre - Page 8

  • L'ombre du chat

    « Je m’appelle Astrophe, je suis un chat. » Ce sont les premiers mots de Nuit avec ombres en couleurs, un texte de Paul Willems présenté au Rideau de Bruxelles jusqu’au 27 février, dans une mise en scène de Frédéric Dussenne. Willems et le Rideau, une longue amitié. Peut-être, sûrement si vous y étiez, vous souvenez-vous du féerique Il pleut dans ma maison, du non moins poétique Elle disait dormir pour mourir, pages inoubliables dans le grand livre du Rideau au Palais des Beaux-Arts (Bozar) ?

    Pas tout à fait une pièce, plus qu’un long poème, Nuit avec ombres en couleurs
    pose de façon plus grave les questions essentielles de l’amour, de la vie et de la mort. Neuf jeunes acteurs les portent avec conviction sur un praticable incliné vers la salle, seul décor dans la boîte noire de l’Auditorium Paul Willems qui accueille les spectacles du Rideau en attendant mieux. Pour nous y faire voir un arbre, un terrain vague, de l’eau, du vent, il y a les mots, et la musique de Pascal Charpentier.

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    En 1983, au Théâtre National (alors de Belgique), l’écrivain de Missembourg avait raconté ce souvenir d’une promenade dans Londres, par une belle journée de juin, quand il avait dix-neuf ans. Les passants avaient tous des ombres et passaient sans se voir, alors qu’il aurait suffi de s’arrêter et de se sourire. Mais leurs ombres, elles, avaient l’air de s’aimer, glissaient l’une sur l’autre avant de se quitter à regret.

    Que dit Astrophe, le chat noir, à son ombre blanche ? Le chat philosophe pour qui les palissades, la nuit, sont les livres du hasard ? Qu’il y a d’abord Vincent et Josée, sa sœur. Ils entrent en scène. Aline vient de mourir et Vincent est plein du sourire qu’il a recueilli sur le visage de la jeune morte. Josée ne supporte pas de voir et d’entendre son frère plein d’Aline encore, elle voudrait être tout pour lui, sa sœur, son épouse, sa mère. Elle l’empêche de retourner vers l’arbre où Aline et lui se sont vus la dernière fois, lui promet d’y aller avec lui, plus tard. Pour Vincent, il n’y a qu’Aline ; pour Josée, il n’y a que Vincent.

    Ensuite apparaît Madame Van K., suivie comme son ombre par Eugène et César. Elle est riche, mais elle n’a pas tout. Elle se voudrait spécialiste en sanglots, elle qui aime tout de la vie. Eugène est l’amoureux de la riche Mme Van K., César son factotum. Elle est leur Godot attendu, à ces Vladimir et Estragon. Eugène acquiesce à tous les désirs de sa dame, la couvre de « ma chérie », de caresses et de mots rassurants. Quand il est en congé, le trouble César en profite pour la cajoler un peu lui aussi.
    Mme Van K. les emmène passer la nuit sur son terrain vague de quelques hectares – une de ses propriétés.

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    Affiche du spectacle © signelazer.com

    Bella et son ombre parfois rose, parfois bleue, complètent la troupe des passants. La jeune femme est mariée mais seule. Alec, son mari, passe son temps dans le
    coffre-fort de la banque avec sa secrétaire, en tout bien tout honneur. Bella en profite pour retourner à la maison de fougères où elle emmenait son petit garçon perdu, Rik, qui s’y montre parfois. « Tous les enfants sont perdus. Tous les enfants sont trouvés. »

    Un an après la mort d’Aline, Vincent erre non loin de l’arbre et y rencontre Bella. Eblouie par son sourire, Bella le presse de questions, lui donne des lacets dorés pour attacher ses souliers - et son adresse. Vincent qui n’a plus parlé depuis un an, qui vient de s’échapper de l’Institut où l’a mis sa sœur pour le protéger de ses envies suicidaires, Vincent retrouve la parole.

