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Culture - Page 502

  • Un passé à Nagasaki

    Etsuko vit seule dans la campagne anglaise, l’image même de l'Angleterre telle qu’elle se l’imaginait quand elle vivait encore au Japon. Elle se souvient de la visite de sa fille Niki, la première après le suicide de sa fille aînée Keiko. A la cadette, elle voulait donner un prénom anglais, mais son mari préférait un nom japonais et ils étaient tombés d’accord sur ce prénom, Niki, vaguement oriental. Très vite, Etsuko a senti que sa fille, nerveuse, avait hâte de retrouver son appartement et ses amis londoniens. Pour Niki, sa sœur était quelqu’un qui la faisait souffrir, et elle n’était pas à son enterrement.

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    Cette visite pleine de tension et de non-dits – « la mort de Keiko n’était jamais loin ; elle planait au-dessus de chacune de nos conversations » – réveille les souvenirs d’Etsuko, en particulier l’amitié d’une femme qu’elle a connue quand elle habitait Nagasaki, bien avant de rencontrer le père de Niki, un Anglais. Et pourtant, Sachiko et elle ne s’étaient fréquentées que quelques semaines cet été-là, dans le soulagement de l’après-guerre, même si on se battait encore en Corée. Ce retour dans le passé est le sujet principal de Lumière pâle sur les collines (A pale view of hills, 1982), le premier roman de Kazuo Ishiguro, avant Un artiste du monde flottant, Les vestiges du jour et Auprès de moi toujours. Né à Nagasaki en 1954, l’écrivain devenu citoyen britannique est arrivé en Angleterre à l’âge de cinq ans.

     

    Avec Jiro, son premier mari, Etsuko vivait dans un des nouveaux immeubles reconstruits après le bombardement dans un quartier à l’est de la ville, non loin d’une rivière à laquelle on accédait en traversant des terrains vagues que beaucoup jugeaient insalubres. « Une maisonnette en bois avait survécu aussi bien aux ravages de la guerre qu’aux bulldozers du gouvernement. » Etsuko la voyait de sa fenêtre et savait par des voisins qu’une femme réputée peu sociable et sa petite fille vivaient dans cette bicoque. Elle-même était alors enceinte de trois ou quatre mois.

     

    Elles se rencontrent un jour sur le chemin, et Etsuko signale à cette femme d’une trentaine d’années ou plus (son visage paraît plus âgé) qu’elle a vu sa fille se bagarrer assez méchamment avec deux autres enfants, du côté des ravins. Sachiko n’a pas l’air inquiète, mais la remercie : « Je suis sûre que vous allez être une excellente mère. » Elle doit aller en ville, et Etsuko accepte de s’occuper de la petite Mariko pour la journée. La fillette de dix ans ne va pas à l’école, les paroles d’Etsuko ne semblent pas l’atteindre.

     

    La première fois que Sachiko l’invite chez elle, Mariko lui montre leur chatte qui va avoir des petits et parle d’une femme « de l’autre côté de la rivière » : celle-ci lui a promis de l’emmener chez elle et de prendre un chaton. Pour Sachiko, la petite a surtout beaucoup d’imagination. Quant à elle, il lui faudrait du travail et elle aimerait que sa voisine la recommande à Mme Fujiwara qui vend des nouilles en ville. Etsuko admire le joli service à thé en porcelaine pâle – Sachiko lui a parlé de la maison magnifique de son oncle et de son goût des belles choses, elle n’a pas toujours vécu aussi modestement.

     

    La marchande de nouilles, une amie de sa mère qui a bien voulu prendre Sachiko à son service, s’inquiète en voyant l’air triste d’Etsuko. Elle lui recommande, pour l’enfant à venir, des pensées agréables, une attitude positive. Tant de personnes ne pensent qu’aux morts de la guerre, elle veut regarder vers l’avant.

     

    C’est à la même période que le beau-père d’Etsuko, Ogata, vient passer quelques jours chez son fils. Jiro, qui enseigne dans l’ancien lycée de son père, est agacé par ses remarques sur un ancien condisciple dont il a lu un article très critique envers les anciens enseignants. Il trouve cela déloyal de la part de quelqu’un qu’il a lui-même présenté au directeur du lycée, et voudrait que son fils lui exprime ses doléances. Jiro parti, Ogata parle avec Etsuko du futur enfant : elle aimerait lui donner le prénom de son beau-père, si c’est un fils, ou l’appeler Keiko, si c’est une fille.

