Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Appartenir au jour

Emma Doude van Troostwijk (°1999), une Néerlandaise qui a grandi en France, a vu son premier roman publié en janvier 2024 aux Editions de Minuit : Ceux qui appartiennent au jour. Augustin Trapenard l’a invitée à La Grande Librairie, le roman a reçu plusieurs prix. Dans un français singulier qui lui donne un ton à part, elle raconte l’histoire d’une jeune femme qui rentre à la maison (un presbytère) après un an d’absence et y retrouve sa famille. Des observations, la vie quotidienne, les liens entre eux, c’est par petites touches que la romancière nous fait entrer dans ce quasi-huis clos.

emma doude van troostwijk,ceux qui appartiennent au jour,roman,littérature française,pasteur,famille,vieillesse,mémoire,amour,culture
Presbytère de Chartrené, XVIIIe, photo JC Allin (Wikipedia)

Sa première impression en arrivant est celle d’un certain délabrement des lieux. Dans son fauteuil à bascule, Opa, son grand-père ne la reconnaît pas : « Il tend la main et dit, enchanté de vous rencontrer madame, je vous attendais. » Son frère Nicolaas essaie de mettre de l’ordre dans le jardin qui ressemble à un terrain vague. Leur père pasteur, en burn-out, ne bouge pas de son lit ; elle passe des heures à le regarder « s’assoupir et se réveiller ».

« Quand il rentre de son stage, Nicolaas s’allonge près de nous. Il dépose un baiser sonore sur le front de Papa et dit, plus qu’un mois et je suis pasteur, t’imagines ? Mon père se redresse un peu, tapote l’épaule de mon frère et dit, et moi je suis devenu homme au foyer. Ils rient. » Le père lui-même souffre de trous de mémoire qu’il tâche de compenser à l’aide de post-it au mur.

Par séquences d’une ou deux pages, ou quelques phrases, nous découvrons ce que regarde la narratrice : le visage creusé d’Opa, les « cafés servis par Oma dans des tasses aux motifs anciens. Du bleu de Delft. » Régulièrement, elle mentionne les différences entre le français et le néerlandais. « Il ne faudrait pas dire nature morte. Il faudrait dire vie silencieuse. Stilleven. » Quand son grand-père la réveille à trois heures du matin : « Ça va aller Opa, alles gaat goed, alles gaat goed » (Tout va bien).

« En français ils perdent la tête. En néerlandais ils perdent le chemin. Ze zijn de weg kwijt. » Les troubles de la mémoire occasionnent des moments suspendus, parfois des fous-rires. En pleine nuit, son grand-père se croit en retard pour l’heure du culte qui a sonné au temple protestant. Son fils est devenu pasteur comme lui et bientôt ce sera le tour de Nicolaas, son petit-fils. Entre le frère et la sœur, on sent une grande complicité.

A l’approche de son ordination, Nicolaas s’interroge. « Tu crois en Dieu, Papa ? » Son père ne répond pas tout de suite « et finit par dire, je crois à la puissance des histoires. » Opa entraîne sa petite-fille au jardin pour lui confier un secret – « Ne le dis à personne » – puis sort de sa poche un papier froissé : un mail qu’il ne lui a jamais envoyé, où il disait sa joie à la lecture d’un texte qu’elle avait écrit et lui confiait que son prénom, Zacharie, veut dire « Dieu s’est souvenu », ce qui le fait sourire.

Mama, sa mère, est à la cuisine ou à l’ordinateur ou en réunion avec le conseil presbytéral. Quand son fils se demande s’il va y arriver, elle dit « tu sais, écrire une prédication c’est un peu comme parler d’amour. » Au petit déjeuner, prière, lecture de la Bible. Opa met du thé au lieu de lait dans ses corn flakes. Plus tard, il sifflote en posant une pièce d’un puzzle « à un endroit improbable ».

Les souvenirs d’enfance affluent dans le récit. On regarde des scènes du passé sur des cassettes VHS, dans des albums. Sur le mur de la chambre, il y a les traits de son frère plus petit qu’elle, à onze ans encore – « Maintenant je suis obligée de me hisser sur la pointe des pieds pour poser mes joues contre les siennes. » Son frère célèbre un enterrement, un baptême. A une semaine de son ordination, on lui demande en visioconférence pourquoi il veut devenir pasteur. Un silence, puis « Nicolaas reprend, mais j’ai des doutes ces derniers temps sur le sens de. [sic]» A sa sœur, il dira « avoir envie de faire un métier qui n’existe plus », vouloir « faire un truc qui compte, un truc qui compte vraiment. »

