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  • Virginia en lectrice

    Quelle intelligence ! Quel humour ! Dès 1905, Virginia Woolf (1882-1941) écrit des essais critiques, entre autres pour le supplément littéraire du Times. Rassemblés dans The Common reader, ils sont publiés la même année que Mrs Dalloway, son chef-d’œuvre, en 1925. Le premier volume, Le Commun des lecteurs, regroupe une vingtaine de textes consacrés principalement à la littérature anglaise et surtout à la lecture, comme l’indique le titre du deuxième volume paru récemment, Comment lire un livre ? 

     

    « Je me félicite d’avoir l’approbation du commun des lecteurs ; car c’est le bon sens des lecteurs purs de tout préjugé littéraire, après les raffinements interminables de la subtilité et le dogmatisme de l’érudition, qui doit finalement décider de tout droit aux honneurs poétiques. » Cette phrase du Dr Johnson a inspiré le titre : le commun des lecteurs, ceux qui « lisent pour leur propre plaisir, plutôt que pour transmettre des connaissances ou corriger l’opinion des autres », même s’ils « présentent en tant que critiques des insuffisances trop évidentes pour qu’il soit besoin de les signaler. »

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    Quel plaisir de retrouver la fine plume de Virginia Woolf  ! « Acheter des terres, faire construire de grandes demeures, remplir ces demeures de vaisselle d’or et d’argent (ce qui ne les empêchait pas d’installer des cabinets dans les chambres), tel était le véritable but de l’humanité. Mr et Mrs Paston dépensaient l’essentiel de leur énergie à la même activité épuisante. » (Les Paston et Chaucer) Woolf divise les écrivains en deux genres : les prêtres et les profanes, dont Chaucer : « au lieu de nous adresser des exhortations solennelles, on nous laisse flâner, observer et tirer nos propres conclusions. »

     

    Lisant les auteurs grecs, elle oppose le « style preste et railleur » des gens du Sud à « la lente réserve, les demi-tons graves, la mélancolie songeuse et renfermée de peuples habitués à vivre plus de la moitié de l’année sous un toit. » (Sur l’ignorance du grec). Hélas, « l’humour est la première qualité à disparaître dans une langue étrangère, et quand nous passons de la littérature grecque à la littérature anglaise nous avons l’impression, après un long silence, d’entrer dans notre glorieuse époque avec un éclat de rire. »

     

    Au milieu de l’océan élisabéthain, voici une lettre de la reine Elisabeth « dont le papier était délicatement parfumé de camphre et d’ambre gris, et l’encre de musc véritable ». Woolf compare l’Annabella « grossièrement ébauchée » de Dommage qu’elle soit une putain (John Ford) avec Anna Karénine, « une femme de chair et de sang » qui a « des nerfs et un tempérament, un cœur, un cerveau, un corps et un esprit », avant d’approfondir la différence essentielle entre le théâtre et le roman. Plus loin elle rend hommage à la littérature russe, à Tchekhov en particulier, sans oublier qu’en traduction, elle nous reste pourtant « étrangère ».

     

    Virginia Woolf s’emballe pour Montaigne. « Car au-delà de la difficulté de se communiquer, il y a la difficulté suprême d’être soi-même. » L'auteur des Essais ajoute volontiers « peut-être », « je pense », et « tous ces mots qui nuancent les affirmations irréfléchies de l’ignorance humaine. » Elle aime son amour de la vie : « Toutes les saisons sont aimables, les jours de pluie comme les jours de beau temps, le vin rouge comme le vin blanc, la compagnie comme la solitude. »

     

    Elle s’amuse à peindre la Duchesse de Newcastle, extravagante et excentrique. Celle-ci adorait ne pas s’habiller comme tout le monde, « inventer des modes » et par-dessus tout écrire des livres interminables. De l’auteur de Robinson Crusoé, Defoe, qui considérait comme une injustice choquante de refuser l’éducation aux femmes, Woolf commente surtout Moll Flanders et Roxane, d’une grande « vérité de compréhension ». « Et surtout, ces hommes et ces femmes étaient libres de parler en toute franchise des désirs et des passions qui animent hommes et femmes depuis la nuit des temps, ce qui leur conserve même à présent une vitalité intacte. »

    Virginia Woolf  écrit sur Jane Austen, les sœurs Brontë, Conrad... Parmi ses chutes, remarquables, celle-ci : « Deux cents ans ont passé ; l’argenterie, usée, est devenue lisse ; le dessin est presque effacé ; mais c’est toujours de l’argent massif. » (Addison)

