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états-unis - Page 24

  • Trop jeune

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    « Je n’avais que quinze ans, j’étais plus porté à croire ce que les gens me disaient que les avertissements de mon cœur. Si j’avais été plus âgé, si j’avais eu ne serait-ce que dix-sept ans et le supplément d’expérience à l’avenant, si j’avais eu des idées sur le monde moins larvaires, j’aurais compris que ce que je vivais – mon attirance pour Remlinger, la façon dont j’avais refoulé mes sentiments à l’égard de mes parents – présageait que les ennuis qui le guettaient me guettaient aussi. Mais j’étais trop jeune et trop loin des étroites frontières de ce que je connaissais. »

    Richard Ford, Canada

  • On essaie, tous

    Canada, le dernier roman de Richard Ford traduit par Josée Kamoun, prix Femina étranger 2013, est un roman sur la frontière, mais pas seulement celle des cartes, pas seulement celle qui sépare les Etats-Unis du Canada, où Dell, le jeune héros, va se retrouver à quinze ans, quasi seul, séparé à jamais de ce qui faisait sa vie jusqu’alors. En près de cinq cents pages, Richard Ford nous montre le monde à travers les yeux d’un adolescent perdu et interroge ce qui « fait sens » dans l’existence. 

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    Hopper, Nighthawks

    Tout part du hold-up commis par les parents de Dell un jour d’été 1960. Des gens ordinaires : Bev Parsons, pilote de bombardier à l’Air Force, bel homme, grand et sympathique, né en Alabama – Berner, la sœur jumelle de Dell, et lui l’adoraient – et Neeva Kamper, petite, juive, introvertie. Un couple mal assorti. La famille s’était installée à Great Falls, Montana, en 1956. Habitués à  déménager de base en base, les jumeaux ont très peu de contacts extérieurs. Pour Dell, ça se résume à l’école : « Savoir des choses m’importait, quelles qu’elles soient. » Sans doute un héritage de sa mère, qui enseigne à l’école primaire.

    Berner et Dell (de faux jumeaux, elle est l’aînée) sont très différents : elle est grande et osseuse, lui petit et fin. Comme leur père, peu instruit, optimiste, est l’opposé de leur mère, intellectuelle et sceptique. Bev Persons a pris sa retraite de l’armée de l’air pour vendre des automobiles. Des voitures, il y en aura beaucoup dans ce « road movie ». L’histoire est racontée par le fils, d’un point de vue d’adolescent d’abord, mais le récit laisse entendre qu’il s’est passé beaucoup de temps depuis les événements qui ont brisé cette famille. C’est en lisant un jour la « Chronique d’un crime commis par une personne faible », rédigée par leur mère en prison, que les enfants apprendront comment ils en sont arrivés là.

    Leur père, impliqué dans un commerce frauduleux (de la viande prélevée sur des vaches volées par des Indiens crees), se trouve piégé entre l’employé des chemins de fer qu’il fournit et les Indiens qui n’ont pas été payés comme convenu, qui le menacent. Les Parsons n’ont pas d’argent. La mère, qui rumine de divorcer et d’emmener ses enfants dans un autre Etat, finit contre toute attente par accepter le plan de son mari : dévaliser une banque dans le Dakota du Nord, régler la dette et redémarrer comme si de rien n’était. 

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    Cela intrigue Dell « de constater à quel point une conduite ordinaire peut perdurer à la lisière de son contraire parfait. » Les enfants sentent la tension qui habite leurs parents, ils nettoient la maison à fond en vue d’un départ imminent. Le revolver du père a disparu. Après leur retour du Dakota et quelques journées bizarres, des policiers viennent interpeller les parents sous leurs yeux. A 34 et 37 ans, ils se retrouvent en prison et la vie des jumeaux de quinze ans en est « changée à jamais », « comme s’ils avaient franchi un mur, ou une frontière, et que Berner et moi, on était restés de l’autre côté. » 

    Quand la police les emmène, leur mère insiste pour qu’ils n’ouvrent à personne d’autre qu’à Mildred, son amie, qui sait quoi faire. Berner et Dell, sous le coup, éprouvent un sentiment de liberté inouï et quand le petit ami de Berner vient les voir, fument, boivent du whisky, dansent même. Le lendemain, ils décident de rendre visite à leurs parents en prison : Bev Parsons est très abattu, sa femme ne lui parle plus, et elle les inquiète par sa voix trop « normale », il y a un panneau « suicide » apposé à sa cellule. Ils ne se disent pas grand-chose, aucun des deux ne répond quand ils leur demandent si c’est vrai qu’ils ont braqué une banque. Les jumeaux ne les reverront plus jamais.

