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Culture - Page 654

  • Un homme de trop

    Sous le portrait ensoleillé de sa fille en chapeau jaune par le grand peintre russe Repine, Le Petit Mercure republie Le Journal d’un homme de trop de Tourgueniev, une nouvelle écrite en 1850.

     « S’il faut mourir, autant mourir au printemps. » Un homme de trente ans qui n’en a plus pour longtemps se décide tout de même à commencer un journal et, faute d’autre sujet qui l’intéresse, d’y raconter sa vie. « Au moment où il la vit, l’homme n’a pas le sentiment de sa propre vie ; semblable au son, elle ne lui devient perceptible qu’après un certain intervalle de temps. »

    D’une enfance insipide émerge un souvenir amer : la perte de son jardin, quand sa famille dut quitter la campagne pour Moscou, après la mort de son père. L’étang où il pêchait, les sentiers, les bouleaux, c’est à eux seuls qu’aujourd’hui encore, il voudrait dire adieu. Dans le petit village où il s’est retiré pour finir ses jours, en ce mois de mars 18.., la neige tombe et comme d’habitude, il se sent dans le monde comme « un hôte inattendu et importun », n’y ayant jamais trouvé sa place.

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    Pour l’expliquer, l’homme de trop revient sur un séjour dans la ville d’un certain Ojoguine, fonctionnaire d’une grande hospitalité. Invité à dîner chez lui, il tombe immédiatement amoureux de sa fille Elisabeth, la demoiselle en robe blanche occupée à nourrir un bouvreuil. Il se met à fréquenter les lieux assidûment, lorsque apparaît un envoyé de Saint-Pétersbourg, le prince N***. Lise, comme il l’appelait déjà, n’a plus d’yeux que pour ce fringant officier. Bientôt il est clair aux yeux de tous, et des parents ravis, que le prince et elle se plaisent, s’aiment, vont se marier sans doute.

    Bal, duel, coup de théâtre… Pour l’homme de trop, un Moscovite ordinaire, les déceptions et les humiliations vont se succéder, sans qu’il arrive à s’éloigner de celle pour qui bat son cœur, en vain. « Ma petite comédie est terminée. Le rideau tombe. » Au moment de mourir, seuls comptent ces souvenirs d’un amour refusé et d’un jardin, qu’il ne verra pas refleurir.

     
  • Lire et relire

    « Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. » Voilà la première phrase que j’avais soulignée dans Paula ou l’éloge de la vérité en 1992,  l’année de sa traduction en français pour Actes Sud. Un article du Monde des Livres que je retrouve glissé sous la couverture, avait attiré mon attention sur ce romancier suédois : « Lindgren ou l’illusion du réel ».

    Que retient-on des livres qu’on n’a lus qu’une seule fois ? Je peux le dire exactement pour celui-ci et c’est la raison même pour laquelle je l’ai relu récemment. L’incipit, inoubliable,  ressemble à un conte de fées pour les amateurs de salles des ventes : un encadreur découvre, dès son entrée à l’exposition, une peinture extraordinaire, suspendue parmi d’autres. Il est fasciné au point de perdre l’air détaché qu’affichent par prudence et par ruse ceux qui envisagent d’acquérir un objet, se gardant d’attirer l’attention. Le dialogue muet qui commence entre la madone du tableau et lui, les paroles qu’il échange avec un petit homme chauve qui se montre lui aussi très intéressé, le souci immédiat de rassembler immédiatement la plus grosse somme d’argent possible en vue des enchères – puisque c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit -, le récit haletant de la vente elle-même, tout cela s’était greffé très précisément dans un coin de ma mémoire.

    50f5e839547b1bbfc18b6d2dd9ae7327.jpgQue souligne-t-on en lisant ? Il y a, j’imagine, autant de réponses à cette question que de lecteurs. Certains refusent de prêter leurs livres à cause de ces marques trop personnelles. Tout lecteur – ou lectrice puisque les femmes forment le gros des troupes – ne manque pas de remarquer, un jour ou l’autre, en retirant un livre de l’étagère où il était retourné au silence, à quel point le temps a passé. Le crayon s’est posé sous un mot, une phrase qu’aucun écho ne fait plus résonner. Ailleurs surgissent de simples repères, des lieux, des dates, … Bien sûr, des passages cochés pour leur résonance avec le titre du roman, sa thématique fondamentale sur le vrai et le faux. Parfois la musique d’une phrase, la force d’une image.

