En 2004, les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB) ont présenté une très belle rétrospective Fernand Khnopff (1858-1921) à Bruxelles, avant Salzbourg puis Boston. Son catalogue au superbe détail sur la jaquette (ci-dessous, je vous en parlerai dans le prochain billet) a trouvé place près de celui de la première rétrospective que j’avais vue là en 1980 (après Paris, avant Hambourg), avec un détail de Des caresses en couverture.
Un des fondateurs du groupe des XX, souvent considéré comme le plus fameux des peintres symbolistes belges, Fernand Khnopff nous a laissé des images ineffaçables de son monde intérieur, même quand il peint des paysages. Grand portraitiste, des femmes et des enfants surtout (ci-dessous un portrait de sa mère), il les montre avec une finesse remarquable et en même temps, enveloppe leur présence de mystère et de silence.
Fernand Knopff, Portrait de Madame Edmond Knopff, 1882,
huile sur toile, 36,3 x 28, Musée d’art moderne et d’art contemporain, Liège
Ensor a été choqué en découvrant une de ses premières œuvres, En écoutant du Schumann, selon lui un plagiat de sa Musique russe (cette toile remarquable où l’on voit Finch écouter une pianiste dans un salon). Frederik Leen, dans le catalogue de 2004, décrit bien cette peinture de Khnopff qui fut très discutée : « elle parle de musique qu’il invite à écouter. Cela demande de la part du spectateur une faculté d’empathie avec la femme assise dans le fauteuil qui se trouve, non sans raison, au centre de la toile mise en page de façon symétrique. […] Il mobilise le regard sur la main de la dame qui écoute – main posée sur le front et dont le pouce est orienté vers l’oreille […] pour pouvoir se perdre corps et âme dans la musique. L’autre main est celle du pianiste qui est hors champ. » (Fernand Khnopff et le symbolisme)
Fernand Knopff, En écoutant du Schumann, 1883,
huile sur toile, 101,5 x 116,5, MRBAB, Bruxelles
Fernand Khnopff a l’art de structurer ses compositions, souvent énigmatiques, à travers des verticales et des horizontales. Il a conservé jusqu’à sa mort le célèbre et magnifique portrait de sa sœur en robe blanche devant une porte close, un chef-d’œuvre. C’est au spectateur de se poser des questions, de découvrir des correspondances ; le peintre n’explique rien, il montre. Sa vision mélancolique s’enracine dans ses souvenirs, sans proposer d’interprétation, mais « des formes que chacun peut lire ou vivre à sa façon » (F. Leen). Pas de signification cachée, pas de message – un support pour l’imaginaire.
Fernand Knopff, Portrait de Marguerite Khnopff, 1887,
huile sur toile marouflée sur bois, 96 x 74,5,
Fondation Roi Baudouin, prêt aux MRBAB, Bruxelles
Avant ses célèbres vues de Bruges, où il avait vécu enfant, jusqu’au déménagement à Bruxelles en 1866, il a peint beaucoup de paysages de Fosset, un hameau de l’Ardenne belge où sa famille passait l’été dans sa maison de campagne. Le ciel y est souvent coupé, les personnages rares ou réduits à des silhouettes. Les paysages symbolistes de Khnopff sont méconnus ; Verhaeren espérait que le peintre ne les abandonnerait jamais. Ils représentent la nature « transformée en état d’âme ayant une signification symbolique » (Michel Draguet) : facture « cotonneuse », lumière indéfinie, contours vagues, « palette de couleurs restreintes d’ocres et de couleurs de terre, de verts, de gris et de blancs extrêmement raffinées » qui créent « une atmosphère d’intériorité retenue » (Dominique Marechal, Fernand Khnopff : de Bruges à Fosset)
Fernand Khnopff, A Fosset, Un soir, 1886,
huile sur toile, 40 x 58, Hearn Family Trust
Un Hortensia, peint à l’âge de 26 ans, sans doute à Fosset, illustre déjà son art du cadrage très moderne. De la plante dont le haut est coupé, posée sur une nappe blanche aux rosaces bleues, le regard passe à la lectrice élégante à l’arrière. Le peintre a posé une fleur rouge sur la table devant elle. Sa mère ? Sa sœur ? Mystère. Atmosphère feutrée, silence, bonheur de vivre, indique la notice du catalogue près de cette composition audacieuse.
