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Roman - Page 47

  • Mensonge

    besson,l'arrière-saison,roman,littérature française,hopper,nighthawks,huis clos,peinture,culture« Louise est soulagée d’avoir prononcé le mot. Mensonge. A la fin, ce dont elle fait grief à Stephen, ce n’est pas de l’avoir quittée : après tout, c’était son droit. Non, c’est de lui avoir menti, de l’avoir flouée, manipulée peut-être, de lui avoir dissimulé d’abord ce qui survenait dans sa vie à lui, de l’avoir sciemment minimisé ensuite quand il s’est agi de passer aux aveux, d’avoir protesté de sa bonne foi alors que son insincérité était accablante, de s’être engagé à mettre un terme au désordre qu’il avait lui-même provoqué, de lui avoir enfin laissée nourrir des espoirs qu’il n’a jamais concrétisés. Elle aurait horriblement souffert, bien entendu, d’une rupture brutale qu’elle n’aurait pas vue arriver mais moins, infiniment moins, que de cette affreuse agonie, que de ce chemin de croix pavé d’humiliations. »

    Philippe Besson, L’arrière-saison

  • L'arrière-saison

    Par quel titre aborder Philippe Besson, souvent écouté lors de ses passages à La Grande Librairie mais jamais lu ? Une bibliothécaire m’a recommandé L’arrière-saison (2002), un de ses premiers romans. Et je suis donc entrée dans le tableau d’Edward Hopper sur la couverture, Nighthawks (Les rôdeurs de la nuit, selon la traduction de l’éditeur). Quatre personnages vus de la rue, dans un café éclairé : un homme et une femme au comptoir, un serveur, un autre homme vu de dos.

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    Edward Hopper, Nighthawks, 1942, Art Institute, Chicago

    Le romancier en avait mis une reproduction chez lui et un soir, il a observé « la femme en rouge de la peinture, assise au comptoir d’un café nommé Phillies, entourée de trois hommes » et ressenti « l’envie impérieuse » de raconter leur histoire (quatrième de couverture). Le roman s’ouvre dans un café à Cape Cod sur un sourire, « un sourire de presque rien, qui pourrait être le signal du bonheur. »

    Décrite à la troisième personne, voici Louise, dans « la robe rouge qu’elle affectionne », où elle se sent bien, « encore belle, encore désirable ». Ben, le serveur, « ne la regarde plus depuis des années ». Il la connaît, ils sont non pas amis mais « de connivence ». « Ainsi, ils n’oublient jamais de raconter que Louise est entrée pour la première fois chez Phillies le jour exact où Ben y entamait sa carrière de serveur, il y a neuf ans de ça maintenant. »

    Dans le café désert « comme à l’habitude, le dimanche soir », en attendant l’homme qu’elle aime, Norman, « Juste Ben et elle. Et la lumière par la baie vitrée, la belle lumière de septembre. – On a de belles arrières saisons, vous ne trouvez pas ? » Il lui sert un Martini blanc, c’est ce qu’elle boit toujours, et ils parlent de tout et de rien, de Phillies, la patronne, et ce soir de la pièce de Louise Cooper qui ouvre la saison théâtrale à Boston. « Auteur reconnu », elle en écrit une sixième pour l’instant. Ben à qui Louise envoie chaque fois un carton d’invitation s’intéresse au théâtre à cause d’elle, il n’y va que pour ses pièces.

    Louise voulait d’abord devenir comédienne, mais à vingt-six ans, « elle s’est rendue à l’évidence : elle ne serait jamais une actrice reconnue. » A présent elle a pris sa revanche, et la voilà comblée : « elle travaille pour le théâtre, elle gagne bien sa vie, la critique est généralement élogieuse. » Norman, lui, est « comédien de toutes ses fibres, et jusque dans ses hystéries, ses jalousies, ses élans amoureux. Il ignore la tiédeur. » Elle est tombée amoureuse de lui « à la première réplique de la première répétition » d’« Un matin à New York » où il tenait le rôle principal.

    « La lumière décline un peu dans le café : derrière la baie vitrée, des nuages ont fait leur apparition et voilent imperceptiblement le soleil du soir. Les arrière-saisons ont parfois quelque chose de déchirant. » Louise attend Norman, mais c’est un autre homme qui fait tinter la porte d’entrée et au regard surpris de Ben, Louise se retourne. C’est Stephen Townsend, « un revenant », le seul qui appelle Ben par son prénom complet, Benjamin. Elégant, distingué, Stephen a du charme. Elle remarque qu’il ne porte plus de lunettes.

    L’arrière-saison raconte ce qui se passe entre ces trois personnages. Louise et Stephen ont été en couple pendant cinq ans, « Ben les a connus au temps de leur « splendeur ». » Puis Stephen a épousé Rachel, ils ont deux enfants. C’est la première fois qu’il revient chez Phillies depuis tout ce temps. Louise apprend bientôt que Stephen s’est séparé de sa femme.

    Philippe Besson décrit leurs gestes, leurs silences, leurs souvenirs qui alimentent la conversation, l’arrivée du vieux Carter qui vient toujours boire une bière en remontant du port avant de rentrer chez lui. Il y a de la tension dans l’air, forcément, des comptes à régler. Ben les observe, il joue son rôle. Pourquoi Stephen est-il revenu dans ce café où il savait trouver Louise ? Comment va-t-elle réagir ? Et si Norman pouvait arriver enfin, prouver que Louise n’est plus une femme seule ?