  • En mode mineur

    A côté des tout grands, des flamboyants, des visionnaires, des écrivains en mode mineur peuplent les bibliothèques. C’est le cas de Jean-Pierre Milovanoff, dont le charme discret opère encore une fois dans Tout sauf un ange (2006), un roman dans les coulisses du théâtre. D’où vient ce charme ? D’une écriture retenue mais palpitante ? Du ton confidentiel ? Comme dans son Goncourt des Lycéens, Le maître des paons (1997), comme dans Russe blanc (1995), son autobiographie, il y a une maison au cœur de ce roman, celle que Jean-Simon Blaize achète pour « être au large » dans ses vieux jours après avoir toujours vécu à l’étroit à Paris. A quarante ans, ce comédien décide de quitter la scène et la ville.

     

    C’est un récit à trois voix. En plus de Blaize, le narrateur principal, Milovanoff donne la parole à Cora Eden, une ancienne amie de Jean-Simon et une actrice qui se cherche, et à Georges Vilanovitch, dit Georgio, un metteur en scène célèbre et tyrannique, dont elle devient l’assistante. Vilanovitch lui conseille d’approfondir ses talents comiques avec Gladius, un grand clown, et s’arrange pour qu’elle puisse faire un stage avec lui. Blaize et Vilanovitch sont amis, le premier n’a pas l’ambition du second : « Je ne sais plus chez quel romancier russe j’ai lu que le monde est peuplé de velléitaires tourmentés par leurs illusions, de talents méconnus ou mal employés et de figurants. J’appartiens à ces trois catégories. »

     

    Marthe Guillain (1890-1974) Roulottes de cirque.jpg

     

    Claudia Gomez, agente immobilière, lui propose de visiter un ancien relais de poste dans les Cévennes. La façade est plutôt rébarbative derrière des hortensias bleus flétris. La demeure, au-dessus de ses moyens, a pourtant de quoi plaire, de vastes pièces, un jardin ensoleillé. Et Mme Gomez parle d’une voix de violoncelle « grave, chaude, nocturne, un peu froissée » qui le trouble. Georgio, à qui il dit au téléphone ne pas vouloir finir ses jours dans ce Titanic, rétorque : « Qui te parle de finir ? Il s’agit de commencer. La vie, c’est une suite de débuts… » Affaire conclue. Blaize l’achète. Claudia qui habite à cinq kilomètres de là se réjouit de l’avoir pour voisin –
    et inversement.

     

    « Tout le bonheur est dans l’oubli de nos vies ratées. Je n’en revenais pas d’avoir si vite coupé les ponts avec l’histrion de naguère et d’en ressentir tant
    de joie. »
    D’une pièce à l’étage, qui ouvre sur le jardin par une terrasse, Jean-Simon Blaize fait son bureau et se met à écrire, inspiré. Quand il rencontre les Gomez faisant leurs courses avec leurs enfants, il apprend par le mari un secret touchant sa maison que Claudia lui a dissimulé. Se sentant trahi, il l'invite tout de même à sa « petite fête inaugurale », ainsi que ses voisins et ses anciens compagnons de théâtre. Cora a dû insister auprès de Vilanovitch pour pouvoir y participer. Elle confie à Jean-Simon son inquiétude pour leur ami, de plus en plus irritable, intraitable avec ses acteurs et avec lui-même – « Georgio est tout sauf un ange ».

     

    Auprès de Gladius, Cora apprend l’art du clown : « Le clown n’est pas un amuseur. Il ne joue pas, il ne compose pas, il ne s’abêtit jamais, il travaille, il expérimente. Pour échapper aux conséquences de ses bévues, il en imagine d’autres. Et il se dépense en pure perte. Chez lui tout est en excès, tout déborde : les cris, les larmes, les idées, le bon vouloir et la mauvaise volonté. C’est un enfant hyperactif qui se heurte à la matière… » Malgré ses maladresses, Gladius lui trouve quelque chose, « une silhouette », et tombe même amoureux d’elle.