    Mais quelques années après, on n’est plus du tout celui ou celle qui a souligné cela. L’œil s’attarde ailleurs, voit d’autres choses. Moins obnubilée par l’intrigue, la lecture suit un autre cours et va, peut-être pour la première fois, à la rencontre du texte.

     

  • Le mouvement de la vie

    Le Boulevard périphérique d’Henry Bauchau (Actes sud, 2008) commence dans le métro. Le narrateur pense à Paule, sa belle-fille qu’il va visiter à l’hôpital où on la soigne pour un cancer. En même temps surgit le souvenir de son ami Stéphane, assassiné en 1944, et donc éternellement dans la force de ses vingt-sept ans.

    Jour après jour, nous suivons ces allées et venues, et aussi ce va-et-vient entre présent et passé. La malade est immobilisée, autour d’elle on se déplace. On vient à son chevet, on la quitte. Elle-même, pour continuer à vivre, dans le lit où elle est clouée, se prépare à un voyage en Suisse où elle compte s’installer quand elle sera guérie. Son mari, pris par son travail, se faufile dans les embouteillages et prend la direction de l’hôpital quand il le peut. Mais il y a aussi Win, le petit garçon, dont il doit assurer les trajets entre l’école, la maison, la chambre de sa mère.

    Difficultés de circulation, problèmes de voiture, aléas des transports en commun, escaliers à descendre, ascenseurs à emprunter, peur d’être en retard : 5b4fed4e49acd8ffb84e8a36b3819491.jpgle narrateur, malgré la fatigue, est fidèle aux rendez-vous avec Paule, qui tient tant à leurs conversations. L’a-t-il décidé ? Y est-il forcé ? Non, c’est un courant qui l’emporte, sans qu’il s’y oppose. Stéphane, l’ami qui l’a initié à l’alpinisme, se jouait de l’immobilité. C’était le maître du geste juste. Avec lui, l’élan du corps ouvrait sur une joie de vivre pleine et partagée. La guerre les a séparés. Quand il a appris la mort de Stéphane, dans des circonstances non éclaircies, il n’a eu de cesse d’en savoir plus, est reparti sur ses traces, sans se douter alors que c’est encore en mouvement, face à l’inéluctable, que ce premier de cordée avait lancé son dernier défi.

    Avec une superbe simplicité de ton, Bauchau  dit ce qui se meut entre les hommes, entre les femmes, entre les hommes et les femmes. Dans le mouvement de la vie.  « Ainsi nous vivons entourés, protégés par l’attention de quelques êtres qui nous sont peu à peu arrachés. »

  • Hamlet ou le refus des faux-semblants

    Ce qui me frappe en relisant La tragédie d’Hamlet, Prince de Danemark (traduction de F.-V. Hugo), c’est que Shakespeare y installe d’emblée la bataille du doute et de la certitude. La pièce s’ouvre sur les conventionnels « Qui est là ? » - « Qui êtes vous vous-même ? » des officiers de la garde sur les remparts d’Elseneur. On peut voir dans ces questions l’énigme essentielle de l’œuvre. L’étrange réponse d’Horatio aux sentinelles - « Est-ce Horatio qui est là ? » - « Quelque chose de lui. » - y fait écho.

