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Ecriture - Page 40

  • Mots des femmes

    Parmi les essais rangés dans la bibliothèque lors du déménagement et que je me suis promis de relire, Les Mots des femmes (1995) de Mona Ozouf.  De madame du Deffand à Simone de Beauvoir, ce sont dix portraits de femmes que l’essayiste accompagne, interroge, commente. La directrice de recherche au CNRS a publié depuis bien d’autres ouvrages de grande réputation que je n’ai pas encore ouverts, comme La Muse démocratique, Henry James ou les pouvoirs du roman (1998) ou Composition française : Retour sur une enfance bretonne (2009), mais pour l’instant je m’en tiendrai à l’introduction de Mona Ozouf aux Mots des femmes, intitulée « Dix voix de femmes ».

     

     

    « Le portrait de femme est un genre masculin. Il s’orne rarement d’une signature féminine. Il se soucie peu des mots des femmes. Il a ses grands hommes, ses auteurs canoniques, les Goncourt, Michelet, Sainte-Beuve. Il a ses lois, il a sa manière. Normatif autant que descriptif, il procède d’une conviction forte : l’auteur d’un portrait masculin n’a nul besoin d’une réflexion préalable sur ce qu’est un homme. » Cet incipit donne le ton. Rappelant les termes dans lesquels Michelet présente « la femme telle qu’elle doit être » lorsqu’il écrit Les Femmes de la Révolution – période de l’histoire dont Mona Ozouf est spécialiste – ou ceux de Sainte-Beuve enchanté par la grâce sérieuse de madame de Rémusat, elle veut rompre avec cette image emblématique des femmes « qui produisent des livres exquis et rares, de préférence pour le cercle des intimes, qui passent avec une élégance discrète dans la littérature et dans la vie et ont la pudeur de leur talent ».

     

    Cet idéal-type féminin qui pousse Diderot à écrire que « Quand on écrit sur les femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel et jeter sur sa ligne la poussière des ailes du papillon » (Sur les femmes) mène à s’intéresser moins à leur singularité personnelle qu’à leur conformité au modèle. Même dans le discours actuel sur les femmes, Mona Ozouf perçoit encore l’empreinte masculine qui définit les rôles et les devoirs, fixe « les règles canoniques du portrait ». Comment s’émanciper de ces représentations dominantes ? C’est ce qu’elle a voulu demander à dix de ces femmes « qui ont abondamment écrit sur la destinée féminine et dont frappe la voix autonome, quand on veut bien l’écouter » : madame du Deffand, madame de Charrière, madame Roland, madame de Staël, madame de Rémusat, George Sand, Hubertine Auclert, Colette, Simone Weil et Simone de Beauvoir.

     

    Entendre leur originalité, montrer leur inventivité. En France, selon Mona Ozouf, le féminisme reste tranquille, mesuré, timide, comparé à celui des féministes anglo-saxonnes, au ton plus agressif. Pour les dix interlocutrices françaises qu’elle s’est choisies, elle rappelle que la volonté d’écrire avait un prix, « le prix que doit payer à la société la femme auteur : la marginalité, le ridicule, le manque d’amour, l’affrontement direct et violent avec le monde masculin. » Un tourment décrit « incomparablement » par madame de Staël dont le père ridiculisait la femme qui écrit et dont la mère enseignait que « les femmes doivent briller à la manière des vers luisants, c’est-à-dire dans l’obscurité et faiblement ».

     

    Pour solliciter leur témoignage, Ozouf a préféré puiser dans leurs textes les plus personnels : « j’ai interrogé les Mémoires de préférence aux romans, et les correspondances de préférence aux Mémoires. Elles en ont laissé d’immenses et ont dit pourquoi les mots qui voyagent dans les lettres ont un cachet particulier d’authenticité. » Ces dix femmes ne parlent pas d’une seule voix, et leur discours diffère pour dire « l’amour, le mariage, la maternité, les relations entre hommes et femmes, les fortunes et infortunes de la destinée ». Chacune conçoit à sa manière le rapport entre les sexes et le statut de la femme. Il existe néanmoins entre elle des affinités, des liens, parfois même des rencontres.