    « Personne n’est venu voir ce que nous devenions ni nous chercher pour nous mettre en lieu sûr : voilà bien la mesure de notre insignifiance, et de la ville qu’était Great Falls. » Dell en tire la conclusion qu’il ne faut jamais rien tenir pour acquis. Mildred finit par arriver, mais Berner est déjà partie seule de son côté, ne voulant ni d’elle ni de la Protection des mineurs. 

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    Le 30 août 1960, Mildred emmène Dell vers le nord, comme prévu avec sa mère, elle va le confier à son frère qui possède un hôtel dans le Saskatchewan. En route, elle lui parle du Canada, de son frère « cultivé et intelligent », un « déçu des Etats-Unis », et lui conseille de ne s’occuper que du présent, sans rien exclure. Une fois la frontière passée en le faisant passer pour son neveu, elle le confie à Charley, l’homme à tout faire de son frère, un drôle de type qui fait peur. C’est pourtant près de lui que Dell vivra dans une habitation miteuse de Partreau, un village en ruine, tout en travaillant à Fort Royal, à l’Hôtel Leonard d’Arthur Remlinger, grand et bel homme, l’air jeune. Un charme trompeur, Dell ne s’en rendra compte que peu à peu.

    Canada est un roman d’apprentissage plein d’humanité, doublé d’un suspense plus psychologique que criminel, même s’il raconte aussi des meurtres. Un garçon qui rêvait d’une vie normale – aller à l’école, jouer aux échecs et s’occuper d’abeilles – se retrouve comme un « naufragé » dans un monde étrange où il ne peut compter que sur lui-même. « La vie est une forme qu’on nous tend vide. A nous de la remplir de bonheur », lui a dit Flo, l’amie de Remlinger. Mais il n’est pas si facile de « nager avec les flots ». 

    Les personnages, les paysages, décrits avec réalisme, les ruminations sur le sens de l’existence et la manière de lui en donner, quand on grandit au milieu de nulle part, quand on est décidé à survivre et à rester soi-même – « On essaie, tous tant que nous sommes » –  tout cela fait de Canada un grand roman de Richard Ford – « un chef-d’œuvre, qui capture la solitude logée au cœur même de la vie américaine – et peut-être de toute vie. » (John Banville)

  • Se justifier

    « Il y a longtemps, quand elle était adolescente et que son père était un jeune, vigoureux et ambitieux adjoint au procureur de district à Long Island, il lui avait dit, lors d’un rare moment d’intimité, que l’esprit humain tire très vite des conclusions à partir de faits extrêmement ténus – il calcule avec audace, mais de manière très convaincante, dans l’intention de donner du sens à ce qui n’en a pas. 
    Parmi une masse de faits cohérents, il sélectionne au hasard mais efficacement pour créer un récit susceptible de se justifier lui-même. » 

    Joyce Carol Oates, Le département de musique

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  • Musique et cruauté

    Pas de musique qui adoucit les mœurs dans Le département de musique (Nemesis, traduit de l’anglais par Boris Matthews), roman publié par Joyce Carol Oates sous le pseudonyme de Rosamond Smith en 1990. Mais de la cruauté, certes. Ce thriller s’ouvre sur un étonnant extrait d’une lettre de Chopin : « Ce n’est pas de ma faute si je ressemble à un champignon qui paraît comestible, mais qui vous empoisonne quand vous y goûtez en le prenant pour un autre. » (1839) 

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    Première édition

    Maggie Blackburn, « femme d’une grande intégrité », célibataire, est « une pianiste douée » mais manque de confiance en soi. Professeur au Conservatoire de Forest Park (Connecticut) depuis six ans, elle vient d’être nommée à 34 ans « directrice du département de formation musicale pour étudiants avancés ». Son style vestimentaire (des couleurs toujours neutres), ses bijoux coûteux (héritage de famille), son attitude « parfois distraite, voire absente », sa discrétion sur sa vie privée la rendent mystérieuse aux yeux des autres.

    Elle ne parle à personne des visites qu’elle rend à son père en maison de retraite jusqu’à sa mort, ni des « crises d’amnésie » qui la saisissent parfois. En septembre 1988, Maggie organise une grande soirée dans sa maison pour présenter les nouveaux étudiants et enseignants à la communauté du Conservatoire. Soirée fatale.

    Calvin Gould, le recteur, 39 ans, est son invité le plus désiré : elle est secrètement amoureuse de lui. Sa femme déteste les mondanités, et comme prévu, il viendra sans elle. Les canaris de Maggie, Rex, un mâle au chant extraordinaire et une femelle, Sucre d’orge, sont des oiseaux délicats qu’un courant d’air froid pourrait tuer, aussi a-t-elle déplacé leur cage à l’arrière de la maison, loin de l’agitation.