     

    Ishiguro met peu à peu des situations en place, y dispose ses personnages comme les pièces de cette partie d’échecs jamais terminée entre Jiro et son père, et cela crée un climat d’attente, d’inquiétude. Même dans la complicité qui s’installe entre des amies, entre un beau-père et sa belle-fille, entre mère et fille, il plane comme une menace. L’avenir de Sachiko et de sa fillette farouche est lié au bon vouloir d’un soldat américain qui a promis de les emmener aux Etats-Unis. Tiendra-t-il parole un jour ?

     

    Du Japon d’après la guerre, Lumière pâle sur les collines revient dans la campagne anglaise où Niki et sa mère sont en désaccord sur presque tout – la jeune femme s’étonne d’entendre Etsuko répondre évasivement à une voisine qui prend des nouvelles de Keiko, comme si on ne l’avait pas retrouvée pendue dans sa chambre à Manchester.

     

    Les souvenirs terribles ne manquent pas dans ce roman mystérieux, où l’on n’ose pas trop s’aventurer sur le terrain des émotions, où l’on communique difficilement les uns avec les autres. Le bonheur semble absent, englouti dans l’entonnoir du passé. Pour Etsuko comme pour Sachiko. Il y a, même au sein des familles, des gouffres infranchissables.

  • Vie privée

    « Il n’y a guère qu’un peintre, il n’y a guère qu’Utamaro, qui raconte avec du dessin et de la couleur, la vie privée de jour et de nuit de ces femmes. »

     

    Edmond de Goncourt, Utamaro, le peintre des maisons vertes 

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    Utamaro, Les douze heures des Maisons vertes : L’heure du Rat

    Ōban, 36,5 x 24,1 cm ; fond jaune et application de laiton en poudre

    Vers 1794 (Kansei 6)

    Utamaro hitsu

    Tsutaya Jūzaburō

    Kiwame

    Inv. 1, provenance E. Michotte, achat 1905

     

    L’heure du Rat correspond plus ou moins à minuit. C’est le moment où le silence tombe sur le Yoshiwara, si animé jusque-là. Debout, la courtisane a revêtu sa tenue de nuit pour rejoindre son client au lit, tandis qu’une shinzō replie soigneusement la robe qu’elle portait auparavant pour assister au banquet. (Notice MRAH)

  • Les belles d'Utamaro

    Dans le nord de la région bruxelloise, non loin des serres de Laeken, les Musées royaux d’Extrême-Orient occupent de splendides bâtiments édifiés à la fin du règne de Léopold II, au début du XXe siècle : la Tour japonaise et le Pavillon chinois. A l’arrière de celui-ci, dans le parc où les érables arborent leur frais feuillage de printemps, le Musée d’Art japonais (installé dans une dépendance) expose en ce moment une sélection de cent douze estampes (en deux temps) signées Utamaro, « Les douze heures des maisons vertes et autres beautés ». La série des Douze heures est si précieuse que ces œuvres sont exposées trois par trois, pour ne pas dépasser deux semaines d’exposition à la lumière, même tamisée.

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    Utamaro, Mère et enfant (vers 1797)

    Katigawa Yüsuke adopte en 1781 son nom d’artiste : Utamaro (1753-1806). Avec Hokusaï, il est un des plus grands peintres d’ukiyo-e, ces fameuses « images du monde flottant » qui vont émerveiller les Occidentaux au XIXe siècle. Utamaro est célèbre en particulier pour ses peintures de femmes en gros plan – ôkubi-e (littéralement, grandes têtes) et bijin-ga (portrait de belles femmes).

    Femme et enfant, c’est le premier thème qu’on découvre dans la salle d’entrée avec une très belle scène de femme coiffant son enfant devant un pot d’azalée, un peigne entre les dents, au naturel. Les couleurs sont ravissantes, les cheveux d’un noir de jais. Puis ce sont deux femmes dont l’une porte un petit garçon déjà muni d’un sabre (signe de noblesse) ; deux autres dont l’une écrit, l’autre lit, un enfant endormi sur ses genoux. Plus loin, une mère allaite avec un fin sourire ; elle porte un kimono bleu et blanc, son bébé est en rouge (Mère et enfant).

