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Littérature - Page 254

  • Rester fortes

    Toranian affiche expo.jpg« Toute la nuit, Aravni reste au chevet de sa mère. Quand son corps commence à refroidir, elle se blottit contre elle, comme une petite fille. Au matin, Méliné la relève doucement et la prend dans ses bras.
    – Si j’étais morte à la place de Maral, maman serait restée en vie, murmure Aravni, fixant l’aube violette qui s’étire à l’horizon.
    – Je t’interdis de dire ça. Ta mère est morte d’épuisement et de chagrin. Les vivants ne doivent pas se reprocher d’être vivants. Sinon les Turcs nous auront tout pris. La vie et la raison. Le convoi est plein de femmes à moitié folles. Ecoute-moi bien, Aravni, nous allons rester en vie et rester fortes.
    Elle ajoute, par pure superstition :
    – Si Dieu le veut. Et elle crache en l’air.
    Pour que le mauvais œil comprenne à qui il a affaire. »

    Valérie Toranian, L’étrangère

  • Nani d'Arménie

    Un bandeau au bas de la couverture : « Ma grand-mère s’appelait Aravni et ne parlait jamais de son passé. » L’étrangère de Valérie Toranian, son premier roman, rend hommage à cette grand-mère et brise le silence autour du génocide arménien. La mère de son père, elle (la narratrice) la voyait comme une femme pas belle mais respectable à qui elle ressemblait, et non à sa mère blonde aux yeux bleus : « Je suis de la lignée des boucles drues, des yeux sombres et des paupières qui tombent. » Sa sœur aînée a les cheveux lisses, son frère aussi. « Je me reconnais dans le camp des bouclés par dépit, mais je reconnais qu’il a du panache. »

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    Valérie s’appelle Astrig en arménien, « petite étoile ». Elle cherche à séduire son père, plutôt sévère, et perçoit des tensions dans l’histoire familiale liée à sa grand-mère arménienne, « rescapée du génocide ». Comme celle-ci ne parle que sa langue, même si elle prononce « quelques phrases rudimentaires » en français, elles ne se comprennent pas. Mais, installée dans l’appartement parisien au-dessus du leur, sa grand-mère a « l’obsession orientale du gavage d’enfant » et l’attire par la gourmandise : elle fabrique de délicieux « tire-bouchons », des biscuits salés en forme de tresse que son frère et elle ont baptisés ainsi à cause de leur forme.

    « Amassia. Juillet 1915 » : le jour de Varvatar, « la fête de l’eau », pas de messe, le prêtre a été arrêté, et tous les hommes entre 18 et 50 ans, le père et le mari d’Aravni aussi. Sa mère, l’élégante Anna Messerlian (leur mercerie est un des plus beaux magasins de la ville), a décidé de quitter la maison avec ses deux filles, Aravni, seize ans, mariée à un cousin éloigné, « un homme raffiné, instruit, passionné par les progrès de la science, doué pour le piano », et Maral, dix ans. Alors qu’elles terminent d’emballer leurs affaires, le jardinier turc, sa femme et leur fille, sont déjà dans la maison à vider leur penderie – « Bientôt, toutes les maisons arméniennes seront pillées, livrées aux vautours. » Parmi les documents éparpillés, Aravni aperçoit le diplôme de son mari, le plie et le glisse contre son ventre. Elles seront du premier convoi, avec la tante Méliné, qui leur a annoncé qu’elles ne reverront plus ni père, ni mari. « D’ici dix jours, Amassia sera vidée de ses treize mille sujets arméniens. »

    Alternant avec la vie au présent à Paris, le récit des démêlés familiaux, Valérie Toranian raconte le terrible exode de sa grand-mère dans le convoi d’Amassia. Après quelques jours, les réserves de nourriture et d’eau sont épuisées ; dans les villages traversés, l’afflux de réfugiés arméniens encourage le marché noir, et malheureusement les rapines. Des Kurdes, des Turcs, des Tcherkesses font main basse sur le contenu des chariots et, pire, « les convois sont devenus d’immenses foires aux esclaves ». Femmes et enfants sont emmenés pour devenir des domestiques, voire des épouses « éduquées, vaillantes » ; seules les familles qui ont de quoi payer y échappent. Les bijoux cachés dans des pochettes cousues à l’intérieur des vêtements ne feront pas long feu lors des fouilles au corps, jusque dans les parties intimes. La petite Maral et Anna, sa mère, n’y survivront pas – Aravni, « si Dieu le veut ».

