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Littérature - Page 92

  • Madame la Vie

    Quand j’ai lu Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan était encore en prison. C’est là qu’il a écrit Madame Hayat (Hayat Hanım, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), avant d’être libéré par la Cour de cassation en avril 2021. Prix Transfuge du meilleur roman européen et Prix Femina étranger, Madame Hayat raconte la vie de Fazil, le narrateur, étudiant en lettres, qui a changé du jour au lendemain.

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    « La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. » Son père, qui avait investi toute sa fortune dans la production de tomates, est ruiné par de nouvelles mesures économiques et meurt peu après. Sa mère n’a plus d’autre source de revenus que le maigre rapport de ses serres florales. Fazil obtient une bourse, mais sa nouvelle condition d’étudiant n’a plus rien à voir avec le train de vie facile qu’il menait auparavant.

    Il loue une petite chambre dans un vieil immeuble « d’une rue de la soif » qu’il peut observer d’un petit balcon et partage la cuisine commune avec les autres locataires. C’est là qu’on lui propose un jour de se faire un peu d’argent comme figurant pour une émission de télévision : dans une salle en sous-sol, il s’agit de s’installer à une des tables près de la scène, un plateau où chantent des femmes mûres plantureuses dans des tenues colorées et aguichantes. Un écran géant montre les chanteuses filmées et de temps à autre les spectateurs.

    C’est à l’écran qu’il remarque d’abord un visage « d’une espièglerie malicieuse » entouré de longs cheveux « roux-blond », une « robe au décolleté profond, couleur de miel », puis les belles hanches d’une femme gracieuse et très excitante. « Jusque-là, je n’avais jamais imaginé que les femmes âgées puissent être aussi attirantes. J’étais émerveillé, abasourdi. »

    A la fin du tournage, quand tout le monde sort, cette femme d’une cinquantaine d’années le remarque et l’invite à l’accompagner au restaurant. Le serveur les installe dans un petit jardin intérieur et l’appelle « madame Hayat » – un nom qui enchante l’étudiant : « et je me répétais dans toutes les langues : Madame Hayat, Lady Life, Madame la Vie, Signora la Vita, Señora la Vida… »

    Elle s’intéresse à lui, l’interroge sur ses études – elle ne lit jamais de romans, qui ne lui apprennent rien sur l’humanité, dit-elle, qu’elle ne sache déjà. Mme Hayat préfère regarder des documentaires. Elle dirige la conversation, le taquine, le surprend, « certainement la partenaire la plus charmante qu’un  homme puisse souhaiter pour un dîner ». Elle ne sait rien de la littérature mais connaît beaucoup de choses sur les hommes, les insectes, le monde. Quand elle repart en taxi, Fazil se reproche de ne pas avoir su lui plaire assez pour qu’elle le retienne.

    Une fois son amant, la revoir devient son obsession. Leur relation occupe toutes les pensées de l’étudiant, même après avoir rencontré Sila, une étudiante de bonne famille qui a subi les mêmes revers de situation que lui, du jour au lendemain. Belle, cultivée, elle est la partenaire idéale pour échanger sur leurs lectures, les cours et les professeurs de lettres. Quand leur complicité devient plus intime, il ne lui parle pas de Madame Hayat, qu’il continue à voir chez elle.

    Dans la rue, de plus en plus de bastonnades visent ceux qui ne vont pas à la mosquée. Les revues sont mises sous pression. Le quartier des bouquinistes est rasé. A l’université, étudiants et professeurs sont suspectés de sédition. L’ancien chauffeur du père de Sila, reconverti dans des affaires malhonnêtes et lucratives, prend plaisir à la suivre pour la traiter de haut. Tout le monde se sent surveillé et peut s’attendre à une arrestation arbitraire. Sila n’envisage qu’une issue pour y échapper : continuer ses études au Canada. Fazil hésite à l’accompagner, même si Madame Hayat elle-même pousse son « petit Marc Antoine », comme elle l’appelle, à partir avec cette étudiante de son âge.

