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Littérature française - Page 190

  • Comment lui dire

    « Comment lui dire que déjà maintenant, ici, dans sa cuisine, j’ai l’impression
    de trahir mes parents, ma famille, mes origines ? Que depuis des semaines j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, de pas bien ? Qu’en moi bouillonnent des sentiments confus, mêlés de révoltes et de remords ? Comment lui faire comprendre que ce n’est pas bien pour une musulmane de sortir avec
    un non-musulman ? J’essaie de le lui expliquer, mais il refuse d’accepter ce que je dis. « Nora, je ne crois pas que l’amour peut être une chose contraire à la religion, peu importe laquelle. Ca ne peut pas être un péché d’aimer quelqu’un qui, par hasard de naissance, n’a pas la même religion. Il faut se libérer de ces pensées-là, de ces règles qui excluent, qui interdisent, qui blessent et séparent. » J’ai les larmes aux yeux, je serre sa main. Au fond de moi, je sais qu’il a raison, mais mes parents, ils ne comprendront pas. »

    Verena Hanf, Les vendredis de Vincent

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  • Le choix de Nora

    La Nora d’Ibsen, à la fin de Maison de Poupée, quitte mari et enfants : « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi, dit-elle à Torvald, ou au moins que je dois essayer de le devenir. » J’ai pensé à ce personnage en refermant Les vendredis de Vincent, le premier roman de Verena Hanf, dont l’héroïne, d’origine marocaine, porte le même prénom et va se retrouver elle aussi, à vingt-trois ans, face à un choix.

    Nora est l’aînée, la fille modèle aux yeux de ses parents venus s’installer en Belgique. Son père n’y a jamais trouvé de vrai boulot, sa mère a travaillé comme femme de ménage pour assurer la situation de leurs trois enfants. Pour permettre à son frère Samir de poursuivre des études supérieures, Nora a renoncé aux siennes et gagne sa vie comme aide-ménagère. « Je n’aime pas aller chez de nouveaux clients. Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être qu’ils ont un chien. J’ai peur des chiens. Ils aboient, ils puent. Ils tournent autour de moi. J’ai dit à Bernard, mon chef, que je n’irai pas chez des gens qui ont des chiens. Les chats je n’adore pas non plus d’ailleurs, mais bon, je les supporte. Mieux que les chiens, même mieux que les gens bizarres. »

    Sa sœur Sara, seize ans, a été tout de suite de son côté quand, lors d’un séjour au Maroc, à l’heure de la sieste, elles ont entendu une tante conseiller à leur mère de marier sa fille aînée : « Faut pas trop attendre, tu sais, pas qu’elle tombe amoureuse d’un blondinet. » Sara, Nora le sait, porte des rêves encore plus forts que les siens. Dans son agenda, elle a lu ces mots : « Je veux être femme, sans contrainte aucune, je veux vivre, aimer, goûter à tout. M’envoler au-delà du bleu, m’enfuir, vivre. »

    117, rue des Roses. Nora se demande à quoi s’attendre chez le nouveau client qui fait appel à ses services, Vincent Vermeersch. Tant de gens sont bourrés de préjugés – « Ils ne sont pas vraiment méchants, juste ignorants, juste craintifs. » Mais il y a aussi des clients « ouverts, gentils, attachants ». Celui qui lui ouvre la porte a des yeux « vert-lac-de-montagne » si brillants que la tête lui en tourne. Désormais, elle va le retrouver tous les vendredis, pour trois heures de ménage, dans une maison qui sent bon le tabac et le bois. Un jour qu’elle attend avec de plus en plus d’impatience. Les cheveux bien lavés sous son voile, des vêtements choisis, pas trop chic, mais seyants, même si dans sa tête une voix rappelle que « de toute façon, c’est un blondinet, non-musulman, non-envisageable, non épousable, point barre ».

