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Culture - Page 204

  • Plaisanterie

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    « […] enfin venaient les blagues – parce que sous l’épreuve de la mélancolie perpétuelle et la prodigieuse tension pour seulement s’en sortir, il se cache toujours une blague quelque part, le portrait d’un ridicule, un mot cinglant, une plaisanterie qui se bâtit au prix d’une subtile auto-destruction jusqu’à la chute qui fait hurler de rire : « Et voilà à quoi mène la souffrance ! »»

    Philip Roth, L’orgie de Prague in Zuckerman enchaîné (Epilogue)

  • Zuckerman, épilogue

    L’orgie de Prague (1985), l’épilogue du Zuckerman enchaîné de Philip Roth dont je vous entretiens depuis quelque temps, compte moins de cent pages. Publié deux ans après La leçon d’anatomie, il se présente comme « extrait des carnets de Zuckerman ». Voici le début, daté du 11 janvier 1976 à New York :
    « Votre roman, dit-il, est absolument l’un des cinq ou six livres de ma vie.
    - Vous pouvez donner l’assurance à M. Sisovsky, dis-je à sa compagne, qu’il m’a suffisamment flatté.
    - Tu l’as suffisamment flatté, lui dit-elle. »

    Roth ThePragueOrgy.jpg

    Elle, « la quarantaine, des yeux pâles, de larges pommettes, une chevelure sombre, séparée par une raie sévère – un visage frappant, égaré », toute en noir, se tient au bord du sofa de Zuckerman. Lui, « plus jeune, peut-être de dix ans », une allure d’« exilé ruiné », se dit intéressé par le scandale provoqué par le roman de Zuckerman en Amérique, parce que les Tchèques ont réagi de même à propos du sien – sans vouloir les comparer : « Le vôtre est une œuvre de génie, et le mien n’est rien. »

    Il faudra qu’Eva Kalinova intervienne pour que Zdenek explique pourquoi il a fui la Tchécoslovaquie : « Là du moins je puis être tchèque – mais je ne puis être écrivain. Tandis qu’à l’Ouest, je puis être un écrivain, mais pas un Tchèque. » Zdenek préfère parler d’elle, « la grande actrice tchékhovienne de Prague (…). Après elle, il n’est pas de Nina, pas d’Irina, pas de Macha. » Ils se disputent. Il la dit « poursuivie par des démons juifs », elle qui n’est pas juive du tout, mais a eu le tort de jouer des rôles de juive, aux yeux de l’occupant soviétique et de ses serviteurs. (On est loin, en 1976, du Printemps de Prague. L’année suivante verra la publication de la Charte 77.)

    L’orgie de Prague ferait une bonne pièce de théâtre, les dialogues y occupent la plus grande place. Zuckerman finit par comprendre ce que Zdenek attend de lui. Il voudrait récupérer les récits en yiddish de son père, restés à Prague chez son épouse Olga. Il voudrait publier en Amérique ces nouvelles d’un « écrivain merveilleux et profond » et flatte le point faible de Zuckerman : « Elle vous plairait. Elle a été très belle autrefois, avec de jolies jambes très longues et des yeux de chat gris ».

    Deuxième temps : Nathan Z. est à Prague, le 4 février 1976, il se rend à une réception chez Klenek, un cinéaste ménagé par le régime. Sa maison, connue pour ses orgies – « Moins de liberté, plus de baise » –, est truffée de micros de la police secrète.  Bolotka lui explique « qui est qui et qui aime quoi », jusqu’à ce qu’une grande femme mince aux yeux gris, « des yeux de chat » et un sourire engageant, chuchote à Zuckerman : « Je sais qui vous êtes ».

    Olga prétend que son amant veut la tuer ; les hommes la cherchent tous. Son mari s’est enfui en Amérique avec une belle actrice tchèque et elle vit avec Klenek. Olga demande à Zuckerman s’il compte faire l’amour à quelqu’un à Prague et ne cesse de le provoquer, interrompue par un sexagénaire qui veut absolument qu’elle se montre à un garçon qui l’accompagne, qui n’a jamais vu de femme. Quand elle en revient, Nathan résiste à ses avances et lui propose de déjeuner ensemble le lendemain. Ses lecteurs n’en reviendraient pas.

