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Récit - Page 53

  • Jeanne, son charme

    Qui a croisé la route de Jacqueline de Romilly sait avoir rencontré une grande dame, remarquable helléniste, professeur inoubliable. Jeanne, le portrait de sa mère qu’elle a écrit en 1977, après sa mort, a été publié à titre posthume en 2011, selon sa volonté. 

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    « Jeanne au bracelet d’argent »,  bracelet reçu à seize ans d’un oncle revenu d’Indochine, c’est le père d’une amie qui la surnomme ainsi. Jacqueline de Romilly le retient pour ce qu’il évoque de l’élégance de Jeanne, qui aimait se déguiser, rire, une femme pour qui « l’ironie a toujours été son arme, en même temps que son charme. » Qu’a ressenti sa mère, se demande-t-elle, à la mort de sa propre mère ? Elle se reproche de n’avoir pas été assez curieuse de la vie d’une femme qui mettait « son courage, qui était grand » à lui « éviter toute pensée triste ».
     

    Jeune, Jeanne avait des amies avec qui converser, partager ses lectures, noter « de belles pensées » dans un carnet. Pour le plaisir, avec Marie Rod, dont le père, écrivain, recevait beaucoup et correspondait avec Zola, Rodin, Proust, Verhaeren…, elle assistait au cours de Bergson et c’est là qu’elle a fait la connaissance d’un philosophe brillant et musicien fervent, quelqu’un de gai, aux belles manières mais sans le sou, socialiste, juif. Jacqueline de Romilly a retrouvé les lettres « d’une époque révolue » – les fiançailles de ses parents avaient fait scandale des deux côtés.
     

    « Joie de vivre pour un autre ». Mariée, Jeanne écrit des contes pour gagner un peu d’argent, puis c’est la naissance de Jacqueline, leur Jacquinot, leur « grenouille », un « gros bébé heureux ». Sa mère n’aime pas les gens « comme il faut » ni faire « comme tout le monde ». Son mari part à la guerre de 1914, il est tué le soir même dans la Somme, le frère de Jeanne quelques mois après. Sa mère fait tout pour préserver Jacqueline de la tristesse et met tout son art à élever son enfant sans souci visible.
     

    A Paris, dans une rue tranquille du XVIe, Jeanne leur trouve un appartement « selon son cœur », à la fois sage et original, bourgeois et fantaisiste. Des fenêtres « en plein midi », une vue sur des jardins et un acacia. Elle en arrange les pièces « pour le loisir et l’élégance », sans salle à manger, une table roulante faisant l’affaire pour leurs repas à deux. Dans la chambre de sa fille, rose et verte, elle place un tapis ancien en soie « du bon rose », lui confère comme à leur séjour « un charme incroyable ». Ingénieuse, sa mère aménage tout cela sans argent, coud, peint, garnit elle-même des sièges.
     

    Jeanne travaille huit heures par jour, du secrétariat, puis écrit un premier roman, La victoire des dieux lares (Grasset, 1923). « Femme de lettres », elle a besoin de reconnaissance, mais reste fière, conjugue liberté de l’artiste et vertus : sagesse, droiture, honnêteté. Sa famille la juge trop libre, alors qu’aujourd’hui elle paraîtrait trop bourgeoise. Lorsqu’elle entame une liaison véritable, dix ans après la mort de son mari, l’homme qu’elle aime est tué à la chasse.
     

    Jacqueline de Romilly raconte la passion de sa mère pour le théâtre, où elle a connu quelques succès sans lendemain. Elle avait beaucoup d’attaches dans ce milieu et sera déçue de ne pas voir monter ses pièces, qui passeront pour la plupart à la radio. En même temps, elle s’occupe bien de sa fille, lui achète un collier en or aux perles pleines, plus beau encore que celui, admiré, d’une petite amie riche. « Telle était, pour Jeanne, la joie de la richesse : pouvoir me donner tout ce dont j’avais un instant envie. » Avec des amis, elles voyagent, mènent une vie variée et chaleureuse. Puis Jeanne rencontre Bob qui devient son ami permanent, « officiel ». 

