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Culture - Page 646

  • La chose principale

    Mal de pierres de Milena Agus vient de sortir au format de poche. En 2006, ce roman d’une Sarde née à Gênes en 1959 a reçu un très bon accueil en traduction française, après sa sortie chez Nottetempo, une maison d’édition italienne publiant des « livres à lire la nuit, écrits en gros caractères, légers et de petit format ». L’auteur évoque ses débuts dans une postface très personnelle, intitulée Comme une funambule (2007). Elle y définit ainsi son art : « Si un lecteur me dit qu’il a pleuré et ri en lisant une de mes histoires, je suis heureuse. Car c’est ainsi que je vois la vie, misérable et merveilleuse, et communiquer exactement ce que je sens, me comble. »

     

    Le mal de pierres (des coliques néphrétiques) n’est qu’un des maux de la grand-mère de la narratrice. Sa petite-fille reconstitue sa vie par affection et comme pour réhabiliter celle qui passait pour folle dans sa propre famille et dans son village de Sardaigne. Ne s’était-elle pas, un jour, jetée dans le puits ? Désespérant d’être vieille fille à trente ans passés, sa grand-mère fut casée en 1943. Un veuf  vint se réfugier au village après le bombardement de sa maison. Elle ne ressentait rien pour lui et tenta d’échapper au mariage sans amour, mais ses parents acceptèrent la demande. Lui, au cours d’une conversation franche, accepta ses conditions : elle ne serait pas « une véritable épouse », il continuerait à fréquenter les maisons closes. C’est loin du coup de foudre imaginé par les voisines en voyant mariée un mois plus tard cette femme « avec ces beaux seins fermes, cette masse de cheveux noirs et ces yeux immenses ». 

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    A la fin de la guerre, il n’y a plus grand-chose à manger et tout devient très cher. La grand-mère écrit « dans un cahier noir à tranche rouge qu’elle cachait ensuite dans le tiroir des choses secrètes avec des enveloppes d’argent liquide. » Pour limiter les dépenses, elle demande à son mari de lui expliquer exactement « ce qui se passe avec ces femmes » et lui propose ses services. Mais elle ne réussit pas à être enceinte et souffre toujours de calculs aux reins. Les médecins lui prescrivent une cure sur le Continent, à Civitavecchia, en 1950. C’est là qu’elle rencontre le Rescapé, dans un hôtel chic fréquenté par les curistes.

     

    « Vêtu d’une façon distinguée » et séduisant, malgré sa jambe de bois (blessure de guerre),  ce marin qui souffre du même mal qu’elle aime la littérature, les poèmes, et plus que tout sa petite fille qui adore « l’école, l’odeur des livres et des papeteries ». A lui, elle ose parler pour la première fois de ce qu’elle écrit dans son cahier secret, qu’il demande à lire. Très vite, ils se font confiance, se racontent tout. Le Rescapé a une passion pour le piano, il en joue. La grand-mère lui fait un jour cette proposition : « Et si nous embrassions nos sourires ? »

     

    « D’ailleurs grand-mère disait toujours que sa vie se partageait en deux : avant et après sa cure, comme si l’eau grâce à laquelle elle avait éliminé ses calculs s’était révélée miraculeuse à tous les niveaux. » En effet, neuf mois après son retour, elle met un garçon au monde. A sept ans, il prend des leçons de piano que sa mère lui paie en faisant des ménages. Il deviendra un excellent pianiste : « Papa a toujours eu sa musique, et le reste du monde lui a toujours été complètement égal. »

     