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    Utamaro, Le jouet (détail)

    Edmond de Goncourt signe en 1891 une monographie intitulée Utamaro, le peintre des maisons vertes. C’est ainsi qu’on surnommait Yoshiwara, le quartier de plaisir d’Edo (aujourd’hui Tokyo), où l’on s’adonnait à la prostitution, aux plaisirs nocturnes – un terreau aussi pour la vie culturelle et la littérature. En montant quelques marches à gauche, on découvre dans une petite salle trois des plus célèbres beautés du temps, disposées en pyramide sur une même feuille ; le blason végétal qu’elles portent sur leur vêtement ou leur éventail permet de les identifier (paulownia, triple feuille de chêne, primevères). Leur présence dans un établissement lui assurait une clientèle nombreuse par tous les temps.

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    Utamaro, Trois beautés du temps présent

    L’une d’elles, représentée seule, le visage tourné vers la droite, s’appelle Takashima Ohisa, elle a seize ans. Dans le cartouche figure un poème burlesque à propos de cette jeune hôtesse d’une maison de thé : « Charmes et thé débordent sans se refroidir. Ne me réveillez pas de ce rêve heureux de nouvel an au Takashimaya. » Une autre, représentée sur un fond gris foncé (plus rare), tient un papier roulé autour du doigt, signe qu’elle est retenue pour un prochain rendez-vous.  

    Des pièces de la collection permanente du Musée d’art japonais sont visibles à plusieurs endroits. J’ai admiré de superbes kimonos en crêpe de soie, certains frottés à la poudre d’or avant la coloration, et leur belle variété de motifs : rayures, branches d’arbres en fleurs, nuages, papillons, oiseaux, feuillages, dans de belles nuances.

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    Utamaro, Une nuit d’été au pont de Ryôgoku (détail), vers 1804-1805

    A l’étage sont représentées des activités diverses : promenade avec le chien (la couleur du collier assortie au kimono rose de sa maîtresse), en bateau, dans le jardin. C’est en haut de l’escalier de gauche que sont exposées Les douze heures des maisons vertes, chefs-d’œuvre d’Utamaro, une suite qu’Edmond de Goncourt jugeait « la plus parlante aux yeux ». Jusqu’en 1873, les Japonais divisaient le jour et la nuit en douze heures et chacune portait un nom : l’heure du Rat (0-2), l’heure du Bœuf (2-4), du Tigre (4-6), etc. Seules celles du Lièvre, du Dragon et du Serpent sont visibles jusqu’à demain, ensuite l’accrochage changera.

     

    Utamaro idéalise la vie des courtisanes au Yoshiwara. « Si leur vie réelle était parfois très pénible, Utamaro les a sublimées. Les dessins sont d’une beauté et d’un raffinement sans pareil. » (Guy Duplat) L’heure du Lièvre (6-8) en montre une tendant sa veste au client qui s’en va : la doublure luxueuse prouve sa grande fortune, elle est ornée du portrait de Bodhidharma, patriarche du Zen. L’heure du Dragon (8-10) sonne le réveil dans les maisons closes : une jeune femme se redresse sur sa couche, une autre tente de prolonger un peu la nuit. Dans L’heure du Serpent (10-12), une servante tend un bol de thé à une courtisane à peine sortie du bain. Ces œuvres sont d’une rare délicatesse dans les traits, le rendu des vêtements, le naturel des poses.

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    Utamaro, L’heure du serpent

    C’est une exposition exceptionnelle pour ce qui est de la qualité des œuvres et de leur rare visibilité. La collection de 7500 estampes des Musées royaux d’art et d’histoire de Bruxelles est de tout premier plan : en majorité des « images de brocart », c’est-à-dire en pleine polychromie. L’art de la belle estampe japonaise s’adressait à une clientèle riche et exigeante pour la qualité du dessin et du papier, de la gravure et de l’impression.

    Il est dommage que l’accueil et l’information ne soient pas à la hauteur. Sans légendes près des œuvres exposées, le visiteur ne dispose, dans chaque salle, que d’un classeur avec une présentation générale de la collection, où les numéros ne correspondent pas toujours aux descriptions, s’y retrouver n’est vraiment pas commode.