    La maison de Vincent est pleine de CD, il aime la musique. Attentionné, il la complimente un jour pour son beau sourire, elle en rougit – « On ne dit pas ça comme ça à une femme voilée ». Lui propose chaque fois un petit café avant de commencer, qu’elle refuse. Un jour où il est sorti pendant qu’elle nettoie, elle chante en passant l’aspirateur, « à faire trembler les murs ». Vincent est rentré sans qu’elle l’entende : « Incroyable, votre voix, vraiment incroyable. Vous prenez des cours ? »

    C’est seulement le septième vendredi que Nora accepte de boire un café avec Vincent. Son amie Laurence l’y a encouragée, puisque en Belgique où elle vit depuis qu’elle est bébé, ce n’est pas un crime de boire un café avec un client, par politesse,
    et que cet homme lui plaît. Nora porte le voile pour faire plaisir à ses parents, même si ma mère n’en portait pas quand elle a commencé à travailler, mais aujourd’hui, dans certains quartiers de Bruxelles, « on se fait presque mal voir si, en tant que Marocaine, on n’en porte pas. Ma mère ne sort plus sans voile. » Nora s’est habituée à le porter aussi, « ça sécurise ». Autour d’un café, Vincent et Nora se découvrent : il compose de petites mélodies publicitaires, préférerait se consacrer à de la musique de qualité. Il l’encourage à se présenter à l’Académie, avec une telle voix, parle en passant de sa copine – Nora cache son désappointement comme elle peut.

    Ce qu’elle redoutait le plus se produit : un soir, sa mère lui annonce la visite d’un oncle de Tetouan, qui tient à lui présenter Hicham, le fils d’un voisin, un bon parti, « travailleur, dégourdi, pas moche ». Nora admire ses parents, des gens « bons et intelligents », mais comment leur faire comprendre qu’elle veut se choisir un mari elle-même ? Il le faudra pourtant, Vincent a rompu avec sa petite amie, lui a avoué ne rêver que d’elle. Bonheur d’être amoureuse, bonheur d’être aimée. Quand elle se décide à parler de Vincent chez elle, ses parents sont abasourdis, inquiets, furieux surtout de sa résistance. « Faut que tu l’oublies, Nora. »

    Née en Allemagne de père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf, qui a étudié en Belgique, retrace avec simplicité et justesse la condition d’une jeune femme, fille d’immigrés, entre deux cultures. Famille, religion, traditions, comment les concilier ? Comment être soi-même ? Les vendredis de Vincent, c’est un portrait de femme au moment crucial où elle choisit son avenir, non sans douleur. La couverture choisie par les Editions du Bord du Lot, la photo d’une jeune fille voilée, n’est pas des plus heureuses, trop réductrice pour ce récit d’une centaine de pages qui recrée avec authenticité, en mots de tous les jours, le parcours et les états d’âme d’une Nora en qui tant d’autres jeunes femmes se reconnaîtront, quand l’amour s’invite dans leur vie et bouscule leurs repères.

    (entre-deux)

  • Singularité

    « Un art s’ordonne sur l’économie irréductible de l’espèce humaine. Sa mesure n’est pas la proportion du corps, comme dans la statuaire antique, ou bien les géométries naturelles, la rigide observance des symétries cristallines ou végétales, ni même l’aléatoire des nuées dans le ciel. Il s’ordonne sur la mesure de la voix qui n’en finit pas de prévaloir dans l’instant, et où l’homme connaît les limites d’une singularité irréductible.

    La voix plus que le corps et son agir tient l’humain et l’homme, lui donne
    comme songe et fragrance le surgissement incomparable et la marque pressentie, suspectée. »

    Daniel Klébaner, L’art du peu

    Marin Marais Les voix humaines.jpg

  • L'art du peu

    Daniel Klébaner, en préambule à L’art du peu (1983), compare cet art au « dan » chinois « qui désigne une encre fortement additionnée d’eau : elle est apparemment faible, légère, effacée, mais recèle en vérité une grande force ». En séquences d’une à trois pages, l’essai aborde successivement « L’art ombrageux et la voix humaine », « La poignance et la merveille » (l’art du haïku), « La table auprès de la fenêtre claire » (l’art de Morandi).