     

    « Quelque chose de plus profond encore les unit toutes : une foi, une inquiétude. La foi est celle qu’elles ont placée dans l’éducation des filles. » En effet, celle-ci ne les prépare pas seulement à une destination ou à un état, mais au-delà, « annonce une émancipation, promet qu’on peut ne pas être ce que l’on est, éloigne la fatale féminité. » Passionnées d’apprentissage, de lecture, en écrivant, elles se délient. L’inquiétude réside dans leur rapport particulier au temps, à leur difficulté à « se défaire de la traîne persistante du passé dans le présent ». Je vous reparlerai sans doute de cet essai, Les Mots des femmes, que suit dans la collection Tel, un Essai sur la singularité française. La belle langue qu’écrit (et que parle) Mona Ozouf n’est évidemment pas étrangère au plaisir de la lire et de la relire.

  • Folle imagination

    Rosa Montero, journaliste à El País et écrivain (de passage à Bruxelles pour la Foire du livre), fait de ses livres et de ses amours les bornes qui jalonnent sa mémoire. Dans La Folle du Logis (2003) – c’est ainsi que Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus appelait l’imagination –, elle aborde en quelque deux cents pages ce qui lui fait battre le cœur : écrire. (Merci, Colo, de m'avoir mise sur la voie de ce livre passionné et passionnant.)

     

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    « Pour exister, il faut se raconter et il y a beaucoup d’affabulation dans cette histoire de nous-même » prévient-elle. Ainsi ses souvenirs d’enfance, loin des « paradisiaques enfances russes », diffèrent de ceux de Martina, sa sœur jumelle. « Nous inventons nos souvenirs, ce qui revient à dire que nous nous inventons nous-mêmes car notre identité se trouve dans notre mémoire, dans le récit de notre biographie. » Impossible donc de séparer ce désir d’écrire sur l’écriture du récit de sa vie. Montero tresse ces deux fils dans « une sorte d’essai sur la littérature ». Il en résulte une réflexion très personnelle, une sorte de conversation à bâtons rompus qui fait réfléchir et divertit. Montero est une conteuse qui aime s’emballer, changer de registre, nous surprendre, nous faire rire en même temps qu’elle de ses folies.

     

    Qu’est-ce qui caractérise un écrivain ? D’écrire sans cesse. De rester un enfant capable de rêver tout éveillé. De jouer avec les « et si ? ». Ses romans naissent « d’un minuscule grumeau imaginaire » qu’elle appelle « le petit œuf » : une rencontre, une personne, une vision, une illumination. Comme cette nuit passée avec un acteur italien dans une chambre d’hôtel, qu’elle a quitté en pleine nuit sur la pointe des pieds, se demandant ce qu’elle faisait là, et puis les regrets, six mois de passion vaine, et leurs retrouvailles vingt ans après. Cette nuit avec M., elle la réinventera plusieurs fois.

     

    « Le journalisme est mon être social, contrairement à la fiction qui est une activité intime et essentielle. » Des journées devant un écran d’ordinateur, des moments de peur qu’elle oppose aux élans créatifs, moments de grâce où « on essaie surtout de ne pas penser ». Montero déploie des images fortes pour nous faire ressentir ce qu’il en est, comme l’attente et puis la rencontre d’une baleine au Canada. Elle cite l’écrivain péruvien Julio Ramón Ribeyro : « Nous avons tous en réserve un livre, peut-être même un grand livre mais, dans le tumulte de notre vie intérieure, il émerge rarement ou si rapidement que nous n’avons pas le temps de le harponner. »

     

    Quand Rosa Montero écrit un roman, ce qui lui prend deux ou trois ans, elle vit à cheval entre vie réelle et imaginaire. Plus elle avance, plus « la sphère narrative occupe d’espace », plus les coïncidences entre ce qu’elle écrit et ce qu’elle observe dans la vie se multiplient. Elle ne contrôle pas ses fantasmes, comme ce leitmotiv du nain, de la naine, qui se glisse malgré elle dans ses œuvres et qu’elle ne remarque souvent qu’après, quand quelqu’un lui en parle. Elle se rappelle un documentaire sur les cirques allemands des années trente qu’elle a regardé à Cologne, lors d’un festival. « Je me suis vue » : une parfaite lilliputienne, blonde, très coquette, ressemblait trait pour trait à une photo d’elle vers quatre ou cinq ans.

     

    La romancière observe les rapports des écrivains avec le pouvoir, avec les autres, puisqu’ils sont des « éternels indigents du regard des autres ». Goethe se fourvoie à la cour de Weimar, Melville échoue aux yeux de ses contemporains, Robert Walser finit par être interné, Truman Capote ne se remet jamais du succès de son formidable reportage romancé, De sang froid. Comment mesurer la qualité littéraire ? Aujourd’hui, on a tendance à la confondre avec le succès commercial, le nombre d’exemplaires vendus. Les écrivains qui remportent un succès critique aimeraient attirer plus de lecteurs, ceux qui récoltent les meilleures ventes apprécieraient d’être mieux vus des critiques.

