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Culture - Page 632

  • Insatisfaction

    « Ce que nous avons intensément désiré finit presque toujours par advenir une fois ; mais telle est l’insatisfaction perpétuelle du cœur que nous ne le reconnaissons pas, ou que ce qui advient ne paraît plus correspondre au rêve qu’on en fit. »

    Michel de Ghelderode, Incipit du Jardin malade (Sortilèges et autres contes crépusculaires)

    Charlet Franz Promenade hivernale.JPG

     

  • Ghelderode conteur

    Peu lu en France, bien que son théâtre haut en couleur lui ait valu des succès parisiens au milieu du siècle dernier – La balade du Grand Macabre, en particulier, qui a inspiré un opéra au compositeur hongrois Ligeti – Michel de Ghelderode conteur est méconnu.  Les Sortilèges et autres contes crépusculaires (1941) révèlent les fantasmes et les hantises de cet écrivain belge de langue française qui se revendiquait de Flandre et habitait Bruxelles. « Qui a bien lu ces récits sait tout de mon âme », confie-t-il dans une lettre à Henri Vernes.

     

    L’écrivain public est la première de douze nouvelles fantastiques. « Dans ce temps-là, j’avais mon habitacle au quartier de Nazareth. C’était une région dépeuplée, à proximité des talus, des anciens remparts et envahie par la végétation, comme si la proche campagne se fût avancée dans la ville pour reprendre son territoire. » Passé indéterminé, no man’s land, c’est le terrain de prédilection du narrateur ghelderodien : « Le Temps n’y existait guère, et les cloches qui paraissaient tinter dans les arbres étaient assurément folles. » Visiteur régulier d’un petit musée des arts populaires dans un ancien béguinage, le voilà qui s’entiche
    de l’écrivain public Pilatus, un mannequin installé à une table, derrière la fenêtre d’une chapelle désaffectée. « J’eusse aimé être Pilatus, dans un éternel silence : un homme oublié des hommes, qui sait écrire merveilleusement et qui n’écrit jamais, sachant que tout est vanité. »
     

    Celos La ruelle.JPG

     

    Comment rendre le mystère de ces récits sans éventer leur secret ? Il faudrait raconter ces « songes devenus mauves avec le soir », l’été qui s’écoule « comme coule une lave » et retient le promeneur chez lui. Chaque soir, son esprit chemine pourtant jusqu’à la chambrette de Pilatus. Quand délivré de la canicule, il retourne enfin le voir, le concierge a pris la place du mannequin gisant derrière lui, décoloré par un soleil excessif. Le bonhomme s’étonne de l’entendre évoquer ses absences : tout l’été, dit-il, il l’a aperçu « à la brune », l’avant-veille encore, s’asseyant à la place de Pilatus et écrivant jusqu’à l’obscurité !

     

    Ce solitaire qui lui ressemble – « un inadapté que l’existence ordinaire désenchantait et qui se mouvait dans un monde imaginaire » – et à qui
    surviennent d’improbables rencontres, Ghelderode lui plante chaque fois un décor singulier. Ainsi, la ruelle du Chien marin, dans Le diable à Londres. Sur une porte,
    un nom prometteur, Mephisto ! Il y frappe, on l’introduit dans une petite salle de spectacle. « J’eus la respiration coupée : sans roulement de tambour, ni émission de fumées, le diable venait de bondir sur la scène, silencieux, souple et discret comme un chat : hop ! » Double malentendu. Ce diable, « le plus humain des hommes, collectionneur de reliures, amant des fleurs, ami des oiseaux », attend un impresario ; le passant espérait davantage. Tous deux découvrent leur « aptitude au farniente crépusculaire » et se donnent rendez-vous… en enfer.