Fernand Khnopff, Un Hortensia, 1884,
huile sur toile, 46,5 x 57,8, Collection privée, Bruxelles
En plus de la peinture à l’huile, Knopff a merveilleusement utilisé le pastel et les crayons de couleur, voire la craie. Influencé entre autres par les Préraphaélites, Burne-Jones et Rossetti, il a peint de nombreuses têtes de femmes aux cheveux roux et vaporeux, prêtresses d’un culte secret. En rehaussant parfois leur regard de bleu, sa couleur préférée, il donne à leurs yeux l’éclat de pierres précieuses.
Fernand Khnopff, Portrait de femme, vers 1899,
sanguine et crayons de couleur sur papier, 23 x 13,7, Collection privée
Quand il peint sept femmes sur un court de tennis – Memories (Lawn Tennis) – aucune de ces « monades » ne regarde dans la même direction. On a retrouvé six photographies de sa sœur dans des poses correspondantes, seule la première à gauche, sans chapeau, est une autre femme, même si elle porte la robe blanche du portrait de Marguerite. Photographe, Khnopff a souvent utilisé la photographie dans sa création. Il fut aussi sculpteur et graveur.
Fernand Knopff, Memories (Lawn Tennis), 1889,
pastel sur papier marouflé sur toile, 127 x 200, MRBAB, Bruxelles
Quel bonheur de revoir les portraits illustrés dans ce catalogue de 2004, celui du jeune Jules Philipsson droit comme un i, de ces fillettes à l’air sérieux – Jeanne de Bauer, Mlle Van der Hecht, Jeanne Kéfer… La grande bourgeoisie et l’aristocratie raffolaient de ces portraits d’enfants bien habillés, dans un décor soigné, l’air sérieux et concentré. Celui des enfants de Louis Nève qui s’échelonnent sur l’escalier est une merveille de composition en blanc, rouge et noir où seule la petite fille, en robe bleue, rêve un peu à l’écart, la tête penchée sur la rampe.
Fernand Knopff, Portrait des enfants de Louis Nève, 1893,
huile sur panneau, 49,5 x 40, Collection privée
Il peint le Portrait de Marie Monnom, deux ans avant qu’elle n’épouse Van Rysselberghe, ami intime de Khnopff. De biais, le visage inexpressif, plongée dans ses pensées, elle est assise dans un fauteuil devant un mur où luit un cercle doré, le même que celui du Portrait de Marguerite Khnopff. La forme circulaire, qui renvoie à la perfection et à l’infini, symbolise aussi l’intimité (le « cercle fermé »). Fernand Khnopff fut également illustrateur. Il a créé le logo des XX, réalisé l’affiche de leur huitième exposition, composé des ex-libris.
Fernand Knopff, I lock my door upon myself, 1891,
huile sur toile, 72 x 140, Neue Pinakothek, Munich
Je ne peux terminer ce billet sans vous montrer l’œuvre pour moi la plus fascinante de cet artiste, I lock my door upon myself, dont l’analyse prend plusieurs pages dans le catalogue de cette rétrospective. Son titre est un vers de la poétesse Christina G. Rossetti, sœur du peintre préraphaélite, tiré de Who shall deliver me ?
Commentaires
Alors, là (pour une fois!) je connais, j'aime, suis fascinée. C'est toute une époque, une étrangeté ("souvent énigmatiques") Et le dernier portrait a quelque chose de beaucoup des peintres de son époque; il me fait penser à Dante Gabriel Rossetti. J'ai lu et relu ton article, merci!!
Oui, Khnopff est mieux connu internationalement que d'autres peintres belges de son époque, je m'en réjouis. Merci pour ton commentaire enthousiaste, Anne.
Un artiste que j'aime bien. À travers les différents portraits de femmes ce qui frappe est la variété entre des tableaux esthétiquement et techniquement parfaits, lignes et couleurs mais où aucune ou très peu d' émotion n'est reflétée sur les visages, les geste. Puis les 2 autres que de ton billet En écoutant Schumann et la dernière, si expressives.
Merci pour ce beau billet, un beso
Un peintre de l'introversion, assurément, tout en retenue. Le dossier auquel renvoie le dernier lien sur son nom dit davantage de sa vie, de sa personnalité, de sa maison-atelier disparue.
