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Ferney - Page 2

  • Couples de fiction

    Paradis conjugal (2008) d’Alice Ferney s’ouvre sur le générique de Chaînes conjugales (1949) de Joseph Mankiewicz. Ce soir, ce n’est pas la première fois qu’Elsa Platte (clin d’œil à Sylvia Plath) va regarder ce film, un dvd offert par son mari. Avec dans l’oreille ce qu’Alexandre lui a dit la veille : « Demain soir et les soirs suivants, prépare-toi à dormir seule. Je ne rentrerai pas. Je ne rentrerai pas
    dans une maison où ma femme est installée devant la télévision, voit le même film depuis trois mois, ne se lève plus pour me préparer à dîner, et se couche sans me regarder. »

    Couverture de Chaînes conjugales en dvd.jpg

    En découvrant les états d’âme d’Elsa, danseuse à l’Opéra juste à la retraite, pendant le début du film, je me demandais comment diable Alice Ferney, qui dit choisir ses sujets par élection quasi amoureuse, allait pouvoir mener à bien ce roman cinématographique, dont le début me semblait poussif, artificiel. Et pourtant, au long des quelque quatre cents pages de Paradis conjugal, un univers se construit et nous capte. « Ce n’est pas un film sur la séparation, c’est un film sur le mariage. Sur le soupçon. Sur l’imperfection dont on est toujours coupable et que l’on doit
    bien reconnaître. Sur toutes les raisons que, dans un couple, on aurait de partir. Sur l’amour qui fait rester, dit Elsa. »
    Avec les aînés de ses quatre enfants, Max et Noémie, venus la rejoindre devant la télévision, nous suivons l’histoire de trois femmes qui passent une journée ensemble et qui se demandent, chacune, lequel de leurs trois maris est parti avec leur rivale de toujours, Addie Ross, l’irrésistible, la fatale. 

     

    Le va-et-vient entre la fiction et la vie tient le lecteur en haleine. Pourquoi Elsa s’enchante-t-elle de ce mélodrame ? Qu’y cherche-t-elle ? Où cela va-t-il la mener ? La mise en abyme multiplie les angles de réflexion. Nous écoutons la voix off, celle d’une des protagonistes, et aussi les commentaires échangés devant l’écran. La mère garde pour elle ses tourments personnels, écoute les réactions de ses enfants, prend garde à ne rien dévoiler de cette intrigue qu’elle connaît par cœur.

     

     

    Depuis qu’elle ne danse plus, son corps est éteint, irritable, Elsa Platte est sans désir. Ce film la rend heureuse, elle veut comprendre « par quel canal, par quel mécanisme intérieur » un film peut agir sur l’humeur, alors que rien n’a changé entre-temps dans la vie réelle. Place donc à Deborah, « naturelle et ravissante », mariée à un « nanti charmant », Brad Bishop, parti en voyage alors que d’ordinaire il joue au golf le samedi. A Rita, « la femme d’aujourd’hui » et George Phipps. A l’élégante Lora Mae, d’origine modeste, qui a épousé son patron, Porter Hollingsway, le plus riche des trois. Mais personne ne sait tout de l’autre, pas même d’un conjoint.

     

    Au moment où les trois jeunes femmes embarquent sur un bateau pour accompagner des orphelins en excursion, arrive une lettre d’Addie Ross qui leur est adressée : elle a quitté la ville en compagnie du mari de l’une d’entre elles, a-t-elle écrit. « Ah la vache ! s’exclame Max » ; sa sœur réclame le silence ; Elsa pousse sur la touche « pause » pour commenter la situation avec eux. On fera connaissance aussi avec les maris, à travers quelques scènes révélatrices, des soirées où les couples se rencontrent, des conversations privées, des scènes de ménage.

