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Récits - Page 5

  • L'amour la mort

    Deux ans après Le Fusil de chasse, Yasushi Inoué publie trois récits, brefs mais denses, autour de l’accompli et de l’inaccompli. Les couples, chez ce maître de la prose japonaise, sont de curieuses entités, une conjonction de solitudes où l’homme et la femme ne se parlent qu’avec peine comme si ce qu’ils ressentent vraiment relevait de l’incommunicable.

     

    La Mort, l’amour et les vagues, la nouvelle éponyme, a pour décor l’hôtel Nanki, « une maison coquette, de type occidental », au bord de la mer, en haut d’une falaise. « « Vraiment idéal ! » pensa Sugi. C’était la première fois qu’il se réjouissait d’avoir trouvé un endroit convenable pour se donner la mort. »
    A trente-huit ans, à la suite de maladresses, de malchance aussi, l’homme a dilapidé la fortune héritée de son père, un excellent banquier. D’un jour à l’autre, sa photo sera dans le journal, et ce déshonneur lui paraît pire que la mort. Sugi s’offre trois jours pour lire le Voyage en Orient de Guillaume de Rubrouck, un prêtre, une lecture qu’il désire faire depuis longtemps. Ce sera « son dernier luxe »,  puis il en finira avec la vie. Ce qu’il n’a pas prévu, c’est qu’en ce mois de septembre, quelqu’un d’autre a réservé une chambre à l’hôtel, une femme. Le garçon d’hôtel lui a permis de regarder sa fiche où elle a noté : « Objet du séjour : MORS ».
     

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    A l’heure du repas, le premier soir, Sugi accepte que la jeune femme et lui partagent une même table. Nami, vingt-trois ans, est belle et silencieuse, absorbée dans ses pensées. Sugi ne lui cache pas ce qu’il sait, elle insiste alors pour qu’il ne dérange en aucune façon son projet. Rien à craindre. Pour Sugi, l’être humain est libre de choisir sa mort. Nami lui confie qu’elle vient de rompre et lui demande, au cas où quelqu’un viendrait à sa recherche, de lui donner une rose rouge, une fleur artificielle qu’elle lui tend, ou de la jeter si personne ne se présente. Mais ce n’est pas si facile de se jeter du haut d’une falaise, se dit Sugi en cheminant sur le sentier au bord du précipice. Devant « le spectacle splendide » à ses pieds, « il fut surpris d’entendre tout en bas le bruit des vagues venant frapper d’innombrables écueils. » Pour l’un comme pour l’autre, la présence d’un témoin change la donne. On verra jusqu’à quel point.

     

    La deuxième nouvelle, Le jardin de pierres, se déroule à Kyôto, « l’ancienne et paisible capitale » où Uomi a passé sa jeunesse. En voyage de noces, il veut faire découvrir à son épouse Mitsuko ses endroits préférés, « se promener, tendrement serrés l’un contre l’autre, comme les jeunes mariés qu’ils étaient ». Ensemble, ils visitent le pavillon de thé du Ninnaji, puis marchent jusqu’au jardin de pierres du Ryôanji. « L’air et la lumière étaient d’une pureté inimaginable à Tôkyô. »

     

    Pour Uomi, ce jardin est lié à des souvenirs marquants. Etudiant, il s’y promenait avec son meilleur ami, Totsuka, avec qui  il partageait tout. Amoureux tous deux d’une hôtesse de bar, Rumi, c’est ici qu’ils se sont bagarrés pour elle, et que Totsuka a renoncé à son amour et même à ses études. Uomi et Rumi ont vécu quelque temps ensemble, puis se sont séparés, ici même. Est-ce vraiment une bonne idée pour le jeune couple de fouler à nouveau ce lieu si beau et si fatal ?