     

    Blaize a-t-il tout de même une chance auprès de Claudia Gomez ? Cora va-t-elle trouver son jeu ? Jusqu’où ira Vilanovitch dans sa véhémence ? Celui-ci n’a pas craint d’accabler son meilleur ami -  « Tu ne brûles pas ta vie. Tu restes à bonne distance du feu. Tu as hérité de la prudence de plusieurs générations de bourgeois en redingote. Le théâtre pour toi a été une diversion. La vie a été une diversion… » - avant d’avouer qu’il l’envie. Lui aussi voudrait trouver le temps d’écrire. Dans cette maison, peut-être, un jour… « J’appartiens à la vieille école du sentiment », écrit Jean-Simon Blaize, alias Milovanoff ?

     

  • Une autre Istanbul

    Cannelle, Pois chiches, Sucre, Noisettes grillées, Vanille… Ce sont les premiers titres d’une table des matières entièrement dédiée à ce qui se goûte. La bâtarde d’Istanbul (2007) d’Elif Shafak contient même la recette intégrale de l’asure, un dessert très prisé en Turquie. « Il fut, et ne fut pas, un temps où les créatures de Dieu abondaient comme le grain, et où trop parler était un péché… » Ce préambule d’un conte turc est aussi celui d’un conte arménien. Tout comme la cuisine arménienne ressemble fort à la cuisine turque. La romancière ne craint pas de jeter des ponts entre ces deux cultures à travers la rencontre de deux familles, les Kazanci d’Istanbul et les Tchakhmakhchian, Arméniens installés aux Etats-Unis depuis les années 1920.

     

    Zeliha, en minijupe et talons hauts, un anneau à la narine, indifférente aux regards qu’on lui lance dans les rues d’Istanbul, est « la benjamine d’une fratrie de quatre sœurs qui n’arrivaient jamais à se mettre d’accord et étaient toutes persuadées d’avoir toujours raison ». A dix-neuf ans, elle se rend dans un centre médical pour avorter, mais l’anesthésie provoque chez elle un tel délire que le médecin préfère ne pas intervenir, au cas où elle changerait d’avis. Bien qu’irréligieuse, Zeliha y voit un signe divin et décide de garder l’enfant sans père. Quand elle l’annonce à la maison, sa mère s’offense : « un bâtard ! » Zeliha apporte le déshonneur aux Kazanci, famille de femmes où les hommes meurent avant de vieillir. C’est pourquoi leur frère Mustafa, « inestimable joyau », a été envoyé à l’étranger, en Arizona, dans l’espoir de détourner de lui la malédiction.

     

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    Dans un supermarché américain, Rose, fraîchement divorcée, se délecte à l’avance des plats variés qu’elle va pouvoir préparer maintenant qu’elle est libérée de sa belle-famille « qui vivait dans un monde où les gens portaient des noms imprononçables et gardaient des secrets profondément enfouis ». Il lui faudrait « un homme qui l’aimerait sincèrement et qui apprécierait sa cuisine. Parfaitement. Un amant sans bagage culturel encombrant, avec un nom simple à prononcer, et une famille de taille normale ; un amant tout neuf qui aimerait les pois chiches ». Et voilà qu’apparaît au détour d’un rayon Mustafa Kazanci, un jeune homme mince à l’air studieux, qu’elle a déjà remarqué sur le campus universitaire où elle travaille à temps partiel dans un restaurant. Elle n’a le temps d’échanger que quelques mots avec lui, sa fille Armanoush l’attend dans la voiture sur le parking, au soleil. Mais Mustafa lui a dit d’où il vient, et Rose pressent déjà à quel point une relation avec un Stambouliote pourrait déstabiliser les Tchakhmakhchian qui détestent les Turcs. Armanoush grandira donc entre la culture arménienne de sa famille paternelle à San Francisco et la diversité multiculturelle dans laquelle sa mère l’élève en Arizona avec beaucoup d’amour et un beau-père turc.

     

    A Istanbul, Asya Kazanci, la fille de Zeliha, appelle sa mère « tante » comme ses sœurs. Cette « bâtarde » désenchantée n’a qu’une passion, Johnny Cash, dont elle écoute les chansons en continu. Son point de chute préféré, le Café Kundera, se trouve dans la partie européenne de la ville. Pourquoi Kundera ? C’est l’un des sujets de conversation préférés des amis d’Asya, dont le Dessinateur Dipsomane qui est amoureux d’elle, bien que marié. Pour lui, ils vivent tous dans l’ennui : « Nous sommes un groupe de citadins cultivés cernés de ploucs et de péquenauds. » Asya apprécie l’« indolence comateuse » de cet endroit, « l’antithèse de toute la ville. »

     

    L’intrigue se noue quand Armanoush décide de se rendre en secret à Istanbul, au pays de ses racines, en faisant croire à sa mère qu’elle passe ses vacances chez son père et vice-versa. Dévoreuse de livres, ce que la famille paternelle lui conseille de cacher si elle veut se marier, elle ne peut parler librement qu’au Café Constantinopolis, un forum où des Américains d’origines diverses, mais tous descendants de Stambouliotes, échangent leurs opinions en ligne. Le projet d’« Ame en exil » (son pseudo) suscite des réactions en sens divers auprès des habitués qui ne voient pas tous cela d’un bon œil.

