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Roman - Page 48

  • Paula et Stein

    L’affaire Pavel Stein de Gérald Tenenbaum est le roman d’une rencontre essentielle – un thème déjà présent dans Les Harmoniques et surtout dans Reflets des jours mauves. Chez cet écrivain et chercheur en mathématiques pures, il n’est pas de rencontre par hasard ou alors ce serait un hasard né d’un calcul de probabilités.

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    Ce roman court est le récit d’une femme, Paula. Elle se décide à l’écrire une vingtaine d’années après les faits, pour une raison qu’on ne découvre qu’à la fin. C’était « juste avant le tournant du millénaire, alors que l’on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde ». Elle a ses règles le jour où elle s’habille pour assister à une projection promotionnelle d’un film de Pavel Stein – un détail inhabituel qui surprend de même que sa manière de choisir ce qu’elle portera pour la circonstance. L’auteur a ses raisons et son personnage, ses humeurs.

    Elle n’a pas trop envie d’aller s’enfermer dans une salle obscure. Mais Stein est incontournable dans les médias : cet « écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de communication » est devenu « le Monsieur Mémoire du monde médiatique – et la bonne mauvaise conscience du monde occidental tout entier. » Né en Russie, il a grandi en Israël pendant la guerre, puis a fait le voyage en sens inverse de beaucoup de Juifs en s’installant en Europe de l’Ouest.

    Son petit livre original sur le vide ou le manque, d’abord refusé par les éditeurs, a séduit un producteur américain. Il lui fallait respecter une clause particulière : de son vivant, seul l’auteur pourrait en réaliser l’adaptation. Le succès du film l’avait propulsé à l’avant-plan sur la scène médiatique et Stein a su conserver cette place.

    Paula pense souvent à sa mère qui n’est plus là – « Il y a peu de certitudes dans l’existence. L’amour d’une mère en est une. En disparaissant, une certitude laisse un gouffre. Ou un maelström. » Depuis deux ans, Paula tient la rubrique « cinéma-théâtre sur J-Médias ». « Le regard de Paula Goldmann » commente des spectacles susceptibles « d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire ».

    La réflexion de Stein sur le mal, son « fonds de commerce », échappera-t-il au politiquement correct dans son film Les cent vingt jours de Sodome, « une allégorie biblique, sans référence, d’après lui, au regretté Pasolini » ?  Il a réalisé dix-neuf films en dix-neuf ans – « belle addition pour un spécialiste du manque ! »

    Comme un code sous-jacent, les nombres premiers s’invitent à tout propos dans ce roman : le studio quatre-vingt-dix-sept où a lieu la projection rappelle à Paula l’année de son voyage en Egypte avec Selim et de leur rupture. « Selim, à l’envers, ça donne Miles. C’est vrai qu’il m’avait fait faire un sacré bout de chemin, celui-là. » Les lettres, autre code dans L’affaire Pavel Stein. « PS », cela correspond aussi à Paula et S. Un signe ?

    Si le film projeté n’est pas génial, Paula trouve quelque chose de poignant à cette transposition du génocide nazi dans « une description actualisée de la destruction de Sodome et Gomorrhe », bien qu’elle craigne qu’il fasse plus de mal que de bien, « entre les journalistes simplificateurs et les nouveaux riches de l’holocauste ». Elle semble prête à le défendre, mais dans le brouhaha des questions posées par les journalistes une fois la lumière rallumée, la sienne récolte une réponse qui la consterne. Prise d’une colère subite, elle s’en va et décide d’aller voir sa tante, une survivante d’Auschwitz.

    L’autre personne chez qui Paula trouve toujours un appui, c’est Antoine, son meilleur ami, gay et « perpétuel amoureux », alors avec Samir, un Libanais qui lui a proposé de l’accompagner au Moyen-Orient, dans une « villa de famille ». La première fois qu’elle rencontre Samir, elle observe son regard, ses mains – quelque chose ne va pas avec le portrait qu’Antoine avait fait de lui.

    « Jamais je n’aurais imaginé que Stein vivait seul. » Sur un coup de tête, Paula l’a appelé et « le grand homme » a accepté qu’elle vienne l’interviewer chez lui. Elle trouve sa maison « un peu à l’abandon » comme lui, à cinquante-neuf ans. Elle veut l’interroger sur ce qui le motive, sans prétendre percer l’homme à jour. Pendant qu’il prépare du thé, elle remarque « un story-board ouvert sur le divan », son « film de papier », dit Stein, dont il lui demande de ne rien dire.