    Ce huis clos respecte les trois unités du théâtre classique (temps, lieu, action) et change de point de vue avec chacun des personnages. Les paroles sont brèves, le récit en explore les raisons intimes, les effets, l’impact relationnel. Une soirée, une attente, un imprévu – L’arrière-saison, c’est l’histoire d’un tableau où le désir circule, sans qu’on sache où il va aboutir.

  • Signer

    damas,jacky,roman,littérature française,belgique,tolérance,juifs,chrétiens,musulmans,école,adolescence,amitié,culture« Le lierre a laissé un espace sur le mur que j’agrandis en cassant des branches à mains nues. Le mur est gris. J’hésite. Finalement je choisis blanc. Je prends mon temps pour que ce soit soigné. Je commence par : Là-bas je suis parti. Quand je suis rentré tout était mort. La vie est revenue avec Jacky. En refermant le pot, je m’en fiche plein les baskets. « Merde ! » Jacky crie que ça partira au white spirit. Je viens m’allonger à ses côtés : « Alors ? » Mon pote sourit : « Cool. » On reste longtemps à regarder notre taf. « Faut signer maintenant ! » Je le regarde : « Tout le monde saura que c’est nous. » Il éclate de rire, se lève, saisit un pinceau, ouvre le pot de peinture noire et inscrit « Jewish Rebel » tout en bas, à droite de la tête bleue, puis il me le tend, je reste quelques instants immobile, cherchant un nom qui me ressemble, soudain, ça vient et je trace « Muslim Monster » au-dessous de la signature de Jacky. »

    Geneviève Damas, Jacky

    Source de la photo (détail) :  Le village de Doel - Photographies de Sylvain Mary

  • Ibra et Jacky

    Geneviève Damas – beaucoup d’entre nous ont aimé son premier roman, Si tu passes la rivière (2011) – signe cette année Jacky, un roman qui sonne juste sur un sujet délicat, sans tomber dans les stéréotypes : la rencontre entre un jeune musulman (revenu du djihad) et un garçon juif de son âge. Jacky est aussi le titre donné par Ibrahim Bentaieb, dix-huit ans, à son travail de fin d’études (TFE) secondaires. Son professeur titulaire de classe a bien insisté : pour obtenir son diplôme, il lui faudra non seulement réussir ses trois examens de passage, mais aussi lui remettre un travail sur n’importe quel sujet qui l’intéresse, avant la délibé du mois d’août.

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    Rien ne l’inspire, à part Jacky, qu’il a rencontré en janvier. A la fin du premier trimestre, la prof de français avait annoncé à ses élèves, musulmans pour la plupart, que pour lutter contre la montée des intolérances à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles, ils participeraient à une journée d’activités avec une classe de catholiques et une classe de Juifs, pour « éprouver la tolérance » entre eux. (Damas a animé un atelier d’écriture sur ce thème : « Oser l’espoir ».) Peu enthousiastes, certains garçons avaient d’abord pensé à se procurer un certificat médical pour y échapper, mais ils étaient tout de même arrivés au Centre culturel laïc juif, « un lieu sous surveillance militaire au centre de Bruxelles ».

    Arielle, écrivain et organisatrice, les avait accueillis un par un, distribué des autocollants avec leur prénom, puis les élèves avaient été répartis en groupes dans différents locaux, ensuite en « binômes » : « Ibrahim ira avec Jacky ». Il espérait tomber sur un catholique, mais « un minus aux cheveux noirs » lui avait alors souri et tendu la main : ils avaient trois quarts d’heure pour faire connaissance. « C’était juste un garçon comme moi. Disons qu’il n’était pas différent de ce que j’aurais été si cela [qu’on découvrira plus tard] ne m’était pas arrivé. » 

    « Mon portrait de Jacky » – chacun devait rédiger le portrait de son interlocuteur sans le nommer, texte qui serait lu par quelqu’un d’autre – permet au lecteur de situer le personnage éponyme ; celui qu’il a fait d’Ibrahim ne viendra qu’à la fin du roman, comme indiqué sur le plan qui précède l’introduction. Quand Jacky Apfelbaum lui propose de rester en contact sur les réseaux sociaux, il lui a répondu qu’il ne pouvait plus les utiliser et donné son numéro de téléphone.

    Pour participer au voyage de fin d’année, Ibrahim a dû d’abord parler avec son assistante de justice et attendre l’autorisation de la juge. A son retour de Rome, il reçoit un texto de Jacky : « On se voit ? » Il file en vélo à leur rendez-vous au Bois de la Cambre, la première d’une série de rencontres où ils font connaissance et se découvrent plus proches qu’ils ne l’auraient cru ; ils deviennent amis. Ensemble, ils s’inscrivent aux vingt kilomètres de Bruxelles, vont « graffer » à Doel (la passion de Jacky). L’un habite Schaerbeek, l’autre Uccle, mais le jeune Juif de milieu aisé envie « Ibra » dont les parents sont plus présents que les siens.

    Geneviève Damas fait raconter par Ibrahim, étape par étape, le développement d’une amitié a priori improbable. Tout n’est pas idyllique dans leur relation, mais l’émotion surgit à maintes reprises et on s’attache aux deux protagonistes. Ibra et Jacky ont chacun leurs problèmes personnels et on se prend à espérer, quand les embûches se présentent, qu’ils arrivent à surmonter ce qui pourrait les éloigner l’un de l’autre.