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  • Mon frère Bartleby

    L’hommage à un proche disparu devient un genre particulier du récit contemporain. Dans Mon frère (2018), Daniel Pennac lui donne une forme originale en racontant sa façon de vivre sans Bernard, le fils préféré dans leur famille de quatre garçons, en alternance avec l’histoire de Bartleby, le fameux scribe de Melville, sous la forme d’un monologue qu’il joue seul en scène, dans le rôle du notaire.

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    « Bartleby… En voilà un qui n’ajoutait pas à l’entropie. » C’est ce que son frère lui aurait dit. « Je préférerais pas » (« I would prefer not to »), la réponse invariable du copiste aux demandes de son employeur, fait rire – au début. Quel rapport avec un frère décédé accidentellement des suites d’une septicémie postopératoire ? Il avait déjà failli mourir, ce frère, et lui avait confié qu’il avait fait « machine arrière » en pensant à lui, Daniel, son petit frère (cinq ans de moins), que sa mort rendrait trop triste.

    Nous lisons donc l’histoire de Bartleby entrecoupée de souvenirs personnels ou plutôt, c’est la trame essentielle, l’histoire de la complicité entre deux frères interrompue par les séquences du monologue de scène. Un découpage qui permet à chaque fois une respiration. Une réplique typique de l’humour tranquille de Bernard le reliait au personnage de Melville ; un jour, il avait mis du gingembre sur un petit gâteau sec et le lui avait proposé : « Un Bartleby ? » (Gingembre est, dans Bartleby, le surnom du plus jeune des employés de l’étude, un gamin qui les ravitaillait en gâteaux et en pommes.)

    Goûters, vacances en 2 CV, chagrin d’amour, ce sont de brefs retours sur images où, peu à peu, se dessine le portrait d’un grand frère assez solitaire, cadre « estimé » des ouvriers, père de deux enfants adoptés, « puis le père égaré d’un enfant mort-né, puis l’âme parkinsonienne d’une fin de vie sans amour ». Pennac a des mots très durs sur la froideur conjugale dont son frère a souffert dans ses dernières années.

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    « Nous souvenirs sont des sensations », écrit-il. Le chagrin affecte autant le corps que l’esprit et parfois, un geste rappelle soudain la personne qui nous manque. Daniel Pennac ressent aussi physiquement la manière dont le public réagit au théâtre, au fur et à mesure qu’avance son monologue et que se révèle l’obstination absurde et extrême d’un employé qui préfère s’abstenir de faire quoi que ce soit.

    Il y avait déjà quelque chose de Bartleby chez son frère dans sa tentative de suicide en se trompant de médicaments. A cette occasion, son petit frère avait appris que sa femme et lui faisaient chambre à part – « l’organisation domestique de la solitude ». Après, Bernard avait accepté de rencontrer une psychanalyste et pour Daniel, cette femme a été précieuse, qui « n’avait pas oublié un mot de ce que lui avait dit cet homme qui n’avait rien à dire. »

    Mon frère multiplie donc les angles d’approche, préférant les instantanés, les constats, à la sentimentalité. « Je ne sais rien de mon frère mort si ce n’est que je l’ai aimé. Il me manque comme personne mais je ne sais pas qui j’ai perdu. » Impossible portrait d’un frère malgré la force de leur affection. Dans leur famille, on ne parlait pas de ses sentiments : on jouait aux échecs, on promenait les chiens, on parlait des livres qu’on lisait. « La Littérature nous servait de camp retranché. » Restent des moments partagés – le dernier chapitre s’ouvre sur une émouvante photo d’eux deux à huit et trois ans –, des joies, des douleurs, des occasions manquées, la vie à vivre sans lui.

  • Formules

    pautrel,une jeunesse de blaise pascal,roman,littérature française,pascal,jeunesse,mathématiques,apprentissage,culture« Cet enfant est en pleine santé, c’est évident, Etienne leur aura menti ou alors son fils a depuis lors totalement guéri. Quand il explique, quand il répond aux questions, retourne les objections, court dans le grand labyrinthe dont il semble soudain l’auteur, il sourit. Il rit. Il est heureux au milieu des formules, il semble évoluer parmi ses amis les chiffres, les schémas, les lettres, les figures, triangles, rectangles, cercles, ellipses. On dirait que c’est Blaise qui donne naissance à ces êtres abstraits, qu’il crée seul les mathématiques qui dès lors lui doivent respect et obéissance, et qui lui témoignent tout leur amour filial. »

    Marc Pautrel, Une jeunesse de Blaise Pascal

  • Pascal, une jeunesse

    Une jeunesse de Blaise Pascal, « roman », a été publié deux ans avant La vie princière : Marc Pautrel y décrit un enfant de douze ans qui trace des cercles à la craie sur le sol, fasciné par les formes et par les lignes. Il ne va pas à l’école. Son père lui enseigne « ce qu’il y a à savoir : parler, écrire, connaître la poésie, et les langues classiques, le grec et le latin », des leçons d’histoire et de géographie aussi, mais pas encore de mathématiques.