    Valérie aime sa grand-mère mais a honte de cette femme « trop grosse, trop bizarre, trop étrangère, trop susceptible, trop paranoïaque, trop tout. » Elles regardent la télévision ensemble, adorent suivre les mimiques de « Ma Sorcière bien-aimée ». Aravni, pour sa petite-fille, c’est « Nani » ; « Mamie », c’est la mère de sa mère, « l’exact opposé » de celle de son père. Elle ignore encore comment Aravni a échappé aux enlèvements, grâce aux conseils de sa marraine Méliné : prendre un air abruti, se mettre de la terre sur la figure, se pisser dessus pour sentir mauvais… Celle-ci la prétendra très malade lors d’une épidémie de dysenterie pour éloigner un de ces prédateurs.

    Avec son physique, son nom exotique et aux sonorités malheureuses autant que ses initiales (V. C.), sa jupe tricotée par sa grand-mère, Valérie est le bouc émissaire de ses camarades de classe. Ce qui la sauve, c’est l’un ou l’autre professeur attentif et la lecture. Dès six ans, elle est une dévoreuse de livres. « La lecture ne comble pas ma solitude, elle me bouleverse. J’accède à l’immense famille humaine. » Les Misérables deviennent le livre de sa vie, Victor Hugo, le « maître vénéré » dont un alexandrin l’a pétrifiée, au début de L’enfant, lu en classe : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil. »

    En quelque deux cents pages, Valérie Toranian réussit à nous captiver et pour ce qu’a vécu Aravni, survivante du génocide arménien, avant d’arriver à Paris (convoi d’Amassia, Alep, Constantinople, Marseille) et pour sa propre enfance au croisement des cultures paternelle et maternelle. « L’histoire d’Aravni est une reconstitution romancée » à partir des notes que l’auteure a prises auprès de sa grand-mère à la fin de sa vie, précise-t-elle au début de ses remerciements, suivis d’une importante bibliographie. Un roman de reconnaissance.

  • Heures

    woolf,virginia,journal,tome 3,1928-1930,littérature anglaise,culture« Pendant ma promenade, je me suis dit que je commencerais par le commencement. Je me lève à huit heures et demie et traverse le jardin. Ce matin, le temps était à la brume, et j’avais rêvé d’Edith Sitwell. Je me débarbouille et je vais m’attaquer au petit déjeuner qui est servi sur la nappe à carreaux. La chance aidant, j’aurais peut-être une lettre intéressante ; aujourd’hui, il n’y en avait aucune. Ensuite je prends un bain et je m’habille, puis je viens ici pour écrire ou corriger pendant trois heures, étant interrompue à onze heures par Leonard qui m’apporte du lait et parfois les journaux. A une heure, déjeuner (aujourd’hui petits pâtés rissolés et flan au chocolat.) Après déjeuner, court moment de lecture et cigarette et vers deux heures je chausse de gros souliers, je prends Pinker en laisse et je sors. Cet après-midi j’ai gravi la colline d’Asheham pour m’asseoir une minute ou deux au sommet et puis je suis rentrée en longeant la rivière. Thé à quatre heures environ. Puis je viens écrire quelques lettres ici, suis interrompue par le courrier (qui contient une nouvelle proposition pour des conférences) ; ensuite je lis un livre du Prélude et la cloche ne tardera pas à sonner. Nous dînerons et puis nous écouterons de la musique ; je fumerai un cigare ; nous lirons (du La Fontaine, ce soir, je pense), puis les journaux… Ensuite, au lit ! »

    Virginia Woolf, Journal (Jeudi 22 août 1929)

  • Virginia 1928-1930

    Le tome 4 du Journal de Virginia Woolf traverse trois années plutôt prospères et en tout cas heureuses, comme elle le répète souvent. Elle termine d’écrire Orlando en mars 1928 – « trop long pour une farce et trop frivole pour un livre sérieux » – avec un grand désir de soleil, de vin et de « rester assise à ne rien faire », ce qu’elle pourra faire à Cassis, où elle rejoint sa sœur qui y migre à présent chaque hiver. Au retour, elle « consigne » drôlement la réception de son prix Femina en mai pour La promenade au phare : « une abomination », mais le succès du roman lui permet l’acquisition d’une automobile qu’elle surnomme « le Phare ».