    Le lendemain, Olga le réveille, elle l’attend dans le hall de l’hôtel et se présente comme sa « future épouse ». Mais un employé de la réception, après s’être excusé auprès de lui en anglais, s’adresse à elle en tchèque : il veut sa carte d’identité ; elle exige qu’il lui parle en anglais aussi pour que Zuckerman comprenne la manière insultante dont on traite les citoyens tchèques. Quand elle apprendra la raison de sa présence, Olga sera furieuse : « Pour qu’il puisse gagner de l’argent sur le dos de son père mort – à New York ? Pour qu’il puisse lui acheter des bijoux à elle, maintenant à New York aussi ? »

    Zuckerman arrivera-t-il à la persuader de lui donner ce qu’il est venu chercher ? Lisez L’orgie de Prague si vous voulez connaître la suite, pleine d’imprévus. Philip Roth y restitue le climat oppressant que subissent les Tchèques dans les années 70, en particulier les intellectuels relégués aux emplois manuels et voués à la débrouille pendant que d’autres collaborent et tirent profit de leur proximité avec le pouvoir. Roth a séjourné à Prague dans ces années-là et a soutenu des dissidents tchèques, il sait comment il y était surveillé.

    Après L’écrivain fantôme, Zuckerman délivré, La leçon d’anatomie, l’épilogue de Zuckerman enchaîné change de contexte, mais les thèmes du premier cycle consacré par Philip Roth à Nathan Zuckerman restent bien présents : la relation père-fils et l’origine juive, l’écriture et la littérature, les femmes et la sexualité, la solitude et les rencontres, la liberté intellectuelle et l’audace.

  • La vie de ses parents

    alain berenboom,monsieur optimiste,récit,littérature française,belgique,bruxelles,schaerbeek,pologne,juifs,parents,histoire,famille,culture,origines,optimisme,deuxième guerre mondiale,occupation allemande« Qui se soucie de la vie de ses parents ? Qui a la curiosité, la force ou simplement l’idée de percer leurs secrets, de violer leur jardin personnel ? Pour un enfant, les parents n’ont pas d’âge, pas d’histoire, pas de passé et surtout pas de mystère. A l’adolescence, on ne s’intéresse qu’à soi. Plus tard, après avoir quitté le nid, on ne les voit plus qu’un dimanche de temps en temps, puis aux fêtes d’anniversaire, à la nouvelle année. Et que reste-t-il de nos parents quand la tentation nous prend enfin d’ouvrir la boîte de Pandore ? Des morceaux d’histoires qui leur ont échappé et qu’on a miraculeusement retenus, on ne sait pourquoi : le nom d’un ancien ami – ou d’un ennemi – à qui ils n’ont jamais pardonné, des rancœurs familiales à l’origine obscure. »

    Alain Berenboom, Monsieur Optimiste

  • Monsieur Optimiste

    A la mort de son père, Alain Berenboom ne sait pas grand-chose de son passé. Ce pharmacien toujours occupé ne lui a laissé aucune photo, aucun récit familial, lui qui pourtant était toujours prêt à parler de son village natal (Maków, son « shtetl » près de Varsovie), de l’Europe ou du monde. « Mon père croyait à la marche irréversible de la civilisation, au recul de la barbarie, vaincue par le mot ou l’éducation, enfin ce genre de choses. » Tomas, un client d’origine allemande devenu son ami, lui avait dit un jour : « On devrait t’appeler monsieur Optimiste » – le surnom lui était resté.

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    L'affiche de l'adaptation théâtrale en 2015

    Monsieur Optimiste raconte ce dont l’auteur se souvient et ce que des archives ont permis de découvrir à ce fils unique né d’un père de quarante ans et d’une mère de trente-deux. Lorsque celle-ci décède, dix ans après le père, Alain B. trie leurs papiers et tombe sur un extrait du registre des Juifs de la commune de Schaerbeek où s’est inscrit, le 28 novembre 1940, Chaïm Berenbaum.