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    Une "pascaline"

    Etienne Pascal, mathématicien « amateur et très éclairé », est amoureux des mathématiques et consacre sa vie aux théorèmes, démonstrations et discussions. Il se reproche d’avoir été trop peu présent pour sa femme, morte huit ans plus tôt. Seul avec leurs trois enfants, Gilberte, Blaise et Jacqueline, il a élevé son fils hors des chiffres et de la géométrie, gardant cela pour plus tard.

    Lorsqu’il voit l’enfant tracer des droites et des tangentes, relier des points, il lui demande ce qu’il fait. Le petit Blaise, absorbé, répond : « Je crois avoir trouvé pourquoi. » Effrayé et ébloui, son père découvre qu’il a tout seul et sans aide d’aucun livre démontré « la 32e proposition du Livre I des Eléments d’Euclide ». A un enfant si intelligent, il faut enseigner les mathématiques sans attendre, « mais ce sera le père qui apprendra du fils ».

    A l’étonnement d’Etienne Pascal succédera celui de ses amis mathématiciens lorsqu’il leur amène son garçon. Il a demandé à l’adolescent de treize ans de se taire et d’écouter. Un jour où Blaise se rend à leur réunion sans son père, il les éblouit par son discours et aussi par son énergie, lui qui passait pour un enfant souffreteux.

    Une jeunesse de Blaise Pascal raconte comment, à dix-huit ans, Blaise aide son père dans le calcul des recettes fiscales de la région de Rouen. Très vite, il a l’idée d’une machine qui calculerait « à la place de la main humaine » : ce sera la « pascaline ». Ensuite, il fera des expériences sur le vide, toujours désireux de comprendre, de mesurer, de prouver.

    Après la mort de son père, Pascal (1623-1662) s’installe à Paris, « choisit le confort et le luxe », a des maîtresses, fréquente la cour, joue et calcule pour faire reculer la part du hasard. Jusqu’à un accident (non attesté historiquement, reconnaît l’auteur) où il frôle la mort après que son carrosse s’est renversé. Une fois qu’il en sera guéri, une autre expérience va changer sa vie à jamais, celle du « Feu », en 1654.

    Dans un entretien sur le blog de Fabien Ribery, l’auteur explique que « le roman devait être le plus fulgurant possible, comme a été la courte vie de Pascal, qui meurt à 39 ans, a fortiori ses années de jeunesse puisque [son] roman ne couvre que sa vie de l’âge de 12 ans à 31 ans, d’où la nécessité d’un texte très ramassé et vif. » (L’Intervalle)

    J’ai lu cette Jeunesse de Blaise Pascal, qui se termine quand le jeune savant laisse naître en lui le grand penseur, le croyant, l’écrivain, avec émotion, me souvenant de celle qui me l’a fait lire à dix-sept ans – une de ces lectures qui marquent pour la vie.

  • Ressemblance

    Colette La Vagabonde AN (2).JPG« Un jour, je me rappelle… en quittant Rennes par un matin de mai… Le train suivait, très lent, une voie de réparation entre des taillis d’épines blanches, des pommiers roses dont l’ombre était bleue, des saules jeunets à feuilles de jade… Debout, au bord du bois, une enfant nous regardait passer, une fillette de douze ans, dont la ressemblance avec moi me saisit. Sérieuse, les sourcils froncés, de rondes joues brunies, – comme furent les miennes – des cheveux un peu blanchis de soleil, elle tenait un surgeon feuillu dans ses mains hâlées et griffées, – comme furent les miennes. Et cet air insociable, ces yeux sans âge, presque sans sexe, qui paraissaient prendre tout au sérieux, – les miens, réellement les miens !... Oui, debout au bord du hallier, mon enfance farouche me regardait passer, éblouie par le soleil levant… »

    Colette, La Vagabonde

  • Colette en Vagabonde

    La Vagabonde de Colette raconte la vie de music-hall que mène Renée Néré depuis trois ans. Devant le miroir de sa loge, avant de monter sur scène, c’est l’heure du face à face avec « cette conseillère maquillée » aux pommettes vives, aux lèvres rouge noir, « avec de profonds yeux aux paupières frottées d’une pâte grasse et violâtre ». Désormais seule, elle gagne vaillamment de quoi vivre avec Brague, son camarade de scène, qui l’a initiée à la pantomime.