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    Lenare, Portrait of Virginia Woolf, 1929 (The Red List)

    Le retour de Nessa en juin réjouit Virginia : « Nessa m’est nécessaire – comme je ne le lui suis pas. Je cours vers elle comme un petit kangourou vers sa mère. C’est aussi qu’elle est pleine d’entrain, solide, heureuse. » Souvent elle note l’importance d’avoir des enfants, même si elle n’a plus envie d’en avoir pour pouvoir donner libre cours à ses pensées sans être dérangée – « la seule vie qui soit passionnante est la vie imaginaire ».

    L’été à Monk’s House amène une nouvelle idée de roman qu’elle appelle d’abord « Les Phalènes » (Les Vagues) et d’agréables visiteurs avec qui boire le thé au jardin. Les arbres accrochent toujours son regard, ou les corneilles en lutte contre le vent – « Je suis fascinée par le spectacle des choses » – et elle se demande « Avec quels mots rendre tout cela ? » Mais elle déteste les visites de Mrs. Woolf, sa belle-mère, « cette tyrannie qu’exerce la mère – ou le père – sur la fille, leur droit à « ce qui leur est dû » étant une des choses les plus fortes du monde. Et après cela, on se demande pourquoi les femmes n’écrivent pas de poésie. » (A l’anniversaire de son père, qui aurait eu 96 ans, elle note : « Mais, Dieu merci, il ne les a pas atteints. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. »)

    La perspective de passer sept jours en Bourgogne « seule avec Vita » en septembre l’effraie, mais au retour, après avoir écrit beaucoup de lettres à Leonard, elle n’en dit que ceci dans son Journal : « Nous ne nous sommes pas mutuellement percées à jour ». Un autre texte l’occupe, d’abord en vue de conférences sur « Les femmes et le roman » à de jeunes femmes. Je leur ai dit de boire du vin et d’avoir une chambre à soi « affamées, mais intrépides, intelligentes, ferventes, pauvres et destinées par bancs entiers à devenir institutrices » (d’où le titre définitif). Elle aura bientôt sa propre chambre, grâce à la vente d’Orlando « étonnamment rapide », plus de 6000 exemplaires déjà en décembre ; elle se fait ouvrir un compte en banque personnel et peut dépenser son argent « librement », à 46 ans.

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    1929 commence bien avec un article élogieux du Manchester Gardian : « Orlando est reconnu pour ce qu’il est : un chef-d’œuvre. » Rien dans le Times sur l’exposition de Nessa – « Et voilà que je pense à part moi : Ainsi, de mon côté, je possède quelque chose, à défaut d’enfants, et je me mets à comparer nos vies. » Sans cesse, elle revient sur ce lien profond avec sa sœur, et leurs vies différentes. « Et même, si je me vois laide dans le miroir, je me dis : très bien, au-dedans de moi je regorge plus que jamais de formes et de couleurs. »

    Dans « Les Phalènes », elle veut « reproduire l’instant dans sa totalité, quoi qu’il puisse inclure (…) une combinaison de pensée, de sensation, plus la voix de la mer. » Elle y pense longuement, avant de se mettre à l’écrire, par fragments : « un esprit en train de penser », « des îlots de lumière », « le vol fluide des phalènes ». « On pourrait appeler cela : « autobiographie ».

    Les démêlés avec Nelly et Dottie – elle rêve de ne plus avoir de domestiques à demeure – sont parfois cocasses, comme quand Virginia Woolf se scandalise à l’idée que Nelly désire comme elle la victoire des travaillistes aux élections – « Je crois qu’être gouvernés par Nelly et Lottie serait un désastre. » Durant leur séjour à Cassis en juin (« jamais connu de vacances aussi chaudes »), elle est tentée par l’achat d’une maisonnette, « une petite île » qui représenterait « chaleur, silence, détachement total de Londres », mais elle y renoncera.