    Puis c’est le défilé des invités, l’attention pour chacun, pour le service, un stress continu pour Maggie qui a du mal à se détendre et observe tout son monde, soucieuse que tout soit parfait. Vingt minutes avant la fin, Calvin Gould arrive enfin, la trouve « merveilleuse », puis est rapidement accaparé par les autres. Le recteur est un « personnage controversé » au sein du département de musique, mais Maggie le défend toujours « bec et ongles ».

    Au moment où ses derniers invités prennent congé, Maggie remarque Rolfe Christensen, 59 ans, compositeur renommé, en grande conversation avec un compositeur novice de 27 ans, Brendan Bauer, un étudiant timide qui a tendance à bégayer. Christensen lui propose de le raccompagner en voiture et Calvin, de son côté, reconduit une étudiante à sa résidence sur le campus. Le calme revenu, Maggie découvre que quelqu’un a fumé dans son bureau et y a ouvert la fenêtre en grand : Sucre d’orge gît sur le sol de la cage, morte.

    Ce petit drame n’est rien en comparaison de celui qui se déroule dans la majestueuse demeure de Christensen, qui a ramené Brendan chez lui sous prétexte de lui faire écouter un enregistrement de son « Adagio pour piano et cordes ». Jeune, maigrichon, « charmant », l’étudiant est le genre de garçon qui attire Christensen, un costaud. Il le fait boire, use et abuse de son autorité naturelle, de sa logorrhée de moins en moins contenue, pour retenir sa proie.

    Le lendemain, Maggie enterre Sucre d’orge. Plus tard dans la journée, elle aperçoit quelqu’un derrière chez elle : Brendan Bauer, hagard, apeuré, la peau éraflée, les lunettes cassées, est si agité qu’il refuse de s’asseoir quand elle le fait entrer. Comme fou, le jeune homme déambule dans le salon, touche le piano, finit par accepter une tasse de café. Il ne veut ni médecin, ni qu’elle l’emmène aux urgences, et finit par dire l’abominable : il a été violé, pense au suicide, regrette de n’avoir pas tué Christensen, renonce à ses cours.

    Stupéfaite, compréhensive, patiente, Maggie parvient à lui faire raconter ce qu’il a vécu, la manière monstrueuse dont il a été traité. Elle veut prévenir la police, mais Brendan refuse, l’humiliation a été trop grande et il ne supporterait pas qu’on le prenne pour un homosexuel qu’il n’est pas. Elle le reconduit chez lui en le priant de l’appeler en cas de besoin, elle est sa conseillère après tout.

    Le lundi matin, elle se rend dans le bureau du recteur pour l’informer. Calvin Gould est écœuré, il craint que Brendan ne mette fin à ses jours et convainc Maggie de l’appeler pour qu’il dépose une plainte au département, en toute confidentialité – Brendan accepte. Maggie apprend un peu du passé trouble de Christensen, qu’elle ignorait. Pendant quelques jours, celui-ci reste invisible, et quand il réapparaît, convoqué chez le recteur, il est accompagné de son avocat. Sans vergogne, il parle de rapports entre adultes consentants, prétend que Brendan l’a provoqué, joue les scandalisés. 

    La vérité sur cette nuit-là ne sera dévoilée, on s’en doute, qu’à la fin du roman, après la mort de Christensen, empoisonné, et le meurtre d’un autre musicien. Brendan est suspecté, seule Maggie reste convaincue de son innocence. La découverte du véritable assassin devient son obsession. Nemesis (titre original) est la déesse de la vengeance, de la colère divine. Joyce Carol Oates, pour qui la lecture de Crime et châtiment fut une révélation, sème évidemment des indices, ouvre de fausses pistes, tient ses lecteurs en haleine, mêle avec brio à ces violences les secrets intimes et la musique, tissant page après page le portrait d’une femme à l’air fragile, terriblement obstinée.

  • Genoux

    « En général, une bibliothèque, ou n’importe quel bâtiment d’ailleurs, donne l’impression d’être un espace limité. Comment peut-on rester du matin au soir, tous les jours, dans 1200 m2 sans s’ennuyer ? Mais pour Dewey, la bibliothèque municipale de Spencer était un univers immense, regorgeant de tiroirs, de placards, d’étagères, de rayonnages, d’élastiques, de machines à écrire, de tables, de chaises, de sacs à dos, de sacs à main et d’innombrables mains pour le caresser, de jambes pour s’y frotter, de bouches pour chanter ses louanges. Et de genoux. La bibliothèque était toujours miséricordieusement, superbement remplie de genoux. » 

    Vicki Myron, Dewey 

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