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    Colette sur scène dans Rêve d’Égypte en 1907 (Source : Les amis de Colette)

    En rentrant dans son rez-de-chaussée parisien, un soir de décembre, elle soupire – « de fatigue, de détente, de soulagement, ou l’angoisse de la solitude ? Ne cherchons pas, ne cherchons pas ! » Est-ce bien elle, cette « bohémienne » dans la trentaine, à l’air découragé ? « Il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d’autres jours où c’est un tonique amer, et d’autres jours où c’est un poison qui vous jette la tête aux murs. »

    « Femme de lettres qui a mal tourné », Renée fait du théâtre, sans être pour autant actrice. Son divorce l’a fait échouer dans une chambre banale, où elle n’a plus de temps pour écrire. Elle a fait sienne une sorte de « gaîté funèbre » en cachant ses pensées et en noircissant ses cils « au mascaro » (sic). Un soir, un inconnu « grand, sec, noir » force la porte de sa loge : un admirateur. Ce n’est pas le premier qu’elle décourage. « Ouf ! ce grand serin d’homme a coupé la crise noire : c’est toujours autant. »

    Après huit ans de mariage, elle s’est séparée d’Adolphe Tallandy, un pastelliste, quand elle n’a plus pu supporter ses maîtresses et ses mensonges. Elle l’aimait, elle a souffert ; un soir, elle n’est pas rentrée. Elle y a gagné une résistance infinie, la solitude, la liberté, la nécessité de travailler plutôt que d’écrire. Elle en a gardé la défiance des hommes.

    Le « cachet en ville » la terrifie, Renée craint que quelqu’un la reconnaisse dans un de ces salons parisiens friands de divertissements, mais comment refuser ce supplément de cinq cents francs bienvenu pour Brague et pour elle-même ? C’est là que reparaît Maxime Dufferein-Chautel, le frère cadet de leur hôte, qui désire « si vivement » lui être présenté – le « grand serin » de la veille. Et voici bientôt des fleurs dans sa loge et au premier rang des fauteuils d’orchestre, « un homme patient » qui la guette.

    La Vagabonde dépeint la vie d’artiste que Colette a bien connue, après avoir quitté Willy. Entre débrouille quotidienne, quand « ça ne dessine pas », et camaraderies de théâtre, Renée n’a conservé que quelques vrais amis : Margot, la sœur cadette de son ex-mari ; Hamond, un vieil ami avec qui partager sa mélancolie ; Brague, qui veille sur elle, sur le métier, sur son avenir. Sans oublier Fossette, la chienne.

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    La Vagabonde
    a paru d’abord en feuilleton
    dans La Vie parisienne, du 21 mai au 1er octobre 1910

    Margot déconseille à Renée tout « collage », mais Dufferein-Chautel trouve des appuis. Hamond le connaît depuis l’enfance, Brague dit à sa camarade que c’est l’amant qu’il lui faut : « Bonne santé, ne joue pas, ne boit pas, fortune suffisante… Vous me remercierez ! » La voilà donc pourvue d’un « amoureux », ni amant, ni flirt, ni gigolo, enchanté qu’elle accepte de le recevoir dans son « joli coin intime ».

    Maxime est véritablement épris et donc patient. Renée l’observe et se dérobe à ses avances, même s’il offre à Fossette un collier rouge à clous dorés. Le souvenir de son mari la rend, pense-t-elle, à jamais incapable d’amour. Mais elle ne refuse pas de se promener avec son amoureux, lui laisse de l’espoir – « Il faut terriblement vieillir, (lui) a dit un jour Margot, pour renoncer à la vanité de vivre devant quelqu’un ! »

    Dans son miroir, Renée se dévisage. L’âge s’y marque déjà, sous le maquillage. Il va falloir prendre un parti, et cela l’angoisse. Maxime est si gentil, si prévenant, elle s’est tout de même laissé embrasser, elle l’aime peut-être. Mais elle ne veut plus jamais de maître, plus de cette « domesticité conjugale, qui fait de tant d’épouses une sorte de nurse pour adulte », comme elle l’explique à Hamond étonné de sa résistance.

    Quand Brague évoque la possibilité d’une tournée en province au printemps, elle y voit un regain de liberté, de légèreté. En l’apprenant, Maxime est furieux d’abord : avec lui, elle pourrait se passer du music-hall. Puisqu’elle tient si fort à cette tournée, il est prêt à l’accompagner. Renée refuse, demande à Max d’attendre son retour – ils s’écriront et, au retour, ils auront tout le temps de s’aimer.

    Parfois teinté de gouaille au début de La Vagabonde, le style de Colette s’affine pour évoquer des souvenirs ou décrire la nature, les saisons et les variations sentimentales d’une femme tentée par l’amour mais attachée avant tout à sa liberté. Ce beau roman où l’écrivaine a mis beaucoup d’elle-même date de 1910, l’année de son (premier) divorce.