     

    Si vous allez visiter cette exposition visible jusqu’au 27 mai prochain, vous trouverez la billetterie dans le jardin devant le Pavillon chinois : le ticket d’entrée donne accès aux trois musées (Musée d’Art japonais, Pavillon chinois et Tour japonaise). Entrée gratuite pour les enseignants belges.

     

    D’abord tourné vers les jeunes mondaines et les geishas, Utamaro s’est mis à peindre au fil du temps des femmes mûres, des inconnues, dans leurs activités quotidiennes, avec la même délicatesse. Ce spécialiste incontesté de la féminité et de l’amour donne charme et vivacité à ses modèles. C'est de toute beauté.

  • Imparfaites

    « Mais je peux te dire une chose : les œuvres qui possèdent une sorte d’imperfection sont celles qui parlent le plus à nos cœurs, précisément parce qu’elles sont imparfaites. »

     

    Haruki Murakami, Kafka sur le rivage

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  • Le Kafka de Murakami

    Presque dix ans ont passé depuis la parution de Kafka sur le rivage (2003, traduit du japonais par Corinne Atlan). Un je ne sais quoi m’avait retenue de lire ce grand succès de librairie (comme à présent la trilogie 1Q84), peut-être le prénom d’emprunt choisi par Haruki Murakami pour son héros fugueur, un garçon qui aime se réfugier dans les bibliothèques. Mais une fois ce gros roman ouvert, on ne le lâche plus. 

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    Au début,  « un garçon nommé Corbeau » encourage le jeune narrateur résolu à quitter la maison où il vit seul avec son père le jour de ses quinze ans. Cela fait deux ans qu’il s’y entraîne, physiquement et mentalement, conscient de la nécessité de s’endurcir pour y arriver. En plus de l’argent laissé par son père dans un tiroir, il emporte un briquet, un couteau et une photo de lui-même à trois ans en compagnie de sa mère et de sa sœur, sur une plage – il n’a aucun souvenir d’elles en dehors de ce cliché – en plus du téléphone portable et des vêtements légers glissés avec quelques disques dans son sac à dos. 

    Les différents interrogatoires d’un rapport secret américain sur un incident troublant qui s’est produit au Japon en 1944 viennent interrompre l’histoire de cette fugue : une institutrice avait emmené seize écoliers en excursion à la colline du Bol-de-Riz, un matin, et tandis qu’ils ramassaient des champignons dans une clairière, ils s’étaient tout à coup évanouis, l’un après l’autre, sauf elle. A l’arrivée des secours, ils commençaient à se réveiller, lentement, sans aucun souvenir de ce qui leur était arrivé, à l’exception du petit Nakata, transféré dans un hôpital militaire.

     

    Le car où le garçon somnole en rêvant du Shikoku, sa destination, s’arrête à l’aube sur une aire d’autoroute : à la cafeteria, une fille s’assied près de lui, elle aussi va à Takamatsu, elle y a des amis. Sakura vient ensuite près de lui dans le car – « En voyage, on a besoin d’un compagnon et dans la vie, de compassion ». Troublé par ses questions, le garçon s’invente un prénom – Kafka – et s’imagine qu’elle pourrait être sa sœur. A l’arrivée, Sakura lui donne son numéro de téléphone.

     

    Le voilà donc « libre et seul, comme un nuage dans le ciel ». Le garçon prend une chambre à l’hôtel, on y offre un tarif réduit pour les étudiants. Depuis toujours, il considère les bibliothèques comme sa deuxième maison, et l’une d’entre elles l’intéresse, repérée dans un magazine, c’est la bibliothèque commémorative Komura, une bibliothèque privée ouverte au public. Les lieux correspondent à son attente, une maison et un jardin raffinés, où il est accueilli très gentiment par le bel Oshima et suit la visite guidée par Mlle Saeki. Livres de poésie, ouvrages rares, peintures… Kafka Tamura se sent parfaitement bien dans cet endroit et décide d’y passer ses journées.