    C’est ce jour-là que naît entre eux une relation amoureuse inédite. Stein s’absente souvent, Paula ne l’accompagne pas partout. Ils ne partagent pas le même temps. « En fait, moi qui comptais pour le plaisir, je savais combien je comptais pour lui et, au fond, il n’y avait que cela qui comptait. Je l’attendais donc sans compter. » Quand Stein lui offre un aller-retour pour Lhassa, elle dit oui.

    Kabbale et histoire, cinéma, littérature et yoga, de nombreuses pistes se croisent dans L’affaire Pavel Stein, de façon littérale ou allusive. Dans cette histoire d’amour où les corps se rencontrent, la réflexion, les idées, les questions de conscience comptent considérablement.

  • Des choses incroyables

    zamiatine,nous,roman,1920,anticipation,littérature russe,urss,totalitarisme,culture,contre-utopie« J’ai eu l’occasion de lire et d’entendre bien des choses incroyables sur les temps où les gens vivaient encore à l’état libre, c’est-à-dire inorganisé, sauvage. Mais ce qui m’est toujours apparu le plus incroyable, c’est ceci : comment le pouvoir d’alors – même embryonnaire – a-t-il pu admettre que les gens vivent sans l’équivalent de nos Tables, sans les promenades obligatoires, sans aucune régulation des heures de repas, qu’ils aient pu se lever et se coucher quand bon leur semblait ? Il paraît même, selon certains historiens, que, à cette époque, la lumière brûlait toute la nuit dans les rues, toute la nuit il y avait des passants et des voitures. »

    Evgueni Zamiatine, Nous

    Couverture de la première édition complète de Nous en russe
    (Casa editrice Cechov / Wikimedia)

  • Nous, Zamiatine, 1920

    Evgueni Zamiatine a écrit Nous en 1920, trois ans après la révolution d’Octobre. Ce récit d’anticipation aurait inspiré Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley (écrit en 1931 à Sanary-sur-mer) et 1984 (publié en 1949) de George Orwell, qui l’a lu en français sous le titre Nous autres (première traduction en 1929). Dans un avant-propos à sa nouvelle traduction, Hélène Henry rappelle qui était Zamiatine, né en Russie en 1884 : un ingénieur naval doué et, « dès 1916, un écrivain reconnu et publié ». En 1917, il quitte le parti bolchevique dont il a d’abord partagé les idées.

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    L’URSS a interdit la publication de Nous. Des copies du texte ont circulé, une traduction, des extraits en russe à l’étranger : le régime soviétique engage alors des poursuites contre l’auteur d’un « infect pamphlet contre le socialisme ». Zamiatine démissionne de l’Union des écrivains et, en 1931, sur les conseils de Boulgakov, demande à Staline l’autorisation d’aller vivre à l’étranger. Il participe, comme Pasternak, au Congrès des écrivains de 1935 à Paris, où il meurt en 1937. Ce n’est qu’en 1952 que le texte complet de Nous paraît en russe, à New York. Les Russes n’y ont eu accès qu’en 1988.

    « Note n° 1 » (tous les chapitres sont numérotés ainsi) s’ouvre sur un extrait du Journal officiel à la gloire de l’« INTEGRALE » dont la construction s’achève : « cette machine électrique de verre qui souffle le feu » devrait permettre à « l’Etat Unitaire » de soumettre ceux qui vivent en dehors de lui pour leur apporter « un bonheur mathématiquement exact » et « les obliger à être heureux ».

    D-503, constructeur de l’INTEGRALE, ému par l’annonce, décide de prendre des notes : « Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt ce que nous pensons (oui, nous, et ce « NOUS » sera le titre que je donnerai à ces notes.) » Un ciel de printemps sans nuage coule tout « dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices ». Il admire le « grandiose ballet mécanique » sur le chantier.

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    Le « numérateur » résonne : c’est l’heure d’O-90, la femme douce et ronde avec qui il se promène durant « l’Heure privative » d’après-déjeuner, comme tous les « Numéros », en rangs par quatre, dans leurs « Tenues d’uniforme bleutées, la plaque dorée sur la poitrine – immatriculation officielle ». Il en est ébloui, comme s’il voyait ce spectacle parfait pour la première fois.