     

    J’ai une prédilection pour Le jardin malade. Le nouveau locataire d’un « hôtel privé, de fière allure » s’installe au rez-de-chaussée avec Mylord, son caniche noir, heureux du grand jardin à leur disposition, même si la demeure presque en ruine est promise à la démolition et son jardin à l’abandon. A la tombée de la nuit, il y voit « de furtives phosphorescences » qui inquiètent et le maître et le chien. De terribles présences vont donner corps à ce malaise : un chat lépreux, baptisé Tétanos, un petit moine en capuchon qui se cache… Le cauchemar sera impitoyable.

     

    Parmi les « objets étranges qui ont vécu » d’un antiquaire rusé, un client s’intéresse à un ciboire ancien (L’amateur de reliques). Pour amuser son chat, son maître actionne un ludion en forme de petit diable dans un bocal en cristal, jusqu’au jour où celui-ci s’en échappe (Rhotomago). Voler la mort, Nuestra senora de la Soledad, Brouillard, Un crépuscule, Tu fus pendu, L’odeur du sapin… L'univers ghelderodien est porté par une langue baroque, luxuriante. Plusieurs de ces contes
    sont dédiés par Ghelderode à des amis artistes ; ainsi Sortilèges : « au cher et grand Ensor, ces pages où se trouvent évoquées – avec une nostalgique dilection – un décor, un temps, un monde abolis. Après vingt-cinq ans d’inaltérable admiration. »

  • Ornements

    « Tout  ce qui orne la femme, tout ce qui sert à illustrer sa beauté, fait partie d’elle-même ; et les artistes qui se sont particulièrement appliqués à l’étude de cet être énigmatique raffolent autant de tout le mundus muliebris que de la femme elle-même. (…) Quel poète oserait dans la peinture du plaisir causé par l’apparition d’une beauté, séparer la femme de son costume ? »

    Baudelaire, Critique d’art (Le peintre de la vie moderne – La femme)

    Stevens Alfred Rêverie sur Wikimedia Commons.jpg
  • Stevens le Parisien

    « Un Flamand qui est plus parisien que tous les Parisiens », pouvait-on lire dans Gil Blas en 1893 à propos d’Alfred Stevens (1823-1906), né à Bruxelles mais installé à Paris dès 1849. La rétrospective des Musées Royaux des Beaux-Arts rassemble des peintures venues du monde entier – Paris, Londres, Budapest, Munich, Etats-Unis, entre autres. Un festival de dames élégantes dans des intérieurs qui ne le sont pas moins, mais pas seulement cela.

     

    Les premiers tableaux – une mendiante, de pauvres gens emmenés pour vagabondage – révèlent un Stevens observateur de la misère matérielle ou morale – L’orpheline, un profil pur de jeune femme en deuil, une perle sombre à l’oreille. Dans In memoriam, une femme en grand deuil allume un cierge, une autre, enveloppée dans un châle des Indes, retient d’un ruban bleu vif la voilette qui couvre ses cheveux. Stevens excelle à détailler vêtements et parures, parfois en contraste comme cette jeune fille en robe blanche, dans Consolation, qui se tient sur un canapé près d’une femme qui pleure, tout en noir. 

    Stevens, Remember (détail) d'après le prospectus des MRBAB.JPG

     

    « Il peint encore des mains tendues, mais ce sont de jolies mains blanches, et elles s’ouvrent, non à l’aumône, mais au baiser », commente Paul Mantz en 1867. Le bain (Musée d’Orsay) ouvre le bal des Parisiennes : une femme en chemise dans sa baignoire, les cheveux relevés, deux roses à la main. Un robinet en col de cygne, un porte-savon sont aussi présents que le livre ouvert posé sur du linge. « Aucun n’a un rendu matériel aussi adorable que le sien » dit Rops en 1881. Stevens s’intéresse à tous les accessoires de la féminité qu’il met en scène. Ses dames ont souvent une lettre à la main (Souvenirs et regrets) ou un éventail (Rêverie). Le pinceau précise finement froufrous et bijoux de ces élégantes représentées en pied, souvent des filles « débarbouillées » à qui il a fait prendre la pose.