     

    Jacqueline connaît une adolescence aisée et brillante, grâce à sa mère très active, qui en plus d’écrire devient journaliste à la Chambre des Députés, se forme à la reliure, coud, crochète, toujours avec le goût du travail bien fait. Toutes ces occupations ne l’empêchent pas d’être gaie – « Je recevais tout. Je ne m’en étonnais pas. » Excellente élève, Jacqueline réussit bien à l’Ecole normale, se passionne pour Thucydide (dans une belle édition en sept volumes que sa mère lui a achetée chez un bouquiniste). Jeanne signe alors de son double nom, Jeanne Maxime-David, Amélie, une œuvre encensée par la critique. 

     

    C’est à cette époque qu’elle se lie avec un musicien célèbre, mari depuis peu d’une amie d’enfance, futur grand chef d’orchestre et idole de Paris, qui lui écrit de très belles lettres et qu’elles appellent le brigand : « le brigand changea nos vies ». Il leur apporte « lumière et spontanéité », Jeanne l’aide pour son courrier, puis Jacqueline aussi. Dans ses papiers, sa mère a mis à part un paquet : « A garder : Clinou et le Brigand ».

     

    La deuxième guerre mondiale vient tout bouleverser. Jacqueline est nommée professeur à Bordeaux, emmène sa mère avec elle, les rôles s’inversent. Elle se marie avec un homme d’une grande famille, avec terres et maisons. Sa belle-famille ne s’intéresse guère à Jeanne. Il leur faut déménager à Toulouse, puis à Aix-en-Provence, et se débrouiller avec le statut des juifs : son mari l’est aux trois quarts, Jacqueline le devient par son mariage. Pas de retour possible à Paris, elle perd son poste.

     

    Et pourtant sa mère prend ces années d’exil, de guerre et de peur avec allant, écrit, noue des amitiés nouvelles. Jacqueline en garde l’image d’une Jeanne encore jeune, heureuse. Le retour à Paris en octobre 1944 change la donne, les sépare. La fille de Jeanne enseigne, accompagne son mari éditeur en week-end, voyage. L’époque, les goûts ont changé, Jeanne n’arrive plus à faire accepter ses textes, même si elle travaille dans un comité de lecture des manuscrits de pièces radiophoniques, alors elle les signe d’un pseudonyme, et ses pièces diverses, étonnantes de naturel, aux dialogues excellents, connaissent le succès. 

     

    « A force d’attendre et de se battre, on vieillit et la vie passe. » Jacqueline de Romilly rend hommage à l’énergie magnifique de sa mère, que des problèmes d’audition finissent par obliger à habiter chez sa fille. Elles ne savent pas encore que leur vie à deux, à cause de circonstances inattendues, reprendra un jour, dans un autre appartement. Avec pudeur, Jacqueline de Romilly rend compte des dernières années d’une vie. Jeanne retrace le destin d’une mère et dévoile, avec ses pleins et ses manques, l’amour d’une fille éperdue de reconnaissance. Jacqueline de Romilly s’y montre sans complaisance, dans le désordre de sa mémoire. Elle a reçu de Jeanne cette grande « élégance morale » qu’elle admirait tant, le courage, et aussi quelque chose qui ne définit pas aisément, un charme fou.

     

  • Mariage

    A une Anversoise    

    « Le dégel a conduit ma cousine Elise au mariage.
    Les jeunes filles des grands ports de mer épousent souvent des étrangers. Une circonstance fortuite amène vers elles quelque marin, courtier ou marchand. Elles se marient, partent, et dans les contrées surprenantes où les mènent leurs époux, elles savent s’adapter à tout. »

    Marie Gevers, Plaisir des météores

     

  • Plaisir des météores

    Ce n’est pas la Tinker Creek d’Annie Dillard, c’est un beau domaine près d’Anvers, au nom mythique pour les amoureux des lettres belges : Missembourg. (Dans un bol à thé, j'en conserve deux noisettes, cueillies là par une amie très chère.) Marie Gevers (1883-1975) y est née, y a vécu toute sa vie, y a écrit entre autres Vie et mort d’un étang, Madame Orpha, Paix sur les champs, La Comtesse des digues, et ce Livre des douze mois que je viens de relire : Plaisir des Météores (1938), dédié « aux habitants des contrées soumises au Gulf-Stream ».

