Trouvé chez un bouquiniste de Nyons, Le passage des ombres d’Isabelle Hausser m’a permis de retourner en imagination dans cette belle Provence où j’aime séjourner. Quelle bonne surprise de découvrir dans ce roman des noms assez familiers pour que des souvenirs se mêlent à la lecture.
© Balthus, Paysage provençal, 1925 (sur la couverture originale)
Le roman s’ouvre sur le deuil des trois protagonistes : William, l’ami américain, retrouve chaque matin l’horreur de la disparition de sa compagne ; Elise, le médecin du village, se réveille seule quand le téléphone sonne en pleine nuit ; Guillaume rêve d’un impossible retour en arrière, mais « irréparables, les erreurs vous privent de la grâce de l’aube. »
En juillet 2003, William Barber a accepté l’invitation de son ami et homonyme Guillaume Barbier à s’installer quelque temps chez lui à Malemort, un village du Midi, où il pourra travailler à son aise au livre qu’il veut écrire pendant son année sabbatique. Descendu du train à Montélimar, il a pris la route de Grignan. Ebloui par la lumière sur ces terres plantées d’oliviers, de vignes et de lavandes, il est accueilli devant la vieille ferme par une inconnue dont la voiture pile près de la sienne.
Guillaume, sans en prévenir William, a chargé Elise Vernet, son amie d’enfance, de lui ouvrir sa maison qui surplombe le village. Au salon, William qui a voyagé avec son violon découvre un piano et un violoncelle – ils pourront jouer à trois. Elise repartie, William s’écroule de fatigue dans sa chambre. Au retour de Guillaume, les deux amis se retrouvent un peu gauches après presque dix ans sans se voir ; même s’ils ont gardé le contact, ils ne se sont pas fait de confidences personnelles sur ces années douloureuses pour l’un et l’autre.
Comme d’habitude, ils parlent de politique, comparent leurs pays respectifs, discutent du discours de Villepin à l’ONU, de l’Irak. William apprend qu’Elise – « Elle est comme une sœur pour moi », lui dit Guillaume – a travaillé avec son père médecin à Malemort avant de reprendre son cabinet. Elle est veuve, sans enfant, depuis que son mari volage s’est noyé en faisant de la plongée en Thaïlande – « une très chic fille » avec qui Guillaume aime faire de la musique le dimanche.
Magistrat, il travaille à Valence où il reste souvent pendant la semaine. William se charge de faire les courses, d’entretenir un peu la maison, il a toute la tranquillité nécessaire pour s’atteler à son livre sur les migrations pour lequel il a numérisé une énorme documentation. La musique est leur meilleur terrain d’entente. Chaque week-end, après l’habituel coup de frein brutal de sa voiture qui annonce l’arrivée d’Elise, ils répètent un trio de Haydn, pour commencer.
Historien, William parle un français impeccable grâce à sa grand-mère paternelle qui a veillé à faire de lui un Américain « totalement européanisé ». Quand Claire avait été nommée adjointe d’un conseiller financier à New York, il avait suivi sa compagne et travaillé pour la mission française à l’ONU. C’est ainsi qu’il avait rencontré Guillaume, son « double » en quelque sorte.
S’il partage avec les Français la critique de la politique étrangère de Bush, William reste attaché à l’idéal américain. Il sait que son étude suscitera des oppositions dans un pays qui ne voit pas « la nécessité de s’enquérir des coutumes des autres peuples et de les respecter ». Les amis se découvrent à la fois proches et différents par leur culture. Pour Elise, William est comme un autre Guillaume, plus disponible et davantage porté aux conversations personnelles. Toujours débordée, elle apprécie sa compagnie.
Comme annoncé dans le prologue, la mort les taraude, chacun à leur manière. William s’étonne du fait que Guillaume, qui se reproche la mort de son fils et que sa femme a quitté peu après, n’ait pas épousé Elise qui lui est si proche. Lui-même sort de sa mélancolie grâce à la rencontre d’un compagnon venu examiner la remise que Guillaume parle de restaurer depuis des années. Une inscription sur une poutre rappelle l’époque où les protestants ont dû ou se convertir ou s’exiler sous la pression des catholiques de Malemort, un sujet qui intéresse beaucoup William.
On découvrira avec lui le passé du village, dans les tensions entre certains habitants et dans la pierre même du Passage des Ombres, comme s’appelait alors l’endroit où habite Guillaume. Celui-ci, retenu à Valence par une affaire insoluble – on a retrouvé la tête, puis le corps d’une inconnue –, laisse à William le soin de sa maison, non sans s’inquiéter de l’affection grandissante entre Elise et son ami. Isabelle Hausser a doté chacun des trois protagonistes d’une personnalité à la fois riche et inquiète.
Le récit du séjour de William est de temps en temps interrompu par une histoire ancienne, celle d’un médecin protestant amoureux d’une jeune fille du village qu’il espère épouser à sa maturité. Le Passage des ombres est plus qu’un lieu-dit, c’est une thématique : celle de la présence des morts dans la mémoire des vivants et la part qu’on leur donne dans sa propre vie. Ce beau roman qui aborde de nombreux thèmes historiques et actuels parle de la solitude et de la mélancolie sans être triste pour autant. Ses personnages se respectent, à l’écoute l’un de l’autre comme quand ils font de la musique ensemble, attachés à donner le meilleur d’eux-mêmes.