    Fazil, en adoptant un mode de vie modeste, partage les vicissitudes de ses nouveaux compagnons d’infortune. Si le très beau roman d’Ahmet Altan décrit les difficultés d’une jeunesse avide de liberté dans ce climat politique menaçant, c’est avant tout un roman d’initiation amoureuse. Tiraillé entre deux femmes que tout oppose, l’étudiant admire chez Madame Hayat, en plus de sa sensualité enivrante, son goût de la vie, sa curiosité, son art de vivre au présent.

    Magnifique portrait de femme – « Sa liberté me rend plus libre » a écrit l’auteur à l’occasion du prix Femina –, Madame Hayat décrit l’entremêlement des désirs chez un jeune homme qui rêve d’enseigner la littérature et qui apprend à observer la vie réelle. « Un livre universel, trempé dans l’encre de l’humanisme et de la liberté. » (Philippe Chevilley, Les échos)

  • Paul

    Polders.jpg« Il y a des jours où je me sens polychrome, polarisé, pollué, polyèdre, polyglotte, polynésien, polystyrène, polyuréthanne, polytonal, etc., etc. Il y a des jours où je me sens dans tous mes états et complètement poli par la pluie. J’écris comme un fou des mots que je ne connais pas mais qui ont l’air de me raconter des choses. Je dresse des listes dans un carnet que j’ai planqué dans le watergang et que je remplis de notes tout à coup. Il y a des jours comme ça où je me sens comme perdu dans les polders, que pourtant je connais comme ma poche. Il y a comme ça, oui, des jours où, vraiment, je ne sais plus quoi faire. »

    Mario Alonso, Watergang

     

    Photo © 2022 gerthermans.be
    https://blog.gerthermans.be/wandeling-door-de-uitkerkse-polder/

  • Watergang

    C’est à la radio que j’ai entendu parler de Watergang, le premier roman de Mario Alonso, qui a remporté cette année le prix Première (première chaîne radio de la RTBF). « J’écrirai mon premier roman à treize ans. » La phrase d’ouverture de Paul, douze ans, le premier des narrateurs et le point focal du roman, donne immédiatement la tonalité : un style simple, basique, souvent oral.

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    « Courir c’est l’affaire de ma vie. Je cours d’un bout à l’autre du watergang. » (Littéralement « couloir d’eau », un watergang s’appelle aussi « watringue ».) Le futur écrivain, Paul De Vaart, rêve d’être connu plus tard sous le nom de Jan De Vaart. Sa mère a repris son nom de jeune fille quand leur père est parti, sa sœur et lui le portent aussi. Sur un carnet, il a prévu comme première phrase celle-ci : « J’ai treize ans, j’habite Middelbourg et ma sœur est enceinte. » Birgit n’en a rien dit à son petit ami, Jeroen, le père. Paul, qui partage sa chambre, l’entend pleurer la nuit.

    Quand Kim prend la parole, on comprend que les personnages ont deux prénoms, celui qu’ils portent dans la vie avec Paul et celui qu’ils porteront dans le futur roman de Jan. Pour Kim, Paul est beau, mystérieux – « il ne parle pas à tort et à travers comme la plupart des autres garçons. Et ça, les filles elles trouvent que c’est irrésistible. » Si Paul hante le watergang, où elle l’accompagne parfois, sa sœur préfère retrouver ses copines avec qui elle communique par textos quand ce n’est pas avec Jeroen au Holy Hour, où les jeunes de Middelbourg se retrouvent.

    A chaque chapitre, le narrateur change. Si Paul a déclaré avec sérieux qu’un jour il tuerait quelqu’un, ce qui a épaté les filles, il considère que comme écrivain, il n’aura pas besoin « de parler de revolver et de répandre le sang » pour faire son effet. Quand le polder lui-même prend la parole, c’est pour parler du garçon courant « d’un bout à l’autre du pays le cœur battant ». « Car le watergang sera toujours son allié, et les éléments qu’il brave chaque jour lui seront à jamais une source d’inspiration. »

    Paul observe sa sœur, ses copines, les couleurs qu’elles portent (le rose surtout). Il donne la parole à Middelbourg même, avec sa terre marron. A Julia, qui porte le même prénom que la première femme de l’homme de Middelbourg qui vit avec elle en Angleterre. A « Super », surnom que Paul a donné à sa mère ; elle se sent pourtant une femme très ordinaire, sauf aux yeux de son fils. A « Action » : Paul estime qu’elle n’est pas nécessaire à son futur roman, que les faits suffisent. Etc.