    Marie Gevers n’est jamais allée à l’école. Elle apprend le français avec sa mère dans Les aventures de Télémaque (Fénelon) et le calcul avec un instituteur, à domicile. Beaucoup d’enfants de la bourgeoisie flamande étaient alors élevés exclusivement en français. Son fils Paul Willems sera lui aussi écrivain. Son neveu Frédéric Gevers, pianiste.

    Plaisir des Météores est tout entier tourné vers le climat. « Les météores ? On a pris l’habitude de ne nommer météores que les astres errants, les étoiles filantes ou la foudre. Or, tous les phénomènes qui se passent dans l’atmosphère répondent à ce beau nom. La grêle, le brouillard et les pétales de la rose des vents sont des météores, ainsi que le givre, le grésil et le dégel, l’arc-en-ciel et le halo lunaire, et aussi, les silencieux éclairs de chaleur où se libère l’angoisse des nuits de juillet ; météores enfin le rougeoiement des couchants et les lueurs vertes de l’aube. »

    « Janvier et la glace » ouvre l’année, avec ses nuits de gel où « le ciel et la terre n’appartiennent qu’aux astres ». Marie Gevers aime épier la gelée, la surprendre au moment où elle épouse les bords des mares et « sertit jusqu’à chaque tige des roseaux morts, et jusqu’au plus infime brin de la plus légère des touffes d’herbes ! » Le froid ravive les souvenirs d’enfance, à guetter le moment où la glace sera assez solide pour porter les patineurs. Après le dégel, il est rare que le mois de février « ne nous fasse don de sept jours de printemps », et la voilà qui les guette et les raconte, pour vérifier ce vieux dicton.

    Un vent d’est rappelle la fameuse fièvre – 41 ° – d’un voisin : femme affolée, curé, médecin… qui comprend que le thermomètre a pris la température de la cheminée ! Bien sûr, Marie Gevers écrit ici avant tout le livre des saisons : « Les matins nous offrent des météores changeants et l’heure de l’équinoxe varie de l’aube à la nuit, mais on parvient toujours à découvrir le moment mystérieux où naît le printemps. » Pâquerettes, vols d’alouettes, boue, feuillaison, almanachs champêtres… Avril autour des étangs, du ruisseau porteur de messages : « Le soir, il envoie dans les prés et enroule aux arbres des rubans de brume dont seuls les peupliers émergent. »

    « La maison, le jardin étaient mon univers, mon paradis. On ne disait même pas : notre maison, notre jardin. L’absolu ne demande pas à être affirmé. » Sa mère lui montre des bergeronnettes qui construisent leur nid dans la boîte aux lettres, y appose un écriteau pour prévenir le facteur de n’y rien glisser. « Jamais le mois de mai ne parvient à épuiser toutes les beautés dont il dispose. » Arcs-en-ciel, « nuits lunaires, éclairées de rossignols », rosée… Mais les saints de glace sont les « maîtres de l’anti-mai », et le manque d’eau.

    Variations de la lumière, anecdotes, saveurs, Marie Gevers déroule en ce journal météorologique mille observations du ciel, des éléments, de la flore et de la faune dans le grand jardin de Missembourg. Les hommes y passent, à l’arrière-plan. Collectionneuse de mots pour dire tout ce qui la touche, elle s’attarde sur « azur », énumère les surnoms des plantes, cherche le « bel origan » dans un dictionnaire de botanique, prête un caractère aux arbres. Tantôt conteuse, tantôt poète, mémorialiste de Missembourg, Marie Gevers écrit Plaisir des météores en amoureuse de la vie sous toutes ses formes, traverse pour nous l’automne, retrouve les jours et les nuits de neige. Mais n’avançons pas trop vite, accueillons les plaisirs du jour…

    « Quand vous verrez le matin s’avancer en faisant la roue, quand midi s’arrondira, bleu et vert, dansant dans la chaleur, quand l’étang se couvrira de nénuphars, pour se garantir du soleil trop altéré de l’après-midi, pensez que mai vous a donné tout ce qu’il pouvait, à travers les obstacles entassés par l’anti-mai. Ce que ce mois n’a pu vous livrer, reste en stock, dans ce lieu d’azur où nous avons pénétré, et qui est peut-être bien le lieu des souvenirs laissés dans le cœur des hommes par tous les mois de mai de leur enfance.
    Les matins bleu-paon appartiennent à juin. »