     

    Alice Ferney nous fait visiter dans Paradis conjugal les apparences et les coulisses
    de ces couples, trois couples plus un, celui des Platte, sans compter Addie Ross, la trouble-fête. Pourquoi se marie-t-on ? Comment vit-on mariés ? Baisers, trahisons, soirées, solitudes, maisons, paroles, reproches, on en parcourt toute la gamme – y compris la part de la sexualité – et parfois ses clichés. Son récit interroge les liens du mariage, paradis ou chaînes (deux titres pareillement excessifs), sans toutefois nous infliger de réponse. Il instaure peu à peu entre fiction romanesque et cinéma une intimité plus fructueuse que je ne l’aurais cru et qui, loin d’épuiser l’intérêt du film de Mankiewicz, donne envie de le regarder.

  • Dits et non-dits

    Des courtisans de Molière aux personnages d’Alice Ferney dans son roman Les autres (2006), tout change et pourtant je suis tentée de les rapprocher. La conversation en occupe le cœur, et la deuxième partie intitulée « Choses dites », entre « Choses pensées » et « Choses rapportées », prend la forme de dialogues que j’imaginerais bien sur une scène.

    Pour fêter les vingt ans de Théo, fiancée et amis se retrouvent dans la maison de famille et bon gré mal gré, se lancent dans un jeu, le cadeau de Niels, le frère aîné, à son cadet qui n’aime pourtant pas les jeux. Mais il accepte la proposition, curieux de découvrir ce que l’autre a en tête. Avec un plaisir visible, Niels réussit à les entraîner dans une espèce de jeu de la vérité, Caractère, qui propose toutes sortes de questions personnelles, voire intimes, à poser à ses partenaires. A jouer entre gens qui se connaissent, susceptibles s’abstenir.

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    La première partie présente les dix protagonistes tour à tour, dans de courts monologues où ils réagissent intérieurement à ce qui se passe ce soir-là, pendant la partie. Moussia, la mère, est la moins disposée à s’y prêter. Sa propre mère, Nina, passe sa dernière nuit dans leur maison avant d’entrer dans un service de soins palliatifs, et de plus, Moussia connaît ses fils, redoute leurs chamailleries. « Je n’aime pas être au milieu des autres quand je souffre. Etre au milieu des autres, quelle illusion. On n’imagine jamais assez loin à quel point on est seul à vivre sa vie. »

    C’est Théo, en se plaignant de la tyrannie des regards sur soi - « Les autres, ils prétendraient pour peu nous dire qui nous sommes… », - qui fait clairement le lien avec Huis clos. Alice Ferney a choisi pour son roman le titre initial prévu par Sartre pour sa fameuse pièce (« L’enfer, c’est les autres »). Ella a aussi donné à la fiancée du jeune homme le prénom d’Estelle, une Estelle à l'opposé de celle de Sartre et dont le prénom renvoie à une question de circonstance : « est-elle ? »

    Le lecteur entre donc dans le jeu, bien forcé, lui aussi. Il y a des embarras, des pudeurs, des rosseries et des vexations, inévitablement. « Est-ce la gêne d’être ce qu’ils sont qui mène les hommes au magasin des masques ? » s’interroge Fleur. « L’identité est changeante, soumise aux situations et aux protagonistes. » se dit Estelle. Quant à Niels, le maître du jeu, convaincu d’être intouchable, il ne manquera pas non plus de tester sa vulnérabilité.

    Derrière tout ce qui est dit, autour de la table de jeu, les non-dits provoquent des tensions. Entre les deux frères, un vieux contentieux. Entre Fleur et son fiancé, des malentendus. Quant à Marina, la jeune mère célibataire, elle pousse Niels dans ses retranchements, affronte carrément son égocentrisme. Les secrets bien gardés jusque-là affleurent, avec leur cortège de souffrances. Plusieurs se décident à les livrer, pas tous.

    Comme le dit Nina à sa fille, « Nous sommes dans le désert de la méconnaissance […] et c’est pure folie d’attendre des autres qu’ils nous comprennent ou, pire encore, qu’ils nous connaissent. » Dans une construction romanesque très originale, dont on pourrait croire un moment qu’elle mène à la répétition – trois versions d’une soirée, trois genres textuels -, Alice Ferney donne la parole à des personnages attachants, varie les points de vue, et nous propose une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît sur les rapports humains, dans le croisement des voix.