Emma Doude van Troostwijk (littéralement : du quartier de la consolation) met une douceur infinie dans les rapports entre ses personnages, les suit avec délicatesse jusque dans les égarements de la raison, de la mémoire, des corps. « L’un des romans les plus originaux de la rentrée littéraire », « par la forme et le fond » écrit Guy Duplat dans La Libre : « Tous les personnages sont sur le fil de la vie, fragiles à en tomber. »

Sophie Creuz parle joliment d’un « petit livre d’heures », « un livre écrit à l’encre de la tendresse » (RTBF). « En français, ils ne tiennent qu’à un fil. En néerlandais ils appartiennent au jour. Het zijn mensen van de dag. » Voilà qui explique le titre magnifique : il donne la tonalité de ce premier roman lumineux où on chante, on sourit, on danse, on pleure, on prie, on doute, on s’épaule. Qu’ajouter ? En phrases simples, on s’aime.

Commentaires

  • Bonjour, Tania, merci pour ce beau billet et cette sensible idée de lecture que je note précieusement.

  • Bonjour, Anne, ravie que ce billet te plaise et bonne découverte ! La langue est particulière et les expressions différentes en français et en néerlandais y mettent une note originale.

  • Je ne pense pas avoir vu la Grande Librairie que tu signales. Les différences entre les deux langues sont intéressantes et les personnages attachants. Je note.

  • Un roman familial à part, bonne découverte un jour ou l'autre.

  • Un roman sur la famille, l'amour, les souvenirs, voilà qui devrait me plaire. Je n'ai pas vu l'émission dont tu parles mais j'essaierai de la trouver sur Youtube en principe elles y sont toutes si elles ne sont plus visibles sur la chaine TV. Et je note ce livre bien entendu car ta chronique me donne très envie de découvrir cette autrice dont je n'ai jamais entendu parler.

  • Chez moi, le lien que j'ai mis vers LGL sur YouTube fonctionne (après la publicité). La complicité entre le frère et la soeur compte énormément pour accompagner leurs parents face aux problèmes de la vieillesse. Bonne fin de semaine, Manou.

  • J'ai vu l'émission de LGL où cette jeune écrivaine présentait son livre. J'aime bien les comparaisons d'expressions courantes et il est vrai que je préfère still life en anglais (proche du néerlandais) à nature morte. Merci pour cette lecture aussi délicate que l'ouvrage lui-même.

  • Tout à fait d'accord pour préférer les vies silencieuses aux natures mortes, Zoë. Vous imaginez bien à quel point ces traductions "non concordantes" m'ont plu et fait penser à nos réunions de famille où on passe régulièrement du français au flamand et vice versa, quand quelque chose ne "passe" pas de l'un à l'autre.

  • 'Nature silencieuse', deux mots, un monde et le désir de découvrir un texte. Merci Tania pour votre évocation délicate.

  • Merci, Élisabeth, de vous y arrêter.

  • Hé bien, ça m'a l'air d'ëtre du genre que j'aime, ces histoires là... Je n'avais pas entendu parler de ce livre, alors merci. Je viens de vérifier (et de noter!) ; il est à la bibli.

  • Je t'en souhaite déjà bonne lecture, Keisha.

  • Une atmosphère ouatée, des vies silencieuses et cette douceur... tout cela invite à la lecture, merci Tania, doux week end. brigitte

  • Merci, Brigitte. Ce n'est pas facile de rendre exactement la tonalité particulière du récit, tu verras si tu l'ouvres.

  • Je suis passé complètement à côté de ce livre dont vous faites un beau compte rendu qui me donne envie de le lire. Et puis il y a des siècles que je n'ai lu un "Minuit" (si ce n'est un décevant petit Yves Ravey en mai).

    Et c'est vrai, stilleven c'est une vie silencieuse (p 17), que l'on traduit plus tristement en français et en italien.

  • Pour moi aussi, ce sont des retrouvailles avec les éditions de Minuit. Je vous en souhaite une découverte heureuse.

  • Merci Tania pour ce billet qui m'a donné envie de lire ce titre, je n'ai pas été déçue.. Un livre qui se lit très vite. On aimerait rester plus longtemps avec ses personnages gentils (ça fait du bien) et plein d'amour. Il m'a fait penser à "Gilead" de Marilynne Robinson que vous aviez également chroniqué en émettant quelques réserves toutefois

  • Bonjour, Ann. Merci pour votre réaction. Je ferai bientôt un tour chez vous.

Écrire un commentaire

Optionnel