  • Trinité-Saint-Serge

    « Avant de rejoindre Paris pour s’occuper des derniers préparatifs de sa saison, Diaghilev eut un autre geste inattendu : il alla prier au monastère de la Trinité-Saint-Serge près de Moscou. Il partit aux aurores, emportant pour déjeuner quelques œufs cuits, du pain noir et du sel. En ce dimanche de printemps, il traversa les remparts de l’enceinte aux treize églises par la Porte sainte. Les coupoles bleues parsemées d’étoiles de la cathédrale de l’Assomption brillaient sous le soleil, tout comme les dômes dorés des cathédrales de la Dormition et de l’Archange. Il choisit d’entrer se recueillir à La Trinité, la plus ancienne et la plus austère de ces églises.

    Diaghilev n’était pas pratiquant, mais il demeurait très sensible à la beauté des rites. La messe orthodoxe, à ses yeux, était un acte de foi collectif qui révélait l’âme de la nation. »

     

    Fédorovski, Le roman de l’âme slave

     

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  • L'âme slave

    Vladimir Fédorovski, ancien diplomate, publie quasi un livre par an sur son pays d’origine depuis les années nonante, avec succès. Le roman de l’âme slave (2009) propose « une promenade historique et amoureuse, éclairée par deux guides étonnants » : Diaghilev, avec ses fameux Ballets russes, et Lénine, leader des bolcheviques. Une association due à la naissance à deux ans d’intervalle, en 1870 et 1872, du fondateur de l’Etat soviétique  et du « tsar des artistes du XXe siècle ». Issus du même milieu, les deux « révolutionnaires », chacun dans leur domaine, ne se sont jamais rencontrés mais ont habité les mêmes villes, en particulier Paris et Saint-Pétersbourg, où Fédorovski commence son récit.

     

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    L’auteur dépeint le Saint-Pétersbourg romantique et festif du règne d’Alexandre II. Le tsar a fait jaser d’abord en épousant une « petite princesse de Hesse » (fruit des amours adultères de sa mère), devenue la grande-duchesse Maria Alexandrovna, puis plus tard, en prenant pour maîtresse Catherine Dolgorouki, une élève remarquée à l’Institut Smolny (pensionnat des jeunes filles nobles) qu’il finit par installer au Palais d’Hiver et avec qui il se remariera une fois veuf. Malgré l’abolition du servage en 1861 et les réformes d’Alexandre II, les attentats terroristes se multiplient. A la huitième tentative contre l’empereur « libérateur », celui-ci est tué en 1881.

     

    Cette « catastrophe nationale » fait prendre conscience à la société russe de sa fragilité. Ce sont les prémices de la terreur politique « de masse » que conduira un jour Vladimir Oulianov – dit  « Lénine » en souvenir de son assignation à résidence pour propagande révolutionnaire en Sibérie, sur les bords de la Léna – son frère aîné a été pendu après un attentat manqué contre Alexandre III en 1887.  La fiancée de Lénine, Nadejda, rêvait d’un « mariage libre à la Tchernychevski ». Celui-ci, pour compenser le statut inférieur de la femme dans la société, proposait de lui donner une place supérieure dans la vie privée, la liberté absolue de ses sentiments et de sa conduite, la compagnie d’un mari soumis, fidèle et dévoué. Libéré en 1900, Lénine entame alors un périple international qui durera dix-sept ans.

     

    Mais c’est le destin flamboyant de Serge Diaghilev qui forme l’axe principal du Roman de l’âme slave. Fils d’un général, il apprend le français avec une gouvernante dijonnaise tandis que sa « niania » lui inculque le culte des icônes. Le jeune homme est envoyé à Saint-Pétersbourg pour y étudier le droit, bien que la musique le passionne davantage. En 1890, la ville déploie toute l’élégance d’une capitale occidentale, on y parle le français, on y organise des fêtes somptueuses. Le 9 mars, pour fêter le retour des alouettes, on confectionne « de petits pains torsadés en forme d’oiseau, avec des raisins secs à la place des yeux ». 

