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Culture - Page 646

  • Hokusai sur papier

    Il y a les expos qu’on voit, celles qu’on se contente d’imaginer en lisant une critique, celles enfin qu’on projette de découvrir mais qui ne trouvent pas leur place dans l’agenda. Quelle chance alors si le catalogue, richement illustré, nous offre une visite virtuelle de qualité – une expo sur papier, par le texte et par l’image.

    "Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’ai publié une infinité de dessins ; mais je suis mécontent de tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans. C’est à l’âge de soixante-treize ans que j’ai compris à peu près la forme et la nature vraie des oiseaux, des poissons, des plantes, etc. Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait beaucoup de progrès, j’arriverai au fond des choses ; à cent, je serai décidément parvenu à un état supérieur, indéfinissable, et à l’âge de cent dix, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant. Je demande à ceux qui vivront autant que moi de voir si je tiens parole. Ecrit, à l’âge de soixante-quinze ans, par moi, autrefois Hokusai, aujourd’hui Gakyo Rojin, le vieillard fou de dessin."

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    Katsushika Hokusai (1760-1849) a fait récemment l’objet d’une grande rétrospective au Musée Guimet à Paris, sous le titre Hokusai, « l’affolé de son art ». A partir de 1834, il signe « le vieil homme fou de dessin », un an après avoir connu la gloire avec ses Trente-six vues du Mont Fuji. Sur la plus connue de ses estampes, Sous la grande vague au large de la côte à Kanagawa, une grande vague bleu de Prusse occupe presque tout l’espace, prête à s’abattre sur deux embarcations malmenées par la tempête, avec le mont Fuji, tout petit, à l’arrière-plan. Son profil ressemble à celui de la Vague en onyx de Camille Claudel, sous laquelle s’ébattent trois figures féminines inconscientes du danger qui les menace - même si La Tribune de l’art y voit plutôt l’influence d’un dessin de Victor Hugo, Ma destinée. (C’est à ces deux vagues que je pensais constamment en lisant le splendide Œdipe sur la route d’Henry Bauchau, lorsque Œdipe rêve de sculpter une falaise, avec Clios, le bandit devenu son compagnon de route, et Antigone, parce qu’il y a vu, lui, l’aveugle, une vague de pierre.)

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    Les estampes japonaises, littéralement « ukiyo-e » ou « Images du Monde flottant », n’étaient pas considérées au Japon comme du grand art, plutôt comme de l’artisanat. La vivacité et l’expressivité du dessin d’Hokusai enchantèrent les impressionnistes et les critiques occidentaux de la fin du XIXe siècle. Le catalogue réalisé sous la direction d’Hélène Bayou, « d’Edmond de Goncourt à Norbert Lagane », montre bien comment le regard des uns et des autres sur l’œuvre d’Hokusai a pu différer. Siegfried Bing, présenté en 2006 à Bruxelles avec la belle exposition « L’art nouveau, la maison Bing », se voulait soucieux du contexte original des œuvres, « sinon mieux vaut se détourner délibérément de ce tout ce qui est né en dehors de nous ». Henri Focillon, au début du vingtième siècle, renouvela pour sa part l’approche formelle de l’estampe.

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    A côté d'œuvres connues sont illustrés le magnifique paravent des Neuf femmes jouant au jeu du renard, les érotiques « images de printemps » (shunga). Sur l’une d’elles, derrière un couple qui s’étreint, un chat blanc, un ruban autour du cou, attend, assis, attentif aux petites souris noires à l’avant-plan. Il faudrait parler aussi des autres paysages d’Hokusai, de ses natures jamais mortes : Branche de cerisier en fleur, Bergeronnette et glycine si « art nouveau ». Des fameux Tigre et dragon, deux pendants – on le sait depuis peu – étonnamment complémentaires. La fin du catalogue offre un superbe Autoportrait sous la forme d’un vieillard qui, mieux que tout, exprime la passion d’un artiste pour rendre avec une justesse et une simplicité inouïes la vague du temps qui nous emporte tous.

  • Guerre lente

    Qu’ajouter aux multiples commentaires qu’ont valus aux Ames grises les prix littéraires de 2003, puis le film qui en a été tiré ? Tout ce bruit m’avait rendue méfiante. Mais le roman de Philippe Claudel y résiste. Il distille l’inquiétude de la première à la dernière page, dans une langue simple et forte.