     

    L’histoire de Nakata reprend quand il est déjà vieux. Après l’accident, il s’est réveillé complètement amnésique et passe pour un simplet, mais sa pension d’handicapé lui permet de mener une vie correcte. Pour se faire un peu d’argent de poche, il cherche les chats perdus. Personne ne sait qu’il comprend le langage des chats (seuls compagnons d’enfance de Murakami). Un matou noir à qui il raconte sa vie remarque que l’ombre de Nakata est trop fine de moitié. Un autre chat de passage le renseigne sur une siamoise disparue qu’il a remarquée dans un terrain vague où elle est en danger : un tueur de chats y sévit régulièrement.

     

    Kafka s’invente donc une nouvelle vie, s’efforce de ne pas se faire remarquer au cas où la police serait à sa recherche. Il fréquente le gymnase pour entretenir ses muscles, c’est sa seule activité en dehors de la lecture à la bibliothèque Komura, où il devient l’ami d’Oshima l’androgyne. Celui-ci l’interroge sur son prénom : le jeune lecteur a bien sûr lu Franz Kafka et de tous ses récits, c’est La Colonie pénitentiaire qu’il préfère. « C’est le soir du huitième jour que cette existence régulière, simple et centrée uniquement sur moi-même, a volé en éclats (mais naturellement, cela devait arriver tôt ou tard). »

     

    Une nuit, Kafka reprend connaissance près d’un sanctuaire shinto, son tee-shirt couvert de sang. Aucun souvenir de ce qui s’est passé. Heureusement il retrouve son sac à dos qu’il a toujours avec lui. Désemparé, il téléphone à Sakura, la fille du car, qui le recueille. Elle occupe l’appartement d’une amie partie en Inde. Elle avait deviné sa fugue et le garçon se confie un peu à elle, sans parler toutefois de la malédiction qui le hante. Il avait quatre ans quand sa mère et sa sœur les ont quittés, son père et lui. Passer la nuit près de Sakura le trouble terriblement, et elle s’en rend compte – elle finit par l’inviter dans son lit.

     

    Murakami offre une large place au mystère et aux rêves dans son roman, ainsi qu’à l’érotisme : l’institutrice n’a pas tout dit des circonstances de l’évanouissement collectif de ses élèves, Kafka et Nakata vivent d’étonnantes aventures nocturnes. Le chemin de Kafka croisera-t-il un jour celui de Nakata ? Tous deux sont confrontés à la violence, celle des autres, la leur aussi. Tous deux ont une sorte de don pour passer de l’autre côté du monde réel.

     

    Inquiet du sang répandu – a-t-il blessé, tué quelqu’un ? est-on à sa recherche ? – le  jeune Kafka peut compter aussi sur Oshima, qui va demander à Mlle Saeki l’autorisation de loger le lycéen dans une chambre de la maison-bibliothèque. En attendant, Oshima l'emmène à la montagne, dans un refuge où il le laisse seul quelques jours. Ils aiment parler de littérature ensemble (de Sôseki, en particulier), et aussi de musique, dont Oshima est fin connaisseur. Il lui raconte la vie de Mlle Saeki, son amour malheureux pour Kafka Komura, le fils aîné de la famille, tragiquement assassiné à l’université de Tokyo. Dans sa jeunesse, elle a connu la célébrité pour sa chanson « Kafka sur le rivage », inspirée d’un tableau. Depuis le drame, elle ne vit plus vraiment.

     

    La mort de son père, un sculpteur renommé, va réveiller la malédiction qui pèse sur le garçon fugueur, nouvel Œdipe. Les références mythologiques, littéraires, musicales, artistiques, les coups de foudre au sens propre et au sens figuré abondent dans ce récit à suspense où tout peut arriver. Comme dans Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (1992), les personnages se posent beaucoup de questions sur la vie et sur eux-mêmes.

     

    Murakami, né en 1949, est un « conteur d’histoires », comme il le dit lui-même. Kafka sur le rivage, long roman d’apprentissage, fait la part belle aux rebondissements et au fantastique : les poissons, les chats, les pierres même y jouent un rôle surprenant. Si l’on se laisse embarquer dans le monde fantaisiste et souvent cruel de cet écrivain japonais hors norme, qui parfois fait penser à l’univers de John Irving (mutatis mutandis), on ne manquera pas de suivre jusqu’au bout les aventures étonnantes d’un adolescent mal dans sa peau et d’un vieil homme investi d’une mission.