     

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    Diaghilev par Valentin Serov

      

    Grand admirateur de Tchaïkovski, Diaghilev fréquente l’opéra, le ballet, se lie avec des amis au sein d’une « société secrète » où l’on tient des conférences sur la peinture et la musique. « Le beau Serge » est tenu un peu à distance comme un parent de province. Mais lorsqu’il se met à étudier sérieusement l’histoire de l’art et s’imprègne, en voyage avec son cousin Dimitri, de tout ce qu’il voit à Paris, Berlin ou Venise – toute sa vie se partage entre la Russie et l’étranger – , il parvient rapidement à s’assurer un mode de vie luxueux, tout en affichant ouvertement son homosexualité.

     

    Se disant lui-même « un grand charlatan », charmeur, impertinent, il estime à vingt-trois ans qu’il est fait pour être un mécène : « J’ai tout, sauf l’argent, mais ça viendra. » Fin 1898, il lance une revue, Le monde de l’art, la fait financer par de riches protecteurs. Artiste et homme d’affaires, il organise des expositions, se fait si bien remarquer qu’on l’engage au poste de directeur adjoint des Théâtres impériaux. Envoyé à Moscou, il prend ses habitudes au Théâtre Bolchoï. A Saint-Pétersbourg, il est convié aux bals de la cour. Diaghilev se souviendra des spectaculaires apparitions du tsar Nicolas II lorsqu’il dirigera les Ballets russes.

     

    Soupçonné de vouloir aller « trop vite et trop loin » dans l’innovation artistique, Diaghilev est limogé. Il se rend alors à Paris, parvient à y intéresser des membres de la haute société à ses projets : expositions de peinture, concerts avec Chaliapine, Boris Godounov à l’Opéra de Paris. Il convainc Gabriel Astruc de faire venir à Paris les meilleurs danseurs russes, Nijinski et la Pavlova, que dirigera Fokine, maître de ballet novateur.

     

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    Fédorovski est un conteur passionné de l’histoire des Ballets russes et des passions de Diaghilev pour ses danseurs étoiles. Nijinski est le premier à recevoir  de son mentor une « éducation stoïcienne » : une initiation complète à tous les arts, musique, peinture, arts visuels, arts de la scène. La création de Petrouchka sur la musique de Stravinski en 1911, d’après Le Gaulois, « C’était toute l’âme slave, la Russie avec ses danses, avec sa musique, tantôt primitive, tantôt d’un raffinement morbide, qui nous pénétrait aussi profondément que l’œuvre de ses grands romanciers… » Quand Nijinki s’enfuira, ce sera le tour de Massine, un jeune figurant repéré à Moscou. Et bien plus tard, celui de Serge Lifar.

     

    Après la Révolution d’Octobre 1917, Lénine transfère la capitale russe à Moscou, installe rue Arbat, non loin du Kremlin, la « camarade » Inès Armand, mariée elle aussi, dont il est tombé sous le charme lors de son séjour à Paris. Plus qu’à la politique,  Fédorovski s’attarde sur le mode de vie et la sphère privée. Inès Armand, « porte-drapeau du féminisme en Russie soviétique »,  connaîtra malgré les attentions de son protecteur la dépression, l’éloignement, la maladie.

     

    Tchaïkovski, Tolstoï, Tchekhov, les Russes blancs à Paris ou à Nice, Diaghilev et Cocteau, Picasso et la danseuse Olga Khokhlova, les créateurs de mode comme Poiret ou Chanel… Fédorovski convoque tous les grands noms des arts de cette époque. Après l’évocation de la mort du « tsar des artistes » à Venise, son épilogue centré sur Soljenitsyne surprend, tant sa personnalité et son œuvre sont aux antipodes.

     

    Pour mieux comprendre « l’âme slave », les grands écrivains russes restent selon moi irremplaçables. Sous un titre assez bateau, Fédorovski, qui a signé par ailleurs Le Roman de Saint-Pétersbourg, Le Roman du Kremlin, Le Roman de la Russie insolite, Le Roman de l’Orient-Express, et plus récemment, Le Roman de Tolstoï, se révèle dans ce récit documentaire un infatigable conteur mêlant biographie et lyrisme, histoire et romance. Bien informé, à l’instar d’un Troyat, ce vulgarisateur rend ainsi hommage à la culture russe et à son rôle en Europe, où son prestige reste immense.