    Toile de fond, la première guerre mondiale. Figure marquante, un procureur d’une terrible indifférence envers les accusés, Pierre-Ange Destinat. (A tous les personnages, de premier ou de second plan, Claudel a donné des noms très parlants.) Au restaurant où Destinat a sa table, comme le juge Mierck, les filles du restaurateur servent gracieusement. Mais Belle, la petite dernière, dite Belle de jour, dix ans, est retrouvée morte un matin, étranglée, près du petit canal, non loin du « Château » où vit le procureur. C’est l’hiver de décembre 1917, et dans le froid coupant, le juge Mierck, pas malheureux d’avoir un crime à se mettre sous la dent, commande des œufs mollets en attendant le médecin.

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    L’Affaire est au cœur du roman – qui est l’assassin de la petite ? a-t-on désigné le
    vrai coupable ? Les soubresauts de l’enquête permettent au narrateur, un policier qui revient des années plus tard sur ces événements, de portraiturer toute une galerie de riches et de pauvres, de forts et de faibles, de perdants – d’abord tous ces soldats partis se faire tuer ou blesser – et de « chanceux », les gars qui travaillent à l’Usine locale, réquisitionnés et donc restés chez eux, « c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire dans un pays où pendant des années la rumeur ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. » 

    L’arrivée d’une jeune institutrice ramène de la lumière. Lysia Verhareine a vingt-deux ans, elle attire tous les regards et éblouit les écoliers par ses manières douces, son élégance. Mais elle aussi a rendez-vous avec un destin tragique, longtemps inexpliqué. « Rien n’est tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment grise, comme nous tous » dira une voisine au policier revenu des années plus tard pour enterrer son père. Au premier rang des salauds, le juge s’est trouvé un complice, le colonel Matziev désigné pour l’enquête. A ceux qui souffrent, ils donnent sans vergogne le spectacle de leurs appétits insatiables, de leur mépris pour ceux qui ne sont pas de leur milieu.

    L’horreur ne manque pas dans ce récit qui va et vient dans le temps, au gré des souvenirs et du désespoir qui saisit le narrateur irrésistiblement poussé à tout raconter, puisque s’y mêle son drame personnel. Sa rencontre avec un curé amoureux des fleurs, qui voit dans leur beauté la preuve de l’existence de Dieu, offre une courte respiration.

    Quand un jour, longtemps après la mort de Destinat, le policier solitaire pénètre dans la bibliothèque du Château, il découvre le fauteuil qui garde l’empreinte du procureur, les Pensées de Pascal souvent lues, la fenêtre avec vue sur le canal et sur la Guerlante qui coule non loin de là, et sur la maison du parc où logeait l’institutrice. Dans le secrétaire, « un petit carnet, rectangulaire et fin, recouvert d’un joli maroquin rouge. La dernière fois que je l’avais vu, il était dans les mains de Lysia Verhareine. » Ce que l’institutrice y a consigné va lever bien des mystères, révéler ce qu’elle pensait d’eux tous, elle, la souriante. « On sait toujours ce que les autres sont pour nous, mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres. » Cette note rouge, dans la grisaille de la guerre et des vies perdues, annonce le temps des aveux.

  • L'attentat

    Quartiers d'été / Incipits

     

    Loin, bien loin, au fin fond de la Deuxième Guerre mondiale, un certain Anton Steenwijk habitait avec son frère et ses parents en lisière de Haarlem. Le long d’un quai qui bordait un canal sur une centaine de mètres puis décrivait une faible courbe pour redevenir une rue ordinaire, quatre maisons se dressaient, assez rapprochées. Les jardins qui les entouraient, leurs balcons, leurs bow-windows et leurs toits pentus leur donnaient l’allure de villas, malgré leurs dimensions plutôt modestes ; à l’étage, toutes les pièces étaient mansardées. Elles étaient lépreuses et un peu délabrées car, même dans les années trente, on ne les avait plus guère entretenues. Chacune d’elles portait un de ces noms fleurant bon l’innocence bourgeoise propre à des jours moins troublés : Beau Site   Sans Souci   Qui l’eût cru   Mon Repos.

    Anton habitait la deuxième maison à partir de la gauche : celle qui avait un toit de chaume. Elle portait déjà son nom quand ses parents l’avaient louée, peu avant la guerre ; son père l’aurait plutôt baptisée Eleutheria – ou d’un autre terme du même goût, mais écrit en lettres grecques. Même avant la catastrophe, lorsqu’il entendit parler de Sans Souci, Anton n’interprétait jamais ces mots comme exprimant l’absence de soucis, mais plutôt leur abondance : « cent soucis » - de même qu’une personne qui prétend vous recevoir « sans façon » fait généralement « cent façons », ce qui est exactement le contraire.