     

    Quelques belles formules : « La littérature est un chemin de connaissance et on doit le suivre chargé de questions et non de réponses. »  – « La fiction est à la fois une mascarade et un chemin de libération. »« La littérature est une facilité innée et une difficulté acquise. » (Frères Goncourt) Rosa Montero distingue deux types d’écrivains : les hérissons et les renards. Proust, « parfait hérisson », tourne toujours autour du même sujet ; elle-même se sent « renard » à cent pour cent, toujours sur une nouvelle piste.

     

    Tous les romanciers sont des « lecteurs dévorés et dominés par une insatiable fringale de mots. » Si elle parle des livres et des histoires qui l’ont marquée, Montero aborde aussi des questions annexes où son ironie fait merveille : existe-t-il une littérature de femmes ? romancière ou journaliste ? que font les épouses d’écrivains ? qui sont les muses ? où a disparu sa sœur ? pourquoi le roman est-il un genre fondamentalement urbain ? Scènes réinventées de sa vie, anecdotes, citations se succèdent avec générosité.

     

    « La Folle du Logis » (La Loca de la casa, traduction de Bertille Hausberg) : ce titre s’est imposé à l’auteur en plein travail, un de ces moments où survient « le chuchotement de la créativité ». Surtout, dit-elle, ne pas tuer son « daimon », ne pas écarter ses rêves. Le pouvoir de l’imagination est tel que Rosa Montero y voit aussi une protection contre les crises d’étrangeté du monde, les crises d’angoisse, la folie. « L’imagination débridée est une sorte d’éclair au milieu de la nuit, elle brûle mais illumine le monde. »

  • S'il te plaît

    « Hogarth, mercredi.

    1er février 1922

     

     L’unique nécessité, selon le docteur, est une lettre du grand maître de la biographie. Cela me remettrait sur pieds. Alors s’il te plaît pose ce livre, de qui qu’il soit – serait-ce encore Voltaire ? – et écris une longue, longue lettre remplie à ras bord.

    (…)

    Ne pourrais-tu pas me prêter les épreuves de ton nouveau livre ?

    Cela ferait quelque chose à lire. Comment se fait-il – avec tous tes défauts – qu’on prenne plaisir à te lire ?

     

    V. W. »

     

    Virginia Woolf – Lytton Strachey, Correspondance

     

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  • Virginia - Lytton

    Comme son Journal, la Correspondance de Virginia Woolf (1882-1941) n’en finit pas, à côté de l’œuvre, de raconter une part à la fois intime et publique de sa vie, au début du XXe siècle, à une époque où les échanges épistolaires étaient le principal moyen de rester en contact, une activité journalière, une forme élaborée de conversation. La Correspondance entre Virginia Woolf et Lytton Strachey couvre à peu près vingt-cinq ans : elle débute en novembre 1906, quand, peu après la mort de son frère Thoby, Virginia Stephen invite Lytton Strachey (1880-1932) à Gordon Square (Bloomsbury) et se termine peu avant le décès de celui-ci. Lionel Leforestier a traduit, complété et annoté ces lettres dans l’édition de Léonard Woolf et James Strachey, le frère de Lytton.

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    Dès avril 1908, « Cher Mr. Strachey » s’est mué en « cher Lytton », Virginia et Lytton se tutoient, potinent, rivalisent d’esprit et d’humour dans leur description de la vie qu’ils mènent. « Si tu vois en moi une femme de grand bon sens, j’ai de toi cette image très nette – celle d’un potentat oriental en robe de chambre à ramages. » (V., août 1908) Chacun rapporte ses voyages, ses rencontres, mais après le va-et-vient de l’été, Virginia aspire au calme : « Je veux un bon feu, un fauteuil, du silence et des heures de solitude », répond-elle en novembre 1908 à Lytton qui se plaignait d’être seul après quelques jours de vacances passés en Cornouailles avec Virginia et son frère Adrian – « Imagine-moi dans une solitude extraordinaire,
    prêt à vendre mon âme pour un peu de conversation. »