     

    Haïku par Rangyu (1798-1876) et peinture de Chikuso (1763-1830).jpg

     

    « Plus encore que les sons de la nature, la voix humaine connaît dans l’éclat l’extinction. » Avec une définition de la litote en guise d’épigraphe, la première partie décrit l’expérience des voix humaines – illustrée par Martin Marais dans une de ses Pièces de Viole à écouter « tardivement, à la presque extinction des lumières, et lorsque plus rien ne retient de la pompe du jour » : « A cet entracte où sur la viole s’esquissent des visages et des bouches, se repère la teneur en ténèbres de la voix, d’un souvenir plus rare encore que celui des voix amies, aimées, passées. »

     

    Pour désigner le flux et le reflux de la parole, Klébaner parle d’ombrage, « entremêlement du sommeil qui gagne et du sommeil tenu en respect. » Sur une partition pour luth, Thomas Mace note « Tace » (se taire). « La voix humaine parle tandis qu’elle se retire, et plaide pour son retrait. » De la musique, l’auteur passe aux portrait du XVIIe siècle français où les visages laissent apparaître une pensée en « parenté externe avec ce qui, au-delà de l’huis clos où le personnage pose, l’affecte : l’espace de grands domaines, de vastes jardins où la voix humaine surgit parfois et se prolonge en ensommeillement, dans le bruissement du feuillage. » La voix des portraits, c’était la matière il y a peu d’un beau billet sur Espaces, Instants.

     

    La réflexion de Klébaner sur l’art du haïku s’ouvre en métaphores. « L’homme, l’enfance : le haïku est la comète de ce couple. L’homme s’en va dans le sillage, l’enfance réside dans le noyau. » Art de la contemplation, art de la brièveté – « Un art du peu, comme son objet élu et dont il parle, ne demande rien, n’attend rien, n’a pas sujet et thème d’élection, pouvant parler de tout et de n’importe quoi, car parlant, l’essentiel est pour lui d’isoler et de s’isoler. (…) Le haïku prend naissance dans un monde de signes à blanc, où ne subsiste que le souvenir de l’émerveillement que leur déchiffrement suscita. » Mots, images : « Les mots du haïku sont orphelins de leur sens, ils ne renvoient à rien, mais subsistent comme des pierres au milieu de la neige. » Dans cet art de l’instant (ou de la permanence ?), Klébaner distingue une « esthétique du regret ».

     

    La nature morte dans l’œuvre gravé de Morandi, c’est la troisième figuration de cet
    art du peu, où une cruche, par exemple, « semble sourdre d’une pierre frottée ». Les objets familiers, bouteilles, cruches ou vases, la fenêtre, la table occupent le silence apparent de ces natures mortes. Or « le laconisme est le parler peu, obstiné à retenir une couche de silence sous la surface de la parole. Il existe de même un laconisme du réel, une présence d’objets qui se montrent à travers une porosité de sable froid. » L’usage, l’usure, la familiarité « ont fait sur les objets se transformer la lumière en clarté. » Ainsi se fait jour, dans cette représentation des choses, une représentation du temps. « L’homme est le tard venu que les objets révèlent comme tel. Rejeté à leur périphérie, il y trouve cependant le lieu de sa halte, de son séjour. »

     

    Dans cet essai d’esthète, Klébaner se soucie moins d’expliquer que de nous faire vibrer avec lui, dans une langue précieuse qui marie recherche et retenue, parfois hermétique, devant cet art du peu qui parle fort, sans étalage, et ainsi exprime « la présence de l’homme lui-même lorsqu’il porte toute son attention et sa raison d’être sur des expériences qui font de lui, en même temps que de ce qu’il crée,
    le précaire mais l’éternel, l’incertain mais le péremptoire, l’exilé mais en un centre. »

  • Réaliser l'unité

    « A bien y repenser, il me semble que je passe trop de temps à régler des problèmes de préséance, des heurts internes aux mouvements, à prévenir les sautes d’humeurs de Londres, à ménager des hommes, des résistants de toujours, dont le courage ne fait pas de doute, qui ont certes un droit historique au pouvoir mais devraient comprendre qu’il n’est pas nécessaire de l’exercer pour qu’il leur soit reconnu, oui,  je perds de vue mon objectif,  organiser concrètement ce qui nous manque, un Conseil de la Résistance unissant les deux zones, leurs mouvements, les syndicats et une représentation des partis politiques… Après tout sera verrouillé sous le contrôle de De Gaulle et personne ne pourra plus négliger son poids ou vouloir commander la Résistance métropolitaine, surtout pas les Alliés… Si ces frondes continuent, si je ne parviens pas à réaliser l’unité, un jour on me prendra, on m’exécutera, croyant décapiter la Résistance avec Max, et on ne tuera qu’un pauvre homme avec des rêves éteints… »

     

    Michel Quint, Max 

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    Logo Résistance française

    (Jean Moulin et Croix de Lorraine)

    Composition Gmandicourt (Wikimedia)