     

    Harry MULISCH, L’attentat, Calmann-Lévy / Babel, 2001.
    Traduit du néerlandais par Philippe Noble.

     

  • Le café Zimmerman

    Quartiers d'été / Incipits

     

    Je devais non pas le rencontrer, mais simplement faire sa connaissance, de manière superficielle, fugitive. Puis l’oublier, peu à peu, probablement même dès le lendemain de son dernier concert. Et tout cela dans des circonstances programmées de longue date, et ordinaires. Au lieu de quoi il me faut bien parler d’une véritable rencontre, dont le souvenir, même si elle n’avait pas été décisive, ne se serait pas laissé chasser si facilement. Or elle a été décisive, et elle s’est produite de la façon la plus inattendue qui soit.

    On me l’a brusquement annoncé : Vilhem Zachariasen demande à te voir.

    Quoi ? Me voir ? Là ? Maintenant ? Il est ici ? Mais qu’est-ce qu’il fout là ? Le diable l’emporte – tout cela en moi-même.

    J’ai demandé posément trois minutes, prétextant un courrier à finir. Sois gentille de le faire patienter trois minutes. Dans les institutions culturelles, ou artistiques, ou dites « de communication », j’avais appris qu’il est de bon ton de se tutoyer, de faire mine de ne connaître chacun que par son prénom, et très vite constaté que tous les coups fourrés, même les plus assassins, se font sous couvert de cette familiarité très camarade. Donc Sois gentille, et Trois minutes, mais je ne saurais dire combien de temps a passé en réalité ni pourquoi j’avais pris l’habitude de désigner une durée indéterminée par l’exact temps de cuisson d’un œuf à la coque. C’était ainsi. C’est toujours ainsi, quoique aujourd’hui je demande ces trois minutes de délai le plus souvent en anglais ou en danois.

    Toutes affaires cessantes et maudissant son irruption, je me suis fébrilement plongé dans la lecture du programme, notice certes succincte, mais ponctuée d’assez de noms propres et de dates, d’indications esthétiques pour me permettre d’opiner du chef, ou de dire Ah oui, le violoniste de Köthen, ou Style italien, d’un air entendu, s’il devait immédiatement se lancer et, par conséquent, me précipiter moi-même dans je ne sais quelle conversation de « musicologue érudit », ainsi qu’il était écrit de lui dans le dossier de presse.

     

    Catherine Lépront, Le café Zimmerman, Le Seuil / Points, 2003.
  • Un chant d'amour

    Quartiers d'été / Incipits 

     

    Je suis assis devant mon bureau dans une petite pièce qui donne sur l’avenue Gabriel et qu’une aimable vieille dame m’a prêtée pour trois mois. Le soleil brille. C’est le mois de mai. Les marronniers sont en fleur. Sous ma fenêtre les philatélistes butinent parmi les éventaires des marchands de timbres et une nurse pousse une voiture d’enfant à l’ombre des Champs-Élysées. J’aperçois (je crois que j’aperçois) la poussière d’eau qui vole autour de l’une des fontaines de la place de la Concorde. Le bonheur flotte dans l’air. Au-dessus de ma tête, quelqu’un joue du Mozart.

    J’ouvre un mince volume et contemple une petite fleur de pissenlit écrasée. Je regarde une photographie où bien des doigts ont laissé leur empreinte et où s’inscrit une dédicace tracée d’une écriture maladroite et enfantine. Je caresse un vieux mouchoir marqué dans un coin d’un S brodé. Ce sont mes talismans. Ils m’ont porté bonheur. Je les transporte avec moi depuis de longues années. Ils m’ont sauvé la vie une fois à Tokyo (du moins j’aime à me l’imaginer) et un soir à Monte-Carlo ils ont fait ruisseler sur moi une pluie d’or.

    Je ferme les yeux et me voici brusquement emporté par un torrent d’images. Je distingue une voile, d’une blancheur de mouette, au bord de l’horizon. Je distingue un lac ridé par l’averse, une écharpe de colombes autour de la basilique. Je distingue le long du quai les platanes qui s’accrochent au brouillard comme de grandes tarentules. Je respire l’odeur de la sueur et de l’écœurant sirop d’amande dans le souk.

    Est-ce tout ? Rien qu’une éblouissante vision de formes à demi oubliées que rien ne relie entre elles hormis le sombre fil de la passion ? Eh bien, la voici.

     

    Frederic PROKOSCH, Un chant d’amour, Actes Sud / Babel, 1982.
    Traduit de l’américain par Marcelle Sibon.