     

    Quand Stevens peint Sarah Bernhardt, il s’agit vraiment d’un portrait et non d’une « scène d’intérieur ». A côté, Le sphinx parisien montre une femme en robe légère, au regard intéressant, une belle lumière sur les épaules. Dans beaucoup de toiles reviennent les éléments décoratifs d’époque : éventail, bouquet, paravent japonais... Deux musiciennes très différentes : une harpiste habillée de sombre assise près de son instrument, une violoniste en robe rouge qui joue sous un bel éclairage. Deux « ateliers » : celui de 1855, statique, où le modèle observe avec le peintre la toile posée sur le chevalet ; sur celui de 1869, beaucoup plus vivant, l’artiste, sur un canapé, regarde le modèle penché vers la traîne de sa robe somptueuse dans la lumière d’une fenêtre ouverte. 

    Stevens Marie-Madeleine.jpg

     

     

    En opposition aux figures bourgeoises qui semblent souvent s’ennuyer – Stevens le « chroniqueur de la vie mondaine » voulait-il montrer la richesse ou la vacuité des salons ? –, quatre femmes aux longs cheveux relâchés (toutes les autres les ont attachés) et plus charnelles : Salomé, Marie-Madeleine, Lady Macbeth, et une rousse caressant un chat noir (L’électricité), devant un ciel nocturne où l’on devine
    les tours de Notre-Dame et des chauves-souris. Femmes fatales, qui tranchent avec le visage sans caractère des poupées de salon.

     

    L’exposition comporte quelques scènes de bonheur familial, l’épouse de Stevens et ses enfants, près d’une Liseuse paisible en longue robe blanche. Des tableaux illustrent le goût fin de siècle pour l’exotisme : une superbe Parisienne en kimono, L’Inde à Paris ou le bibelot exotique – un éléphant en bois et porcelaine présenté en vitrine, près d’un vase chinois au dragon que l’on peut voir aussi sur quelques toiles. Beaucoup de scènes « charmantes », trop sans doute quand on les découvre ainsi en enfilade. Mais la patte de l’artiste est incontestable. « On n’a pas assez loué chez Stevens l’harmonie distinguée et bizarre des tons », écrit Baudelaire en 1864.

     

    Dans la dernière partie de l’exposition (sans compter la section du Panorama de l’histoire du Siècle, présentée à l’étage, que je n’ai pas vue), je me suis arrêtée longuement devant deux marines. D’abord il y a un petit Nocturne sur la mer (collection privée) qui fait penser à Turner ou Jongkind : un dégradé bleu nuit, avec quelques étoiles dans le ciel, un horizon imperceptible, le bleu plus sombre de la mer où l’on distingue quelques falots, le panache d’un bateau, le vague ourlet des vagues. Superbe. J’ai aussi aimé Marine, Le Havre (Reims), une délicate harmonie de gris, de beige et de rose – très mal éclairée, comme presque tous ces paysages, le cadre supérieur leur faisant de l’ombre !

    Une seule carte postale est disponible – La dame en rose des MRBA – en dehors du catalogue et du livre de Christiane Lefebvre (2006) qui situe « le flambeur magnifique » par rapport à ses frères Joseph, peintre animalier, et Arthur, critique d'art et marchand de tableaux. Rares sont les occasions de découvrir l’œuvre d’Alfred Stevens, visible à Bruxelles jusqu’au 23 août 2009 (ensuite au Musée Van Gogh à Amsterdam).

  • Récompense

    « En tout cas, il m’est arrivé quelquefois de faire un rêve : le jour du Jugement dernier, lorsque les conquérants, les hommes de loi et les hommes d’Etat viendront recevoir leur récompense – leurs couronnes, leurs lauriers, leur nom gravé à jamais dans un marbre impérissable – le Tout-puissant se tournera vers Pierre et lui dira, non sans une certaine envie, en nous voyant arriver avec nos livres sous le bras, « Regarde, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien à leur donner ici. Ils ont aimé lire. » »

    Virginia Woolf, Comment lire un livre

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