     

    Le séjour d’Armanoush chez les Kazanci, la méfiance puis l’amitié entre Asya et elle, l’évocation du passé arménien, les sorcelleries de tante Banu, les plats et les obsessions des unes et des autres, ce ne sont que quelques facettes de ce roman baroque, drôle et audacieux, préfacé par Amin Maalouf. « A l’image de son pays, dit celui-ci d’Elif Shafak, elle s’interroge constamment sur la mémoire, la tradition, la religion, la nation, la modernité, la langue, l’identité. »

  • La grande librairie

    En trois mois, elle est entrée dans mes habitudes. Sur France 5, La Grande Librairie est le nouveau rendez-vous littéraire de qualité. Vous n’avez pas accès à cette excellente chaîne ? Qu’importe, vous pouvez suivre l’émission quand vous voulez sur le site de France 5. Programmée chaque jeudi à 20h35, rediffusée le dimanche à 9h55, La Grande Librairie est aussi visible sur internet. Toutes les vidéos sont en ligne. Au format « plein écran », l’image est un peu floue, mais - et ça, c’est d’une facilité formidable -, le curseur en dessous de l’image permet de se déplacer dans l’enregistrement, pour réentendre l’un ou l’autre à sa guise.

     

    François Busnel et son équipe ont eu la bonne idée de ne pas renier l’héritage télévisuel de Bernard Pivot. Comme dans Apostrophes, Bouillon de culture et Double je, c’est la rencontre directe avec les auteurs qui prime ici. Quatre invités, pendant une heure, répondent aux questions de Busnel et partagent leurs réactions. Chaque séquence est précédée d’un portrait. L’émission est rythmée, sans temps mort, avec un coup d’œil sur les meilleures ventes et le choix des libraires en intermèdes. Il faut de solides qualités d’animateur pour que la sauce prenne. Et, ma foi, François Busnel est très bien. Livre en main, souriant, il cite, interroge, provoque, insiste. C’était très amusant, le 2 octobre, de le voir donner la réplique à l’intarissable Pivot, invité en même temps que d’Ormesson qui crevait l’écran comme toujours. D’être assis côte à côte, cette fois, cela leur semblait bizarre.

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    Personnellement, j’ai adoré l’émission new-yorkaise du 30 octobre. En pleine ville et en plein air ! Avec Salman Rushdie, d’abord, il est question de L’Enchanteresse de Florence, dans Central Park. Pour commenter Le cas Sonderberg d’Elie Wiesel, Busnel l’accompagne en voiture jusqu’à Brooklyn. Il faut voir le vieil homme remettre ses cheveux en place et y attacher sa kippa avant de se rendre dans un quartier juif très orthodoxe où, dit-il, les familles vivent comme en Europe de l’Est autrefois. On lui demande pourquoi il ne vit pas là, Wiesel répond : « Ce n’est pas mon monde. »
    Il parle de son dernier roman, d’Auschwitz, de la foi, de ses parents. Des gens le reconnaissent dans la rue et interrompent la conversation pour lui exprimer leur gratitude. Quand il est arrivé aux Etats-Unis, qu’il a traversé le Sud, Elie Wiesel a découvert la réalité du racisme ordinaire envers les noirs : « Je n’ai jamais eu honte d’être juif, mais là, j’avais honte d’être blanc. » C’est une séquence formidable, d’une simplicité, d’une authenticité bouleversantes. Puis vient le tour de deux jeunes écrivains qui vivent à New York.

     

    Le 20 novembre, François Busnel a reçu sur son plateau quatre femmes de lettres. Elisabeth Badinter pour une audacieuse correspondance du XVIIIe siècle, signée Isabelle de Bourbon-Parme ; Nina Bouraoui pour son dernier roman Appelez-moi par mon prénom ; Alice Ferney pour Paradis conjugal. Avec Claire Castillon, la benjamine, cela faisait quatre voix pour discuter avec Busnel des rapports amoureux, sans clichés. C'était passionnant. Vous pouvez les retrouver sur le site de La Grande Librairie. Chaque sommaire affiche la photo des invités, accompagnée d'une notice. Le générique, le décor… Non, je ne vous en parle pas, dites-moi ce que vous en pensez, si vous voulez.