    Mal de pierres n’est pas construit de façon chronologique. L’éclairage passe d’un personnage à l’autre, privilégiant les sentiments de la grand-mère mais brossant aussi au passage une peinture de mœurs, celles des Sardes restés sur leur île et celles de ceux qui sont allés tenter leur chance dans le Nord de l’Italie. Il y a beaucoup de pudeur dans l’évocation des sentiments, alliée à une grande franchise sur la sexualité. On suivra jusqu’au bout l’existence de cette femme qui vieillit auprès d’un homme qui l’aime peut-être plus qu’elle ne le croit en pensant à un homme qu’elle a vraiment aimé et qu’elle rêve de retrouver. C’est à sa petite-fille qu’elle se confie le plus. A qui elle dit avoir déclaré au grand-père, quand il lui racontait la mort de sa première femme, avant leur mariage : « Votre femme possédait la chose principale qui embellit tout. » Il avait répondu : « Et quelle est, d’après vous, cette chose principale, mademoiselle ? ». Elle n’avait rien ajouté. Ce n’est qu’après la mort de la grand-mère tant aimée que sa petite-fille découvrira tout ce qu’elle ne lui a pas dit.

     

  • Plus tard

    « L’enfant a attendu que l’orage passe. A la fois soulagée d’avoir retrouvé la maison et d’un seul coup replongée dans son atmosphère pesante, elle s’est d’emblée retranchée dans le silence. Ne rien dire, faire semblant de rien, encaisser sans broncher, se tisser une carapace d’indifférence… Il s’agissait de survivre. Quant à vivre, elle se disait que ce serait pour plus tard. Quand elle serait grande. Quand elle serait libre. »

     

    Nicole Versailles, L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers 

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  • Mal à l'enfance

    Nicole Versailles signe son blog Coumarine, elle en a fait le sujet de Tout d’un blog (2008). Ce sont les Petites paroles inutiles. La dernière épithète est à contre-emploi. L’animatrice d’ateliers d’écriture en Communauté française de Belgique écrit depuis toujours, comme on le découvre dans L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers (2008), un récit publié aux Editions Traces de vie. Et l’écriture permet de se décharger, souvent, de ce qui pèse trop.

     

    Lettre à Eugénie, le sous-titre, renvoie à sa grand-mère maternelle qu’elle n’a pas connue, mais dont une photo retrouvée au grenier la fait rêver. Un portrait comme on en faisait à l’époque, en grand chapeau, accoudée sur le dos d’une chaise, un mouchoir de percale à la main, d’une nonchalance très étudiée. « Grande, racée, élégante, fière ». Morte à quarante-deux ans. La narratrice cherche les mots pour le dire, et quand elle ne les trouve pas, reprend : « Je recommence… »

     

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    Bébé birman akha / Photo Annabelle Baumal

    http://escapade-asie.blogspot.com/

     

    Il n’est pas facile de trouver les mots quand on a si mal à son enfance. Flash-back. Pendant la première guerre mondiale, Eugénie a dû se séparer de ses deux enfants envoyés en Suisse dans des familles d’accueil. Comme Suzanne, cette fillette de trois ans, sa mère, « Elle » – le personnage qui incarne ici l’auteur – a été un temps une enfant séparée de ses parents et de ses frères.

     

    La grand-mère morte si jeune, avant qu’Elle ne soit née, a pressenti son destin tragique. Lors d’un dimanche en famille à la campagne, au moment de monter dans la carriole à chevaux, en retard, ce qui énerve son mari, elle trébuche au moment où les chevaux s’ébranlent, est traînée à terre sous les yeux terrifiés des enfants. « Cette chute causera ma mort », voilà ce qu’elle dit alors et qu’entend Suzanne, confiera celle-ci à sa fille peu avant de mourir elle-même.

     

    Le grand-père se remarie huit mois après. L’homme « bourru et solitaire » somme les enfants d’obéir en tout à « l’étrangère » et de l’appeler « maman », ce que Suzanne refuse obstinément. Pire, il interdit d’évoquer la mère disparue, fait disparaître toute trace de sa première épouse. Sa fille en souffre, et puis sa petite-fille qui n’a jamais perçu de lui la moindre trace d’affection.