Peu d'expression sur les visages, comme tu l'écris, et pourtant ces portraits ne sont ni froids ni impersonnels, c'est ce qui me fascine. Bonne journée, Colo.
encore un billet superbe, qui parle d'un peintre que j'adore
Tu as sans doute déjà parlé de lui sur ton blog, j'irai voir.
ah oui, j'aime :-)
à une expo à Gand (il y a quelques années) j'ai pu voir une de ses premières œuvres, un portrait de son père, je devrais vérifier si je l'ai pris en photo parce qu'à cette expo tout ce qui provenait de collections personnelles, privées, ne pouvait pas être pris en photo... hélas
Dans le catalogue ne figure que ce "Portrait d'homme (Edmond Khnopff ?)" daté de 1881, du musée des beaux-arts d'Anvers, serait-ce celui que tu as vu ?
https://i.pinimg.com/736x/28/64/d5/2864d58e7a5128af774b4a10ba316372--portrait-ferdinand.jpg
oui, c'est celui-là, donc je dois l'avoir en photo :-)
merci!
Bien. Ses portraits d'homme sont moins nombreux.
Merci Tania pour cet excellent article que j'ai relu moi aussi plusieurs fois !
"Un Hortensia" est celui qui me parle le plus par sa composition moderne pour la fin du XIXe siècle et surtout l'absence de "regard vide" comme dans beaucoup de ses tableaux, un mystère qui met parfois mal à l'aise.
Belle soirée Tania, et bises.
Un hortensia... et une lectrice, cela me plaît aussi. Bonne journée, Claudie.
Tania, j'ai lu le livre de Frederick Leen et aussi le livre de Jeffrey Howe. Howe a interviewé les membres survivants de la famille Khnoff dans les années 1980. J'ai eu l'impression que Howe a appris des choses sur lesquelles il n'était pas en liberté d'écrire. Le msytery peut ne jamais être expliqué complètement.
Je ne connais pas ces entretiens recueillis par Jeffrey Howe, cela doit être intéressant. Merci, Jane.
Les cadrages inattendus intriguent et offrent une belle amorce à l'imaginaire. Coup de coeur pour "un Hortensia", "En écoutant Schumann", "Portraits d'enfants"
Par contre " I lock my door upon myself, " laisse un sentiment de malaise
Plutôt que le malaise, je vois dans cette toile tant de symboles, de jeux entre le dedans et le dehors, de reflets dans les miroirs - cette peinture fait entrer dans une autre dimension.
J'aime ces oeuvres...
Je serai heureuse d'en revoir certaines quand le musée Fin de siècle rouvrira ses portes.
Je connais un certain nombre d'oeuvres de ce peintre, dont bien sûr le célèbre portrait de sa soeur. J'aime beaucoup cette période.
Tu me donnes l'idée de rouvrir le catalogue d'une exposition splendide sur les relations entre Bruxelles et Paris autour des années 1900 qui avait été présentée à Paris au Grand Palais et en Belgique au musée de Gand en 1997 - une période de l'histoire de l'art fabuleuse aussi à mes yeux. Bonne journée, Aifelle.
Jeffery Howe, The Symbolist Art of Fernand Khnopff, Ann Arbor, UMI Research Press, 1982.
Merci pour la référence, Jane.
J'ai lu tout ça avec enchantement. Je le connais uniquement pour l'avoir vu, mais n'ai jamais cherché à savoir ou découvrir. Je suis du genre "les choses viennent à moi quand elles sont prêtes à me parler"... (Parfois c'est jamais :) )
Pour ma part, j'aime me plonger dans le catalogue après avoir vu une exposition qui m'a plu et prolonger. Bonne journée, Edmée.
C'est un peintre que j'aime beaucoup mais je ne connaissais aps tout ces tableaux... Merci pour la présentation :-)
Heureuse de t'en avoir fait découvrir.
C'est une œuvre somptueuse, totalement énigmatique, d'une incroyable pureté. L'artiste nous donne à observer un monde singulier, il me semble que l'on peut rester très longtemps face à un tableau de Khnopff, plonger dans un regard, voyager dans celui-ci. Je partage ton ressenti face à la dernière œuvre que tu nous montres et découvre avec bonheur cette peinture d'enfants. Merci Tania pour cette visite au musée, elle fait un bien fou ! Bises. brigitte
Merci pour ton enthousiasme, Brigitte. Je suis ravie que cette plongée dans l'univers de Khnopff t'ait plu. Bonne journée !
Tu me le fais découvrir ce matin. C'est beau et j'aime beaucoup. Le tableau En écoutant du Schumann me parle beaucoup et il m'évoque Vuillard. Voilà encore un peintre et une oeuvre à rencontrer ! Merci. Bonne journée.
La musique, l'écoute, cela rejoint ta question de cette semaine aussi. Bonne découverte de ce peintre et surveille ta boîte aux lettres, Marie.