    Watergang est un premier roman qui ne ressemble à aucun autre. Mario Alonso, « né quelque part en Espagne dans les années 60 », selon la notice de l’éditeur, projette à présent d’écrire des « romans paysages ». Les phrases courtes, les personnages ordinaires, les rêves et impressions de Paul, tout cela tisse peu à peu une atmosphère mélancolique, par petites touches, comme dans le mouvement de la vague peinte par Natalie Levkovska en couverture.

  • La pluie d'été

    I

    Mais le plus cher mais non
    Le moins cruel
    De tous nos souvenirs, la pluie d’été
    Soudaine, brève.

    Nous allions, et c’était
    Dans un autre monde,
    Nos bouches s’enivraient
    De l’odeur de l’herbe.

    Terre,
    L’étoffe de la pluie se plaquait sur toi.
    C’était comme le sein
    Qu’eût rêvé un peintre.

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    Pluie à la fenêtre

    II

    Et tôt après le ciel
    Nous consentait
    Cet or que l’alchimie
    Aura tant cherché.

    Nous le touchions, brillant,
    Sur les branches basses,
    Nous en aimions le goût
    D’eau, sur nos lèvres.

    Et quand nous ramassions
    Branches et feuilles chues,
    Cette fumée le soir puis, brusque, ce feu,
    C’était l’or encore.

    Yves Bonnefoy, La pluie d’été
    Les planches courbes, Poésie/Gallimard, 2020

  • Nommer

    yves bonnefoy,de grands blocs rouges,la vie errante,les planches courbes,poésie,littérature française,cultureIl se demandait comment il pourrait dire ces grands blocs rouges, cette eau grise, argentée, qui glissait entre eux et le silence, ce lichen sombre à diverses hauteurs du chaos des pierres. Il se demandait quels mots pourraient entrer comme son regard le faisait en cet instant même dans les anfractuosités du roc, ou prendre part à l’emmêlement des buissons sous les branches basses, devant ce bord de falaise qui dévalait sous ses pas parmi encore des ronces et des affleurements de safre taché de rouille. Pourquoi n’y a-t-il pas un vocable pour désigner par rien que quelques syllabes ces feuilles mortes et ces poussières qui tournent dans un remous de la brise ? Un autre pour dénommer à lui seul de façon spécifique autant que précise l’instant où un moucheron se détache de la masse de tous les autres, au-dessus des prunes pourries dans l’herbe, puis y revient, boucle vécue sans conscience, signe privé de sens autant que fait privé d’être, mais un absolu tout de même, à lui seul aussi vaste que tout l’abîme du ciel ? Et ces nuages, dans leur position de juste à présent, cou leurs et formes? Et ces coulées de sable dans l’herbe auprès du ruisseau ? Et ce petit mouvement de la tête brusque du merle qui s’est posé sans raison, qui va s’envoler sans raison? Comment se fait-il qu’auprès de si peu des aspects du monde le langage ait consenti à venir, non pour peiner à la connaissance mais pour trouver repos dans l’évidence rêveuse, posant sa tête aux yeux clos contre l’épaule des choses ? Quelle perte, nommer ! Quel leurre, parler ! Et quelle tâche lui est laissée, à lui qui s’interroge ainsi devant la terre qu’il aime et qu’il voudrait dire, quelle tâche sans fin pour simplement ne faire qu’un avec elle ! Quelle tâche que l’on conçoit de l’enfance, et que l’on vit de rêver possible, et que l’on meurt de ne pouvoir accomplir !

    […]

    Yves Bonnefoy, De grands blocs rouges in La vie errante,
    Les planches courbes, Poésie/Gallimard, 2020