     

    Gros plan ensuite sur la mère, une mère non idéale, accablée par de fréquents maux
    de tête – Elle cherche à la comprendre. Suzanne a échappé au père et à la belle-mère en épousant Louis, le deuxième fils d’un couple qui a engendré sept garçons et en a aiguillé quatre vers la prêtrise. Bourgeoisie très catholique. Suzanne et Louis ont d’abord un fils, qui restera l’enfant unique presque huit ans durant, avant la naissance d’une petite fille pendant la deuxième guerre, c’est Elle, puis très vite d’un petit garçon. Elle aurait dû s’appeler Christiane, mais en allant déclarer sa naissance, son père a choisi Nicole. Le changement de prénom répond à celui du nom, en 1913, Vidor devenu Versailles, un nom bien français qui lui plaît.

     

    Mais si le fils aîné a écrit dans un classeur bleu de belles pages sur une enfance heureuse, Elle et le petit frère – j’ai pensé à Marguerite Duras et à ses frères, une
    autre fratrie déchirée dans l’amour exclusif d’une mère – connaissent trop tôt le sentiment d’abandon et la solitude. En particulier Elle, laissée un jour sans avertissement à la campagne pour guérir son asthme « au grand air », « au grand taire » écrit l’auteur. Six mois de chagrin. Le retour au bercail n’est pas forcément le bonheur. La mère est autoritaire. Il y a l’heure de sieste obligatoire après le dîner. Les « non » décourageants, les interdits. Le cahier de brouillon où l’enfant exprime son désarroi trouvé et condamné. Alors la petite fille construit ses défenses, se réfugie
    dans l’imaginaire. Une petite sœur jumelle, des origines inconnues – « Je suis d’ailleurs ». Comment survivre en attendant de vivre, d’être libre, d’être heureuse ?

     

    Le récit de Nicole Versailles vibre encore intensément de blessures intérieures jamais refermées. Elle lui a donné un très beau titre, L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers, dont on découvrira une des significations à la fin. On ne comprend pas pourquoi ce livre ne se trouve pas sur les tables des libraires, mais on peut le commander en ligne. Une recherche émouvante et courageuse.

  • Etrange sensation

    « Lady Slane éprouvait pleinement cette étrange sensation que l’on ressent lorsqu’on est laissé seul pour la première fois dans une maison inhabitée qui va peut-être vous appartenir. Elle regardait par la fenêtre du premier étage, mais son esprit vagabondait, descendait l’escalier, pénétrait dans chaque pièce. Très vite, elle s’était sentie chez elle, et c’était là le signe qu’elle et la maison allaient s’entendre. »

     

    Vita Sackville-West, Toute passion abolie 

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  • Complètement égoïste

    Pendant quatre-vingt-huit ans, elle a été celle qu’on attendait qu’elle soit. La jeune fille bien élevée qui dit « oui » au jeune Holland à l’avenir prometteur, la mère attentive à ses enfants, l’épouse du vice-roi des Indes, un gentleman. A la mort d’Henry Lyulph Holland, premier comte de Slane, quatre-vingt-quatorze ans, elle tient encore son rang admirablement. Les enfants de Lady Slane se disent : « Mère est merveilleuse » ou « Grâce à Dieu, Mère n’est pas une de ces femmes de tête » et bientôt « Mère n’a pas le sens pratique ». S’ils ne sont pas très fortunés, au moins il y a les bijoux somptueux portés aux Indes. D’elle-même, elle les donne au fils aîné – « Il avait le sens de l’argent, pas celui de la beauté. Elle avait le sens de la beauté, pas de l’argent. » Mais là finit la soumission. Non, elle n’ira pas vivre chez ses enfants à tour de rôle. Elle connaît une maison à Hampstead, avec un joli jardin plein sud, des pêchers le long d’un mur. Elle y vivra seule, avec la fidèle Genoux qui la sert depuis les Indes. Sa décision est prise.