     

    Citant Alberto Manguel, jeudi dernier, François Busnel y voyait une devise pour La Grande Librairie : « Question : Que peut faire le lecteur ? Réponse : Lire et rester conscient des questions. »

  • Le cul dans la soie

    C’est un livre léger, et de ton et de sujet et de poids, à peine cent cinquante pages de souvenirs d’enfance. Ses courts chapitres tournent tous autour des mystères de la lingerie féminine, d’où le joli titre que lui a donné Guy Goffette : Une enfance lingère (Prix Rossel 2006). Un vrai plaisir de lecture.

     

    Né en Gaume en 1947, Goffette est le fils aîné d’une famille ouvrière. Des soirs d’enfance, il lui reste moins les baisers de sa mère que la rituelle expression de son père en le mettant au lit : « Allez, ouste, le cul dans la soie ! » Variante, quand Simon répugne à l’effort : « Gamin, rappelle-toi que tu n’es pas né le cul dans la soie. » Plus tard, il découvrira que les savoureuses expressions paternelles prenaient bien des libertés avec les tournures populaires reprises dans le dictionnaire.

     

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    « A la sortie du village, où commençaient les prairies, les champs de seigle et d’épeautre et les talus à coquelicots, se dressait une bâtisse sans fenêtres flanquée d’un abreuvoir de schiste : le lavoir communal. C’était un carré parfait, à ciel ouvert, avec une espèce de préau autour du bassin pour abriter les lavandières. » C’est là qu’à deux, trois ans, tombé dans l’eau, Simon, tel Moïse, doit son salut au soutien-gorge de Germaine, son  « premier vrai contact avec la lingerie féminine ».

     

    Se souvenir, pour Goffette, c’est d’abord retrouver les mots. « Chicon », par exemple. L’enfant le déteste - l’homme qu’il est devenu y résiste encore. La découverte du verbe « conchier », si proche, lui procure son insulte préférée, « le bijou de son répertoire » : « Et puis, je te conchie, espèce de chicon ! » Simon ne sait pas encore que le sens des mots, lui aussi, peut se lire à l’envers, comme quand on dit « l’enfer » pour « le paradis ». Je n’en dirai pas plus sur les circonstances inénarrables de la révélation : « à cinq ans déjà, j’avais touché la part des anges sous les jupes noires d’une sœur en cornette ».

     

    Envoyé à neuf ans chez sa grand-mère devenue veuve, pour lui tenir un peu compagnie, Simon découvre un terrain de jeu inattendu, dans la grange au fond du verger. Là dort le corbillard que bichonnait son grand-père et que tirait Grisou, le cheval du voisin, aux grandes occasions. « Le corbillard était intact avec son dais de velours noir à festons, ses broderies à croix d’argent et ses quatre grandes roues cerclées de fer. » Le garçon y tient les rênes en se racontant des histoires de bandits, quand fait irruption une gamine de dix ans, « Calamity Jeanine ». Cette meneuse-née n’a pas sa langue en poche et devient une formidable camarade de jeu. Simon n’oubliera pas la petite culotte de satin bleu roi qu’elle lui dévoile sans façon.

     

    Eveillé aux douceurs cachées, Simon va parfaire son éducation plus tard en compagnie de l’oncle Paul qui vend à domicile des articles de bonneterie, « le fin du fin pour les dames ». Depuis longtemps, il espère l’accompagner un jour dans ses livraisons, tenir les rênes du cheval bai qui tire son fourgon. Quand son rêve se réalise enfin, - « la semaine des quatre jeudis, elle existe » - le garçon ne se tient plus de joie. A leur seconde halte, pour le faire patienter pendant « les essayages », son oncle donne à Simon un carton de bas à trier par paires. Dans cette mousse beige, brune ou noire, ses mains plongent et caressent, s’exercent aux nuances surprenantes des textures. « Je compris d’un coup que le Far West était une vieille lune, les batailles de mes soldats de plomb voués à l’ensablement, mais que la bonneterie, voie aventureuse s’il en est, avait tout l’avenir devant elle. »