    On peut compter sur Astrophe le chat et sur son ombre pour les commentaires, les récits, les aphorismes. « Nous sommes tout pour tous et rien pour personne. » Centrés sur leurs blessures, les personnages de Paul Willems n’en sont pas moins ouverts aux rencontres. Hantés par la mort, ils cherchent à vivre. J’aimerais relire le texte (indisponible) de Nuit avec ombres en couleurs pour mieux comprendre la magie qui relie entre eux les moments du spectacle, pour réentendre les phrases simples et denses qui le jalonnent. Frédéric Dussenne écrit de l’œuvre de Paul Willems : « Elle parle de nous. De ce que nous sommes, dans ce lieu-ci du monde. De ce que nous avons été. De ce que nous pourrions devenir. »

  • En mode mineur

    A côté des tout grands, des flamboyants, des visionnaires, des écrivains en mode mineur peuplent les bibliothèques. C’est le cas de Jean-Pierre Milovanoff, dont le charme discret opère encore une fois dans Tout sauf un ange (2006), un roman dans les coulisses du théâtre. D’où vient ce charme ? D’une écriture retenue mais palpitante ? Du ton confidentiel ? Comme dans son Goncourt des Lycéens, Le maître des paons (1997), comme dans Russe blanc (1995), son autobiographie, il y a une maison au cœur de ce roman, celle que Jean-Simon Blaize achète pour « être au large » dans ses vieux jours après avoir toujours vécu à l’étroit à Paris. A quarante ans, ce comédien décide de quitter la scène et la ville.

     

    C’est un récit à trois voix. En plus de Blaize, le narrateur principal, Milovanoff donne la parole à Cora Eden, une ancienne amie de Jean-Simon et une actrice qui se cherche, et à Georges Vilanovitch, dit Georgio, un metteur en scène célèbre et tyrannique, dont elle devient l’assistante. Vilanovitch lui conseille d’approfondir ses talents comiques avec Gladius, un grand clown, et s’arrange pour qu’elle puisse faire un stage avec lui. Blaize et Vilanovitch sont amis, le premier n’a pas l’ambition du second : « Je ne sais plus chez quel romancier russe j’ai lu que le monde est peuplé de velléitaires tourmentés par leurs illusions, de talents méconnus ou mal employés et de figurants. J’appartiens à ces trois catégories. »

     

    Marthe Guillain (1890-1974) Roulottes de cirque.jpg

     

    Claudia Gomez, agente immobilière, lui propose de visiter un ancien relais de poste dans les Cévennes. La façade est plutôt rébarbative derrière des hortensias bleus flétris. La demeure, au-dessus de ses moyens, a pourtant de quoi plaire, de vastes pièces, un jardin ensoleillé. Et Mme Gomez parle d’une voix de violoncelle « grave, chaude, nocturne, un peu froissée » qui le trouble. Georgio, à qui il dit au téléphone ne pas vouloir finir ses jours dans ce Titanic, rétorque : « Qui te parle de finir ? Il s’agit de commencer. La vie, c’est une suite de débuts… » Affaire conclue. Blaize l’achète. Claudia qui habite à cinq kilomètres de là se réjouit de l’avoir pour voisin –
    et inversement.

     

    « Tout le bonheur est dans l’oubli de nos vies ratées. Je n’en revenais pas d’avoir si vite coupé les ponts avec l’histrion de naguère et d’en ressentir tant
    de joie. »
    D’une pièce à l’étage, qui ouvre sur le jardin par une terrasse, Jean-Simon Blaize fait son bureau et se met à écrire, inspiré. Quand il rencontre les Gomez faisant leurs courses avec leurs enfants, il apprend par le mari un secret touchant sa maison que Claudia lui a dissimulé. Se sentant trahi, il l'invite tout de même à sa « petite fête inaugurale », ainsi que ses voisins et ses anciens compagnons de théâtre. Cora a dû insister auprès de Vilanovitch pour pouvoir y participer. Elle confie à Jean-Simon son inquiétude pour leur ami, de plus en plus irritable, intraitable avec ses acteurs et avec lui-même – « Georgio est tout sauf un ange ».

     

    Auprès de Gladius, Cora apprend l’art du clown : « Le clown n’est pas un amuseur. Il ne joue pas, il ne compose pas, il ne s’abêtit jamais, il travaille, il expérimente. Pour échapper aux conséquences de ses bévues, il en imagine d’autres. Et il se dépense en pure perte. Chez lui tout est en excès, tout déborde : les cris, les larmes, les idées, le bon vouloir et la mauvaise volonté. C’est un enfant hyperactif qui se heurte à la matière… » Malgré ses maladresses, Gladius lui trouve quelque chose, « une silhouette », et tombe même amoureux d’elle.