    Que retient-on de cette correspondance ? Lorsqu’on dispose et de l’envoi et de la réponse, on s’amuse du talent de Virginia et de Lytton pour se surprendre mutuellement, de leur subtilité, de leurs escarmouches. On admire la formulation d’un moment : « Etait-ce Noël ? Nous étions assis autour du feu et avons regardé la neige tomber dans une étrange lumière blanche qui éblouissait. » (V., janvier 1909) La jeune Virginia rêve souvent d’une vie plus légère : « Si je pouvais faire ce que je voulais, je dînerais en ville chaque soir, puis j’irais à une réception ou à l’opéra, puis je souperais au champagne, avant d’aller au lit dans les bras de quelque être merveilleux. Ca ne te plairait pas ? On frémit quand on pense à la pâle existence qu’on mène. Mais je suppose qu’il y a les triomphes de l’Art. » Puis en post scriptum : « Je voudrais que tu viennes tous les jours prendre le thé. »

    Des liens très particuliers rapprochent les deux correspondants. Leurs familles se connaissaient. Thoby, le frère aîné de Virginia, a étudié avec Lytton à Cambridge.
    Puis il y a en 1909 la fameuse demande en mariage suivie d’une rétractation, confiée par Lytton à son frère James en ces termes : « Le 19 février, j’ai demandé sa main à Virginia, qui m’a agréé. Comme tu peux t’en douter, ce fut un moment délicat, d’autant que j’ai aussitôt compris que la perspective m’épouvantait. Mais son tact est étonnant, et heureusement il s’est avéré qu’elle n’était pas amoureuse. J’ai donc pu faire une retraite assez honorable. » A Virginia, il précise : « Mais quoi qu’il arrive, l’important, comme tu l’as dit, est l’affection que nous avons l’un pour l’autre : et là-dessus aucun de nous ne peut avoir de doute. » Elle le sait homosexuel. Strachey encouragera Léonard Woolf à l’épouser.

    Des lettres de Virginia à Lytton, de Lytton à Virginia, on retient bien sûr leurs lectures, leurs opinions littéraires, leurs confidences sur leur travail : recension de livres, écriture de nouvelles et de romans pour Virginia, d’articles et de biographies pour Lytton. Si parfois, indiquent les éditeurs dans la préface, ils donnent l’impression de rester sur la réserve, c’est sans doute que « chacun craignait un peu le jugement de l’autre : dès qu’ils s’écrivaient, ils se surveillaient et ne se sentaient pas aussi libres que dans leurs rapports avec des gens pour qui ils avaient moins d’admiration et de respect. » De plus, ils occupaient tous deux une place centrale au sein de leur groupe d’amis.

    Elans affectueux : « J’ai été au supplice de te voir si peu de temps l’autre jour. J’aimerais te voir tous les jours des heures d’affilée. C’est ce que j’ai toujours voulu. Pourquoi faut-il que ce soit impossible ? » (L., novembre 1912) – « S’il y a quoi que ce soit d’autre – de la bague en saphir au chat siamois – que tu aimerais que je te procure, dis-le moi et ce sera à toi. » (L., janvier 1914). En 1915, après des mois de maladie (les médecins traitaient les crises de Virginia par le repos et la suralimentation à bas de lait et de viande), Virginia reprend sa correspondance. « Très cher Lytton, Quel bonheur d’avoir de tes nouvelles !
    Mais tu peux ne pas écrire, je sais qu’à la fin tu ressurgis, et que tu ne disparais jamais vraiment. »

    Les éloges de Lytton Strachey pour La Traversée des apparences, son premier roman, comblent Virginia Woolf. « Ce que je voulais faire, c’était donner le sentiment d’un grand tumulte de vie, aussi divers et désordonné que possible, que la mort viendrait interrompre un moment, mais qui reprendrait son cours… » (V., février 1916) Devant le succès de Victoriens éminents par Lytton Strachey, Virginia veut tout savoir : « combien d’exemplaires tu as vendus,
    combien de guinées, combien de comtesses, combien de manifestations d’adulation, et si au fond tu es toujours le même. »
    (V., mai 1918)

    Celle qui rêvait d’une vie plus mondaine est épuisée par son installation à Monk’s House : « L’effet d’un déménagement sur le moral et la vigueur intellectuelle est des plus désastreux. » (V., septembre 1919) – « Somme toute j’aime en premier lieu faire une promenade ; ensuite prendre le thé ; et enfin m’asseoir et imaginer toutes les choses agréables qui pourraient m’arriver. » En 1925 : « Trouve-moi une maison où personne ne vienne jamais. J’aime parler avec toi, mais avec personne d’autre. Ta vieille sorcière débauchée au coin du feu. »