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    Créer, voilà ce qui lui importe avant tout dans cette vie « transitoire ». Et elle est heureuse d’être à présent dégagée des soucis matériels. Mais elle a besoin aussi « d’illusion humaine » : « inviter quelqu’un demain soir, après dîner, pour me lancer une fois de plus dans cette stupéfiante aventure qu’offre l’âme des autres… dont je connais bien peu de chose. Serait-ce l’affection qui nous mène ? »

    Parfois elle plonge dans son « grand lac de la Mélancolie » d’où seul le travail la sort : « Aussitôt que je cesse de travailler, je sombre de plus en plus profond. » Ou un achat personnel, que ce soit une robe ou un canif. Et la construction de son pavillon à Monk’s House, transformé « en palais confortable ». Elle se réjouit de l’arrivée d’un fourneau à pétrole où cuisiner et réchauffer « sans produire d’odeur ni de résidu, et sans causer d’agitation », « en toute liberté ».

    A quoi lui sert ce Journal ? A écrire des choses qu’elle ne raconte même pas à Leonard, à cerner de près les sentiments – « Il est probable que je ne dis pas tout, si bien que ce que je fais là équivaut, somme toute, à me confier. » « Oui, il est bien vrai que coucher quelque chose par écrit, c’est s’en débarrasser. »

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    Virginia Woolf et Ethel Smyth (New York Public Library) 

    En 1930, les Woolf envisagent de s’installer à Monk’s House dès le mois d’avril. Les Vagues sont en plein élan : « Pas de vacances ; pas de pause, si possible, avant que tout soit terminé. Puis repos. Et ensuite récrire le tout. » A 48 ans, elle fait ses comptes et constate qu’elle gagne à peu près le salaire d’un fonctionnaire, elle qui s’est contentée de si peu pendant tant d’années. Grippée, en février, elle note : « Une ou deux fois j’ai senti dans ma tête cet étrange bruissement d’ailes qui me vient si souvent quand je suis malade. » « Quelque chose se produit dans mon cerveau. Il se refuse à continuer d’enregistrer des impressions. Il se ferme. Je deviens chrysalide. »

    Mais Virginia Woolf donne aussi de formidables portraits comme celui de « Snow », une amie et correspondante fidèle, dont elle déplore la vie gâchée. Quel contraste avec Ethel Smyth invitée à prendre le thé, plus âgée qu’elle ne pensait (71 ans), fantasque et pleine de bon sens, parlant sans discontinuer, « une femme de qualité et d’expérience, qui connaît la vie ». Celle-ci lui dit que « n’ayant eu personne pour l’admirer, elle écrira peut-être de la bonne musique jusqu’au bout » ! Le début d’une amitié indéfectible. Ou encore le portrait de Yeats, rencontré chez Ottoline.

    Seules les Œuvres romanesques de Virginia Woolf (deux tomes) ont été publiées dans La Pléiade en 2012. J’espère qu’on y trouvera un jour ses essais rassemblés, et aussi ce Journal pour lequel on aimerait disposer d’un index. Rendez-vous pour la suite dans quelque temps – rien ne presse, et il lui faudra bientôt affronter les années de guerre. Elle conclut, le 30 décembre 1930 : « Mais tout de même, je suis allée à Lewes, et les Keynes sont venus pour le thé, et, m’étant remise en selle, le monde reprend ses proportions ; moi, c’est le fait d’écrire qui me donne mes proportions. »

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 7

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  • Indéfinissable

    enquist,anna,quatuor,roman,littérature néerlandaise,musique,anticipation,amitié,deuil,souffrance,couple,vieillesse,culture« Comment définir un son ? »
    Jochem réfléchit.
    « On emprunte des mots qui existent déjà : chaud, pointu, riche. Ou bien on fait des comparaisons. Ici, la semaine dernière, il y avait un violoncelle qui sonnait comme un saxophone. J’ai aussi eu un alto pareil à une corne de brume, une viole qui toussait comme un canard enrhumé. Avec tout ça, je m’en sors. On est tellement obsédé par le verbe qu’on veut tout nommer, tout expliquer. Le son est indéfinissable. Il faut simplement l’entendre. »

    Anna Enquist, Quatuor