    Anniversaire de mariage raconte les souvenirs conjugaux de Karaki Shunkichi. A trente-sept ans, il vient de perdre sa femme. L’idée de se remarier, que lui souffle son entourage, lui répugne. Non qu’il soit inconsolable, « Kanako était bavarde et entêtée et cela l’agaçait ». Mais ce modeste comptable partageait avec elle un vice inavouable : l’avarice. En réalité, il leur a toujours fallu économiser pour nouer les deux bouts. Deux ans plus tôt, Mitsuko était rentré chez lui avec une étonnante nouvelle ; il avait gagné dix mille yens ! Ils avaient envisagé alors de mettre la moitié de côté et de dépenser le reste en se rendant à Hakone, en y logeant à l’hôtel, ce qui ôterait à Kanako la honte de n’être jamais partie en voyage de noces. Le jour de leur cinquième anniversaire de mariage, ils se mettent donc en route. Un voyage inénarrable, où la joie du dépaysement se marie au désir de ne rien dépenser inutilement, ce qui les conduit, inévitablement, vers une tout autre destination que prévu. Inoué porte sur l’amour, sur ce qui lie entre eux les êtres, un regard d’une terrible ironie, et c’est peu dire.

  • Ailleurs

    Belge de langue néerlandaise, Lieve Joris propose dans La chanteuse de Zanzibar (1995) des récits rédigés entre 1988 et 1991. Ecrivaine et journaliste, elle relate huit rencontres, attentive aux personnes, aux lieux, aux ambiances, et bien sûr aux préoccupations de ses interlocuteurs. En Tanzanie, Aziza, la chanteuse éponyme avec qui elle se rend à une soirée sur l’île de Zanzibar, lui montre un peu sa vie et celle de ses amies, entre maris et rivales. Au Zaïre, des Polonais l’accompagnent à Kokolo, auprès du Père Gérard qui a décidé de célébrer « Noël en forêt vierge ». Au Sénégal, on lui arrange une entrevue avec le roi Diola. Tout le monde attend la pluie à Oussouye, c’est le moment des sacrifices rituels. Ailleurs encore en Afrique, ce sera la pesante atmosphère d’une maison de sœurs chez qui elle a trouvé une chambre.

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    « Avec V.S. Naipaul à Trinitad » est le plus long récit du recueil. Cette fois, Lieve Joris s’exprime davantage sur les raisons de sa présence : interviewer l’écrivain indien dans son île natale. Elle fait connaissance avec ses proches, en attendant son arrivée, et retrouve partout les personnages de ses premiers romans. « Kamla, la sœur aînée de Naipaul chez qui il loge le plus souvent lorsqu’il est à Trinidad, passe me prendre pour une petite excursion dans l’île. C’est un dimanche radieux, j’ai été réveillée par les chants d’église et maintenant, des femmes passent coiffées de superbes chapeaux, et des fillettes en robes blanches, des nœuds rouges dans les cheveux. »

    Quand elle le rencontre enfin, l’homme paraît énigmatique, facilement contrarié, mais tout de même bienveillant à son égard. « On revient de temps à autre en espérant voir du nouveau », dit-il pour expliquer son séjour. A propos des origines de sa vocation littéraire, il cite un trait de famille : « Observation aiguë – nous avons hérité cela de notre père. Quand je rencontre des gens, je vois aussitôt leurs travers : bassesse, grossièreté, vanité, toujours les défauts d’abord. » Elle l’interroge sur ses études de littérature anglaise à Oxford, sur sa vie en Angleterre. Un jour où il y a du monde chez sa sœur, un repas de famille animé, Naipaul interpelle Lieve Joris : « Tu n’entends pas ? Fais bien attention. – Quoi donc ? – Tout le monde parle, personne n’écoute. » Il a raison. « Moi, je suis un auditeur, dit-il, et toi, qu’est-ce que tu es ? » De promenade en soirée, une connivence s’installe.