     

    Blaize a-t-il tout de même une chance auprès de Claudia Gomez ? Cora va-t-elle trouver son jeu ? Jusqu’où ira Vilanovitch dans sa véhémence ? Celui-ci n’a pas craint d’accabler son meilleur ami -  « Tu ne brûles pas ta vie. Tu restes à bonne distance du feu. Tu as hérité de la prudence de plusieurs générations de bourgeois en redingote. Le théâtre pour toi a été une diversion. La vie a été une diversion… » - avant d’avouer qu’il l’envie. Lui aussi voudrait trouver le temps d’écrire. Dans cette maison, peut-être, un jour… « J’appartiens à la vieille école du sentiment », écrit Jean-Simon Blaize, alias Milovanoff ?

     

  • Pourveur / Jaoui

    O.T.N.I., objet théâtral non identifié, voilà la formule qui me trottait en tête en sortant de Shakespeare is dead, get over it !  de Paul Pourveur, mis en scène par Philippe Sireuil au Théâtre National (ou Shakespeare est mort, passons à autre chose). « Une machine postmoderne ».

    Pourveur, né à Anvers en 1952, écrit ses œuvres dans deux de nos langues nationales, c’est à souligner. Nietzsche a tué Dieu, lui tue Shakespeare, c’est-à-dire qu’il le dévore pour construire l’histoire contemporaine de William et Anna – ni le grand Will ni Anne Hathaway, son épouse – mais un antimondialiste de quarante ans employé chez GAP et une actrice shakespearienne qui ne dit pas son âge. Sujet : comment ces deux-là vont-ils s’aimer, ou pas, au temps des multinationales, de la pollution et des trains à grande vitesse ?

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    Dans la petite salle du National, on s’installe en face d’un portrait de Shakespeare sur le mur de scène. Dans le bas, quatre battants servent de portes aux quatre acteurs ; dans le haut, quatre ouvertures pour des écrans vidéos. Sireuil a monté une mécanique de précision bien carrée, parfaitement réglée. Images et musiques, voix off, comédiens, on ne sait pas trop où porter son attention au début.

    L’action prend forme avec l’arrivée du couple principal, incarné par Marie Lecomte et Vincent Minne (elle fut une inoubliable Célimène, lui un mémorable Tartuffe dans les derniers Molière proposés par Sireuil au National). A leurs côtés, Olivia Carrère et Yvain Juillard se prêtent à tous les rôles – annonceur, témoin, messager, infirmière, guide - et sont souvent drôles. Comment expliquer ce qui se passe sur la scène ? Ces quatre-là ne se parlent pas, ils nous parlent. Ils affrontent le public de près, souvent à l’avant-scène. Les amoureux qui s’interrogent sur leur destin ne dialoguent pas vraiment, ils racontent leurs rencontres : les « répondit-il » et « pensa-t-elle » qu’on ne supporte plus dans un roman abondent ici, créant un effet de distanciation tel qu’on ne s’émeut guère. Les grands thèmes ne manquent pas – amour et désir, travail et société, écologie, jalousie, mort – mais on se sent plutôt comme au cirque, on apprécie le numéro, on rit même.

    Pourveur ne croit plus au théâtre des sentiments, il veut dire les choses d’une manière qui corresponde mieux à notre époque. Pari tenu. Le spectacle montre des individus égarés dans le mouvement saccadé du monde. Shakespeare is dead, get over it !  assemble des fragments d’existence : « Le texte, plus qu’une pièce, c’est un puzzle qui s’offre au spectateur, pour qu’il le reconstitue, selon ses vérités et ses désirs », commente Philippe Sireuil. La pièce bouscule la chronologie, l’espace : manifestation à Prague, visite de la maison natale de Shakespeare, errance en voiture au bord d’un canal à Bruxelles, randonnée loufoque à Elseneur. Plutôt « gadget », l’affichage électronique, sur le côté de la scène, des intentions dramaturgiques (« mythologize », « demythologize », « construct », « deconstruct », etc.).