    Un rire et un visage de femme aux dents « extraordinairement blanches et aiguës » à sa droite le surprennent, comme si I-330 avait deviné ses pensées. Troublé par ses remarques inattendues et gêné par l’intervention d’O-90 pour dire qu’il « est inscrit » avec elle, il a juste le temps d’entendre son invitation à la rejoindre le surlendemain à l’amphithéâtre 112 – l’Heure privative est terminée. Juste le temps d’embrasser les yeux bleus de O en attendant leur prochain « jour sexuel », où l’on peut « baisser les stores » (à condition de posséder « un billet rose »).

    Le narrateur, quand il relit ses notes, a conscience de n’être peut-être pas assez clair pour les inconnus qui les liront sans connaître « les Tables du Temps, les Heures privatives, la Norme maternelle, la Muraille verte, le Bienfaiteur ». Il rappelle qu’après « la guerre de Deux Cents Ans », on a détruit les routes pour couper les villes les unes des autres et les séparer par une « jungle verte » dont la couverture de verre de la Muraille les protège. Dans l’Etat unitaire, tous se fondent dans un corps unique avec le même emploi du temps, à l’exception des Heures privatives (16-17h, 21-22h).

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    Ce qu’on raconte des temps anciens lui semble absurde : « Absolument ascientifique, carrément bestial. Et pour les naissances, c’est pareil : au hasard, comme les bêtes. » S’il s’est réjoui jusqu’alors de vivre dans un monde parfaitement clair et organisé, D-503 ressent pourtant des émotions nouvelles quand il se rend à une convocation pour l’amphithéâtre 112 et voit apparaître I-330 dans « le costume fantastique d’une lointaine époque : une robe noire étroitement moulante » et décolletée.

    C’en est fini de sa tranquillité d’esprit. D-503 se rend un jour avec elle à la « Vieille maison » au mobilier d’autrefois, où I-330 revêt une autre tenue originale : elle aime « se distinguer des autres », « enfreindre l’égalité ». La séduction opère. Il a beau chanter les bienfaits de l’Etat unitaire, il en découvre une faille qui va en s’élargissant. Le journal signale qu’on aurait « retrouvé les traces d’une organisation jusqu’ici demeurée insaisissable, ayant pour objectif la libération du joug bienfaisant de l’Etat. » Devrait-il la dénoncer ?

    Entre la description du fonctionnement qu’il juge idéal de son monde totalitaire et le récit de ses rendez-vous avec cette femme imprévisible, dont O-90 sera jalouse, D-503 se découvre un moi divisé, doté d’imagination, malade peut-être. Toute sa vie en est ébranlée, sa vision des choses, ses relations avec les autres, sa place dans la société. Osera-t-il se lier avec ceux qui se révoltent ?

  • Enfin

    sibilla,aleramo,une femme,roman,autobiographie,littérature italienne,condition féminine,féminisme,mariage,maternité,travail,société,écriture« Enfin, j’acceptais en moi le dur devoir de marcher seule, de lutter seule, de mettre au jour tout ce qui montait en moi de plus fort, de plus pur, de plus beau. Enfin, je rougissais de mes inutiles remords, de ma longue souffrance stérile, de la désaffection dans laquelle j’avais laissé mon esprit comme si je l’avais haï. Enfin, je goûtais la saveur de la vie comme à quinze ans. »

    Sibilla Aleramo, Une femme

  • Devenir une femme

    De Sibilla Aleramo (1876-1960), rencontrée pour la première fois en lisant Ursa minor, les éditions des femmes ont eu la bonne idée de rééditer Une femme, l’autobiographie romancée avec laquelle l’écrivaine italienne connut un grand succès en 1906. « J’ai eu une enfance libre et vive » : vous pouvez écouter Emmanuelle Riva en lire les premières pages en ligne.

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    Enfance et jeunesse, mariage, rupture : c’est le fil de sa vie qu’elle déroule jusqu’à ses trente ans – et l’écriture pour se sauver, pour témoigner. Elle dit d’abord l’adoration qu’elle avait pour son père, « le modèle lumineux de [sa] petite personne », attentif à ses études et ses lectures. Sa mère, d’origine plus modeste, pieuse, se confiait peu et subissait jusqu’aux larmes l’autorité souvent cinglante de son mari.