    Pourquoi s’y être déclaré, lui qui avait fui la Pologne, qui détestait les rabbins, lui « le laïc, le gauchiste, l’internationaliste » ? En Belgique depuis 1928, une fois son diplôme de pharmacien obtenu à l’université de Liège, son père était devenu aide-pharmacien « dans les beaux quartiers de Schaerbeek ». Tomas, l’ami ingénieur qu’il admirait pour avoir quitté l’Allemagne à la prise de pouvoir d’Hitler, disparu lors de l’invasion de la Belgique, était en réalité un officier allemand de « la cinquième colonne » ; il était revenu à la pharmacie en uniforme, à la stupéfaction du père, mais il ne l’avait pas dénoncé à la Gestapo.

    Le mariage des parents en janvier 1940 avait été fêté chez des amis avec très peu de famille : Esther, une des deux sœurs du père ; Harry et Herta, oncle et tante de sa mère Rebecca, « une superbe brune à la peau mate ». En mai, ils étaient partis en voyage de noces à vélo vers le Pas-de-Calais, mais le désordre épouvantable à Boulogne, où Chaïm a failli être enrôlé de force comme soldat polonais, les a vite fait revenir dans Bruxelles occupée.

    Au retour, la pharmacie rouvre. En 1942, son père est convoqué à la caserne Dossin à Malines (17000 Juifs obéirent à la convocation… pour Auschwitz-Birkenau). Quand l’agent de police du quartier, un de ses clients, vient lui intimer l’ordre de partir… ou de disparaître sans laisser d’adresse, les Berenbaum changent de peau et s’en vont devenir en cachette de bons Belges de souche, les Janssens, avec de « vraies-fausses cartes d’identité » établies à Jette.

    La guerre finie, « Janssens » deviendra « Berenboom », « arbre aux ours » en flamand – « Toute personne parlant néerlandais comprend immédiatement la supercherie. Berenboom est aussi faux flamand que le magicien qui l’a imaginé. » Alain Berenboom s’interroge sur son identité, mais qui questionner ? Sa grand-mère paternelle, qui a vécu avec eux juste après la guerre, a émigré en Israël quand il avait six, sept ans. « Elle parlait polonais, yiddish et hébreu, pas français. » Il ne l’a revue qu’une fois, il ne connaît que le français et le flamand. Quant à son prénom, son père lui a dit un jour qu’il en avait un autre « pour les Juifs » : « Aba », le prénom de son grand-père, qui signifie « père », tandis que « Chaïm » signifie « vie ».

    Quand il repeint une chambre, après la mort de son père, des couches de vieux journaux sous le papier, des pages du Soir des années trente, font défiler la jeunesse de Chaïm pendant qu’il tentait de maîtriser le français. Dans les dossiers de la Police des étrangers, Alain B. découvre les faits et gestes de ses parents depuis leur demande de visa et même une carte de la clinique informant la police de l’admission de sa mère à la maternité en 1947. Suivant tantôt la trace de son père, tantôt celle de sa mère, l’auteur restitue avec leur parcours tout le contexte de l’époque.

    Résistance, livre de cuisine rédigé par sa mère cachée, évocation des membres de la famille dont il a retrouvé des lettres, cyclisme, lecture de la Bible, les chapitres de Monsieur Optimiste, prix Rossel 2013, rendent compte, sans rien inventer, de ce que fut la vie de ses parents. Jusqu’aux « potions magiques » du pharmacien de la rue des Pâquerettes à Schaerbeek (au 33) et à la « Fontaine d’amour » du parc Josaphat qui fascinait le petit Alain et sa grand-mère.

    Alain Berenboom, avocat, écrivain et chroniqueur au Soir, fait revivre tout cela avec simplicité et honnêteté : « Tout est juste, magnifiquement campé avec une pudeur pleine d’humour et de tendresse pour des personnages réels devenus de fiction. » (Sophie Creuz dans L’Echo) Le fils de monsieur Optimiste s’est déclaré en 2010 « Trots op België et fier de l’être », un texte à lire sur son site.

  • Marié pour...

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    « Le mariage avait été son rempart contre l’extraordinaire source de distraction que constituent les femmes. Il s’était marié pour l’ordre, pour l’intimité, pour l’aspect routinier, régulier, de l’existence monogame ; il s’était marié pour ne plus jamais perdre son temps dans une nouvelle aventure, ne plus jamais devenir fou d’ennui lors d’une soirée ou se retrouver seul le soir au salon après une journée de solitude dans son studio. »

    Philip Roth, La leçon d’anatomie in Zuckerman enchaîné