    Mais c’est bien du théâtre, des signes, des mots – les derniers qui s’impriment sur l’écran sont d’ailleurs percutants. Dans ce kaléidoscope audio-visuel, un refrain, « Vivez proprement. Pensez au suivant », ne fait pas rire à chaque coup. Les comédiens disent leur texte sans faillir, avec une belle énergie qui fait tenir le tout. Le spectacle est réussi. Et après ? Parti à l’assaut des conventions, comme le « nouveau roman » au siècle dernier, le théâtre ici vire au spectaculaire, mais perd son âme. On se sent loin, très loin d’un Shakespeare, en effet. «  A mon avis, n'importe quelle pièce écrite aujourd'hui raconte plus sur le monde que les œuvres complètes de Shakespeare. », Pourveur ne manque pas d’air.

    Quel contraste avec l’humanité qui crève le grand écran dans Parlez-moi de la pluie d’Agnès Jaoui ! La réalisatrice y campe une femme forte, Agathe Villanova, qui s’engage en politique. Elle accepte la proposition de deux complices (Bacri, plus présent que jamais, et un émouvant Jamel Debbouze, tout en retenue) qui vont réaliser son portrait, l’interroger, la filmer, à l’occasion d’un déplacement en Provence. Agathe retrouve sa sœur dans la maison familiale, bien qu’elle préfère s’installer à l’hôtel avec son compagnon. Les gros plans affleurent les visages, les conversations sonnent juste, les silences en disent long, le drôle et le grave se côtoient comme dans
    la vie. Acteurs connus ou rôles secondaires, ces gens se parlent et cela nous parle, beaucoup.

  • Des liens si doux

    Lu et relu, vu et revu, Le Misanthrope de Molière ne prend pas une ride – c’est l’avantage de la texture des grandes œuvres sur celle de la peau.

    Alceste, dès le début, préfère rester seul - « Laissez-moi, je vous prie. » -, se fâcher – « Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers. » - plutôt que renoncer à sa passion pour la sincérité, qui dérange presque tout le monde. Son ami Philinte, dont l’hypocrisie le hérisse, est le raisonnable ou le raisonneur, c’est selon : « La parfaite raison fuit toute extrémité / Et veut que l’on soit sage avec sobriété. » Célimène, la coquette et la médisante, dérange ces positions bien tranchées. C’est d’elle et non de la sincère Eliante ou de la prude Arsinoé que l’atrabilaire Alceste est amoureux fou : « Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour. » Et c’est pour cela qu’il est encore chez elle, où défilent les mondains, au lieu de leur fausser compagnie.

    Quand Oronte lui réclame son avis sur les vers ampoulés qu’il a sans doute écrits pour la belle, alors que Philinte joue le jeu - « Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! » - Alceste, furieux d'une telle flagornerie, biaise tout de même un peu, sachant l’homme susceptible, et dit ces vers que tout blogueur peut méditer aussi : « Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire / Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire » ! L’autre est froissé, le ton monte, Philinte s’interpose. On se quitte en gentilshommes : « Je suis votre valet, Monsieur, de tout mon cœur. / Et moi je suis, Monsieur, votre humble serviteur. »

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    Il faut attendre l’acte deux pour un premier face à face entre Célimène et son soupirant, dont le langage est sans détour : « Madame, voulez-vous que je vous parle net ? / De vos façons d’agir, je suis mal satisfait ; / Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble, / Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble. » La belle a trop d’esprit pour s’en irriter, elle ironise, elle minaude, elle le rassure quand il s’effraie de ses trop nombreux soupirants : « Qu’ai-je de plus qu’eux tous, Madame, je vous prie ? » Réponse : « Le bonheur de savoir que vous êtes aimé. » La voix passive est commode, Alceste s’en contente, lui qu’on croyait plus lucide. Mais ne reconnaîtra-t-il pas ensuite, quand Arsinoé lui proposera son soutien pour obtenir une charge à la cour, qu’il ne sait point « jouer les hommes en parlant » ?

    C’est le moins qu’on puisse dire. Au quatrième acte, bouleversé par une preuve accablante de l’infidélité de Célimène, le goujat se jette aux pieds d’Eliante en lui proposant de le venger en l’épousant. Compréhensive, la sage cousine de Célimène sait « ce que c’est qu’un courroux d’un amant » et ne s’en offense pas.