    Quand son père décide de quitter Milan pour diriger une entreprise chimique dans le Midi, Sibilla, douze ans, est éblouie par le soleil, la  mer, le ciel – « un immense sourire au-dessus de moi ». Ses études sont interrompues : son père fait d’elle son employée, sa future secrétaire ; la voilà devenue « un individu affairé et convaincu de l’importance de [sa] mission », s’intéressant aux grands et petits événements de l’usine, observant les ouvriers.

    Sa mère ne s’en préoccupe pas, reste timide, mal à l’aise, souvent triste. Pour la première fois, l’adolescente la voit comme « une malade très atteinte qui ne veut rien dire de son mal. » Trois ans plus tard, une tentative de suicide de sa mère confirme la menace et Sibilla se reproche de la soutenir trop peu. A quinze ans, elle se métamorphose, on la remarque et en particulier, un jeune employé de son père.

    C’est l’année des chocs : elle apprend que son père, qu’elle pensait loyal, a une maîtresse, et bientôt sa mère le sait aussi. Même si elle se croit « quelqu’un de libre et de fort », Sibilla se retrouve de plus en plus sous l’emprise d’un employé amoureux qui un jour, dans les bureaux de l’usine, pousse plus loin les caresses et la viole avant de s’enfuir – « C’était cela, appartenir à un homme ? »

    Non seulement elle n’en dit rien à personne, mais elle accepte d’être fiancée à cet homme, puis de l’épouser, comme si quitter ses parents suffirait à lui rendre la stabilité perdue. La désillusion est totale, qu’il s’agisse de sa vie conjugale ou de sa belle-famille, sans compter l’égarement de plus en plus marqué qui va conduire sa mère à l’asile. Dans ses relations, elle n’a de conversation intéressante qu’avec un jeune docteur toscan, « cultivé et d’intelligence vive ». Elle a le sentiment que tout est vain, « le bonheur et la souffrance, l’effort et la révolte : il ne restait que la noblesse de la résignation. »

    L’événement qui lui rend goût à la vie, c’est la naissance de son fils, sur qui elle reporte tout son amour. Elle voit maintenant « deux projets distincts » occuper ses pensées : aimer et éduquer son fils, exprimer dans l’art ce qui la bouleverse – « le plan d’un livre se dessinait dans ma tête. » Son mari lui est devenu indifférent, elle se reproche d’avoir négligé son « moi profond et sincère », elle répond même aux attentions d’un autre homme. La jalousie rendra son mari violent, tyrannique même, jusqu’à l’enfermer chez eux, mais elle écrit, elle renaît. « Un cycle se terminait, l’ordre se rétablissait. »

    Ses débuts d’écrivain, des notes brèves sur l’enfant, sur ses impressions, sur la vie, vont de pair avec un regard nouveau sur le monde. La tranquillité, la solitude l’amènent à lire un livre que lui avait offert son père, d’un sociologue qui éveille sa réflexion sur les situations sociales, sur la condition féminine. « Grâce aux livres je n’étais plus seule, j’étais un individu qui prêtait attention, consentait et collaborait à un effort collectif. »

    Sibilla Aleramo s’interroge sur la misère sociale, sur la manière d’éduquer un enfant. Pour elle, « la bonne mère ne doit pas être comme la [sienne] une pauvre créature à sacrifier ; elle doit être une femme, une personne humaine. » Les premières études qu’elle lit sur le « mouvement féminin en Angleterre et dans les pays scandinaves » la tirent hors de « la grande foule des inconscientes, des inertes, des résignées ». Un journal de Rome publie un petit article d’elle. « Vivre ! Je le voulais désormais non plus seulement pour mon fils, mais pour moi, pour tous. »

    En partant vivre à Rome – son mari, en dispute avec son père, a démissionné – la jeune femme va enfin trouver un travail et des relations à la hauteur de ses ambitions personnelles. L’amitié d’une dessinatrice employée par la revue qui l’a engagée, les discussions avec d’autres sur l’art et la littérature, sur la société, font émerger en elle une femme qui n’a plus peur de s’opposer à son mari, même s’il menace de lui enlever son fils. Une femme est le récit d’une dignité retrouvée.