    Mais ce sont les premiers mots d’Hamlet lui-même qui révèlent son axe de conduite : le refus des faux-semblants.  Sa première réplique est un aparté. Le roi vient de s’adresser à lui : « Eh bien ! Hamlet, mon cousin et mon fils… » et Hamlet de corriger, à part, les termes choisis par son oncle, devenu son beau-père : « Un peu plus que cousin et un peu moins que fils. » Pour raisonner ce fils, trop affecté par la mort de son père, la reine lui rappelle que « c’est la règle commune : tout ce qui vit doit mourir, emporté dans l’éternité. » Elle lui demande pourquoi cette loi lui semble étrange. Hamlet, aussitôt, rectifie : « Elle me semble, Madame ! Non : elle est. Je ne connais pas les semblants. »

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    Voilà un fils ébranlé au-delà de toute mesure par la mort de son père et le remariage de sa mère, et qui se soucie en permanence de l’exactitude des mots. A Horatio, qui le salue d’un courtois « votre humble serviteur », Hamlet précise : « Monsieur mon ami, c’est le nom que nous échangerons. »      Il refuse de même qu’Horatio se traite ironiquement de vagabond, il n’en est pas un. Lorsque celui-ci évoque le père d’Hamlet, « un magnifique roi », Hamlet, à nouveau, cherche la formule appropriée : « C’était un homme : voilà ce qu’il faut dire. »

    Dire les choses telles qu’elles sont. Refuser les apparences trompeuses. Dès le premier acte, Shakespeare plonge Hamlet dans la quête amère de la vérité. Au dernier acte, Hamlet blessé souffle encore : « Il y a une trahison : qu’on la découvre ! » Dans cette tragédie où la vengeance finit par s’accomplir, la bataille des mots contre les faux-semblants n’est pas la moindre.

  • Vivre dans le feu

    Tzvetan Todorov, dans sa longue préface aux Confessions de Marina Tsvetaeva (ou Tsvetaïeva) récemment publiées par Le Livre de Poche, estime à un dixième environ des écrits intimes de la grande poétesse russe (1892 – 1941) les textes rassemblés dans ce volume intitulé Vivre dans le feu. Bouleversant.

    Russie d’avant et d’après la Révolution, Allemagne et Tchécoslovaquie, France (de 1925 à 1939), URSS : son destin tragique va de rendez-vous en rendez-vous avec les violences de l’histoire et de son histoire. Une fille adorée qui survivra à la misère mais s’éloignera d’elle, une autre morte à l’hospice, un époux admiré qui la laissera se débrouiller seule et dont les choix politiques seront calamiteux pour les siens, une vie sans douceur, une vie de chien.

    be4fa30878e360940374d81712949e68.jpgSa passion pour la poésie, la lecture, l’écriture ; le besoin d’être sinon aimée, du moins comprise ; la maladresse à vivre les choses matérielles mais l’effort constant de donner à sa famille tout ce qu’elle peut – ce sont les préoccupations constantes dont elle entretient ses correspondants. Amis ou amies, trop souvent de passage, elle se livre à eux toute entière dans ses lettres : « Je ne peux aimer que quelqu’un qui, par une journée de printemps, me préférera un bouleau. – C’est ma formule. » L’exaltation des débuts, elle la sait pourtant promise à la désillusion amoureuse. « L’amitié est chose aussi rare que l’amour, quant aux connaissances – je n’en ai pas besoin. » Les engouements se succèdent.

    La naissance d’un fils, Mour, en 1925, la comble. Elle lui offre sa devise : « Ne daigne ». « Ne daigne – quoi ? Rien qui abaisse : quoi que ce soit. Je ne daigne m’abaisser (à la peur, au lucre, à la douleur personnelle, aux considérations existentielles – et aux économies). »

    Mais Marina Tsvetaeva ne se trouve vraiment que dans la solitude et ses cahiers – « Pas la littérature, - l’auto-dévoration par le feu ». Au critique Bakhrakh, elle explique : « Le travail sur le verbe est un travail sur soi. » A Boris Pasternak, en 1927 : « Comprends-moi bien : je ne vis pas pour écrire des vers, j’écris des vers pour vivre. (…) Je n’écris pas parce que je sais, mais pour savoir. Tant que je n’écris pas à propos d’une chose (ne la regarde pas), elle n’existe pas. »

    « Sténographe de la vie », c’est l’épitaphe qu’elle souhaitait. Marina Tsvetaeva n’a pas de tombe connue dans le cimetière d’Elabouga où elle fut enterrée après son suicide. « La manière dont nous subissons notre mal de vivre – voilà notre liberté. » Je l’ai lue le cœur battant.