    Molière, qui a donné à la comédie ses lettres de noblesse en ce dix-septième siècle où seule la tragédie était le grand genre, compose pour Alceste, confronté à celle qui le trompe, une tirade magnifique sur le sentiment amoureux. Extrait :

    « Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
    Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
    Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
    Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
    Si, pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
    Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
    Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
    Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,
    C’est une trahison, c’est une perfidie… » (IV, 3)

    L’affaire est claire, tout est dit. Non. Célimène prétend que le billet d’amour qu’il lui met sous le nez n’est pas pour Oronte, qu’elle l’a écrit… pour une femme, ce qu’Alceste ne croit pas une seconde. Alors elle se dérobe encore, se fâche à son tour, et tout ce que nous savions du misanthrope vacille : se peut-il qu’Alceste, le champion de la franchise, l’ennemi de l’hypocrisie, en arrive là ? « Efforcez-vous ici de paraître fidèle, / Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle. » Célimène a gagné, une dernière fois : « Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux, / Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous. »

    Alceste, au dénouement, écoute sans rien dire ses rivaux - lassés de leurs petits jeux ? avides de planter leurs banderilles ? – démasquer publiquement leur hôtesse. Celle-ci, dans ses lettres, assurait chacun de sa préférence, tout en se moquant des autres. Pour la première fois, pour lui seul, Célimène avoue : « J’ai tort, je le confesse ». Le misanthrope sort alors sa dernière carte. Depuis le début, il se convainc que cette jeune veuve ne s’adonne au double langage que sous l’influence des mondains. Qu’elle l’accompagne dans son « désert », il lui pardonne, il l’épouse.

    Mais « La solitude effraie une âme de vingt ans »… Coup de tonnerre dans le ciel d’Alceste : « Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux, / Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous, / Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage / De vos indignes fers pour jamais me dégage. » Le misanthrope fait pour de bon ses adieux à la société. Il laisse à Eliante et Philinte le soin d’amener, en s’épousant, le happy end de rigueur.

    Molière, dans ce chef-d’œuvre, nous amuse, nous étonne, nous émeut, nous questionne à chaque fois. « Un classique, disait Italo Calvino, est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. »

  • Hamlet ou le refus des faux-semblants

    Ce qui me frappe en relisant La tragédie d’Hamlet, Prince de Danemark (traduction de F.-V. Hugo), c’est que Shakespeare y installe d’emblée la bataille du doute et de la certitude. La pièce s’ouvre sur les conventionnels « Qui est là ? » - « Qui êtes vous vous-même ? » des officiers de la garde sur les remparts d’Elseneur. On peut voir dans ces questions l’énigme essentielle de l’œuvre. L’étrange réponse d’Horatio aux sentinelles - « Est-ce Horatio qui est là ? » - « Quelque chose de lui. » - y fait écho.

    Mais ce sont les premiers mots d’Hamlet lui-même qui révèlent son axe de conduite : le refus des faux-semblants.  Sa première réplique est un aparté. Le roi vient de s’adresser à lui : « Eh bien ! Hamlet, mon cousin et mon fils… » et Hamlet de corriger, à part, les termes choisis par son oncle, devenu son beau-père : « Un peu plus que cousin et un peu moins que fils. » Pour raisonner ce fils, trop affecté par la mort de son père, la reine lui rappelle que « c’est la règle commune : tout ce qui vit doit mourir, emporté dans l’éternité. » Elle lui demande pourquoi cette loi lui semble étrange. Hamlet, aussitôt, rectifie : « Elle me semble, Madame ! Non : elle est. Je ne connais pas les semblants. »

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    Voilà un fils ébranlé au-delà de toute mesure par la mort de son père et le remariage de sa mère, et qui se soucie en permanence de l’exactitude des mots. A Horatio, qui le salue d’un courtois « votre humble serviteur », Hamlet précise : « Monsieur mon ami, c’est le nom que nous échangerons. »      Il refuse de même qu’Horatio se traite ironiquement de vagabond, il n’en est pas un. Lorsque celui-ci évoque le père d’Hamlet, « un magnifique roi », Hamlet, à nouveau, cherche la formule appropriée : « C’était un homme : voilà ce qu’il faut dire. »

    Dire les choses telles qu’elles sont. Refuser les apparences trompeuses. Dès le premier acte, Shakespeare plonge Hamlet dans la quête amère de la vérité. Au dernier acte, Hamlet blessé souffle encore : « Il y a une trahison : qu’on la découvre ! » Dans cette tragédie où la vengeance finit par s’accomplir, la bataille des mots contre les faux-semblants n’est pas la moindre.