    Ensuite nous voilà au Caire, avec Naguib Mahfouz., dont les journées sont parfaitement réglées, de sorte que chacune sait où le croiser selon le jour et l’heure. « Le Caire est à Mahfouz ce que Paris fut à Zola, Londres à Dickens. Comme d’autres ont parcouru le monde, lui a sillonné sa ville ; il a nommé ses rues, décrit ses habitants jusque dans les moindres détails. » Le Prix Nobel de littérature changea sa vie en 1988 : sollicitations continuelles, quasi plus de temps pour écrire. « Un serviteur de Monsieur Nobel, voilà comment lui se perçoit. » Le vendredi après-midi, tout le monde sait le trouver au casino Kasr el-Nil. Journalistes, jeunes écrivains, ingénieurs « le tiennent informé de ce qui se passe dans sa ville ». On discute, on se chamaille, on rit. « Au bout de la table, Mahfouz, absent, sourit. »

    Derniers récits : à nouveau au Caire, deux ans plus tard, Joris rencontre l’acteur Abdelaziz, désenchanté par la mainmise des Arabes du Golfe sur le cinéma égyptien, qui l’invite dans sa maison d’Al-Fayoum, sur une colline près du lac, où il s’échappe quand il étouffe en ville. Puis c’est le tour de Joseph, un journaliste libanais, qui vit désormais dans « une ville arabe tapie au sein même de Paris, avec des cafés et des restaurants où il rencontrait des amis, comme autrefois à Beyrouth. »

    Entre reportages et récits de voyage, les textes de La chanteuse de Zanzibar révèlent une personnalité tournée vers les autres, vers l’ailleurs. Avec Naipaul à Trinidad ou Mahfouz au Caire, Lieve Joris prend le temps de cadrer son sujet, laisse des temps morts donner un peu d’air au récit, et du coup le lecteur y respire mieux, comme s’il passait du statut de spectateur à celui de l’invité.

  • Quatre cahiers

    Conservés dans « les armoires bleues de Neauphle-le-Château » où elle a longtemps vécu, les quatre Cahiers de la guerre de Marguerite Duras contiennent des ébauches de récits, des souvenirs, le journal de sa vie pendant la guerre et des textes divers, inédits jusqu’en 2006. Duras avant Duras.

    Le cahier rose marbré, le premier, prépare Un barrage contre le Pacifique (1950), inspiré par le désastre de sa mère en Indochine. Enseignante et veuve de fonctionnaire, celle-ci avait cru leur fortune faite en obtenant du gouvernement général une concession de rizières. Toutes ses économies y étaient passées. Mais elle ignorait que la mer, régulièrement, noyait ces terres, et que les crabes auraient raison, jour après jour, des barrages qu’elle ferait construire pour protéger les plantations.

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    La mère et l’argent émergent de ces années-là, indissociables : « (…) ma mère nous avait inculqué un sentiment quasi sacré de l’argent. Sans lui, on était malheureux. » Quand Marguerite a quatorze ans, son frère aîné, qui étudiait en France, revient. Habituée aux coups de sa mère, « quand ses nerfs la lâchaient », elle doit subir alors la violence du frère aîné, ses injures à ce point continuelles qu’elle écrit à leur sujet : « Je ne peux les entendre sans qu’il me monte jusqu’à l’âme le goût même de ma jeunesse, elles ont le nimbe des étés passés à jamais, des colères vives et crues de mes quinze ans. »

    Cette enfance sauvage ne lui permet pas de s’intégrer dans la société blanche de Saigon, où elle découvre avec étonnement « l’amabilité » - « Je la croyais l’apanage de la richesse et du bonheur. » Sourire, bavarder, Marguerite ne l’a pas appris, et au pensionnat d’Etat où sa mère veut qu’elle fasse de bonnes études - « Je croyais en ma mère à l’égal de Dieu » - son arrogance, son accoutrement (casque colonial puis feutre d’homme, escarpins noirs vernis, robes sacs décolorées par les lessives) la séparent des autres.