     

    C’est donc un portrait de Lady Slane que peint Vita Sackville-West, « poétesse, romancière, essayiste, biographe, traductrice et jardinière anglaise » (Wikipedia), dans Toute passion abolie (All passion spent, 1931), le roman d’une émancipation. « Pour Benedikt et Nigel qui sont jeunes, cette histoire de personnes âgées », dit la dédicace. Une réflexion pleine de finesse et d’ironie sur le temps d’une vie, les choix, la volonté d’être soi, de décider librement qui l’on veut voir ou pas, avec qui partager ses heures. 

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    « Quatre-vingt-huit ans… Cette conscience, cette sensation d’être âgée était étrange, vraiment intéressante. Son esprit était aussi alerte que jamais, on
    aurait dit qu’il était même d’autant plus aiguisé qu’il sentait l’échéance prochaine et entendait profiter au maximum du peu de temps qui lui restait. (…) En allant seule à Hampstead, elle oubliait son âge, se sentant même plus jeune que jamais, impatiente d’entamer cette nouvelle étape de sa vie, même si c’était la dernière. »

     

    Le propriétaire, M. Bucktrout, lui propose un bail d’un an. Il est visiblement heureux de lui louer sa maison, lui qui s’est convaincu que « les plaisirs de la contemplation sont plus grands que ceux procurés par l’action. » Il devient, avec le vieil artisan chargé de rénover et d’aménager les lieux, l’interlocuteur privilégié de Lady Slane, lui apportant une plante ou un bouquet, « un peu comme s’ils s’étaient inscrits avec elle pour la dernière valse, celle qui précède l’instant où l’orchestre va se taire à jamais. » Pleins de courtoisie les uns vis-à-vis des autres, ils se parlent sans s’interrompre, prennent régulièrement le thé ensemble, au grand plaisir de Genoux qui aime voir apprécier la compagnie de « miladi ». Il s’agit « d’être, tout simplement », et tant pis pour ceux qui jugent cela complètement égoïste.

     

    Quand elle est seule, Lady Slane songe à sa vie, à la jeune Deborah Lee qui aurait aimé être artiste peintre. « Elle se souvint qu’une ombre sur un mur lui procurait un plus grand plaisir que la vision du mur lui-même, la manière avec laquelle
    elle avait observé un ciel orageux, une tulipe au soleil… »
      « Oui, c’était cela la jeunesse, hésitant comme on le fait sur le seuil d’une demeure inconnue, prête pourtant à se lancer poitrine en avant contre une lance. »

     

    Un troisième homme fait irruption dans sa vie. FitzGeorge, le vieil ami très riche de
    son fils Kay, l’a connue aux Indes. Cet excentrique réputé « vivait plus que modestement, dans un deux-pièces au dernier étage d’une maison de Bernard Street, n’appréciant les œuvres d’art que s’il les avait découvertes lui-même, et toujours à bas prix. » Soucieux de préserver l’intimité réclamée par sa mère, Kay ne lui a pas transmis ce vif désir de rencontrer celle qui reste pour son ami la vice-reine des Indes. Alors FitzGeorge se rend de lui-même à Hampstead où il est accueilli poliment. Lady Slane ne se souvient plus de lui. Mais quand il lui rappelle les circonstances précises dans lesquelles ils ont fait connaissance aux Indes, « Lady Slane avait peut-être quatre-vingt-huit ans, mais pendant quelques secondes, passa entre eux le courant qui relie tout homme à toute femme. »

     

    Vita Sackville-West, qui fut l’amie intime de Virginia Woolf à qui elle inspira Orlando, réussit dans Toute passion abolie à décrire aussi bien l’attitude compassée de la famille de Lord Slane, les chicaneries qui masquent le manque d’affection, que la vie intime de Lady Slane, débarrassée de la gangue mondaine. C’est elle le vrai sujet du récit et, tout compte fait, « un esprit rare ».