    Elle-même se décrit comme « petite et assez mal faite », « brûlée par le soleil » et le visage ingrat, taciturne et buté où traîne un « mauvais regard que ma mère qualifiait de venimeux. » Un Annamite, pourtant, s’intéresse à elle, le personnage de L’amant (1984). Laid et ridicule aux yeux de Marguerite, Léo a le chic pour s’habiller à l’européenne, il a vécu à Paris, et surtout il possède une magnifique voiture, une Morris Léon-Bollée. Son argent fait rêver la famille Donnadieu, qui cherche à en tirer le maximum de profit, bien que la mère interdise à sa fille de coucher avec Léo, ce qui la déclasserait irrémédiablement. « Je pensais qu’un jour je ne serais plus battue ni insultée, qu’on m’écouterait, que je serais belle et brillante, riche, que je ne circulerais que dans des limousines, que peut-être quelqu’un d’autre que Léo m’aimerait. »

    Dans les cahiers suivants, préparatoires de La Douleur (1985), il s’agit principalement de l’attente angoissée, interminable, du retour de Robert Antelme, que Marguerite Duras a épousé en 1939. Résistant, il a été arrêté et déporté en 1944. A la fin de la guerre, partout en France, les femmes, les mères, comme elle, guettent un signe de vie des prisonniers. Les jours passent, sans information. Certaines jouent les courageuses, d’autres désespèrent, sans honte : « Les gens qui attendent avec dignité, je les méprise. Ma dignité attend aussi, comme le reste, elle a bien le temps de revenir, s’il est mort, ma dignité n’y pourra rien. » Même lire, Marguerite n’y arrive plus. « Je n’en peux plus. Je me dis : il va arriver quelque chose ce n’est pas possible. Je devrais raconter cette attente en parlant de moi à la troisième personne. Je n’existe plus à côté de cette attente. » Plus loin, « S’il meurt, la beauté du monde meurt et il fera nuit noire sur ma terre. »

    Quand il réapparaît, Robert Antelme, qui écrira L’Espèce humaine, un des livres-clés de la littérature concentrationnaire, ne pèse plus que trente-huit kilos et ne supporte qu’un peu de bouillie. Après trois semaines de repos et de soins, il recommence à manger, et c’est tout le spectacle de sa digestion qu’elle décrit crûment, en détail, fascinée par les quantités dont il se remplit, dont il se vide, dans une lente et bouleversante reconstitution de soi.

    Puis viendront des heures claires, près de l’enfant qu’elle a de Dionys Mascolo (avec qui elle vit après son divorce d'avec Antelme dont elle a eu un enfant mort-né). « Il a ri de nouveau et j’ai engouffré ma tête dans la capote de la voiture pour capter tout le bruit du rire. Du rire de mon enfant. » Dionys qui peut passer des heures à regarder la mer explique « que c’était à force de regarder un même spectacle, sans cesse renouvelé, qu’on arrivait à passer de la curiosité à l’intérêt, que c’était cela, voir. » C’est lui aussi qui la met au défi : « Un jour viendra où je répondrai à Dionys une phrase définitive. Cela fait quatre ans que je la cherche, mais je ne l’ai pas trouvée. » Duras est à la recherche de la phrase juste, cette phrase dont on dit aujourd’hui, « c’est du Duras ».

    « On ne dit pas devant moi du mal de Duras » explique Dominique Autié sur son blog où j’ai emprunté la photo de Duras. Pourquoi cette photo ? Parce que ce soir-là, le 28 septembre 1984, j’étais sur un lit d’hôpital, en soins intensifs, et qu’une bonne fée fit en sorte qu’on m’amène dans mon box une télévision pour me distraire de la seconde nuit que je devais y passer. Je me souviendrai toujours de cette magie : Duras, seule invitée de Pivot pour Apostrophes, concentrée sur ses réponses, parlant de son œuvre, de l’art et de la mort. Il y a parfois du concret qui nous relie à un écrivain, comme le montre bien Pierre Assouline dans une note récente à propos du manteau de Proust.