Que peut-on voir aux Musées royaux des Beaux-Arts (MRBAB) en ce moment ? La modernité « à la belge », une petite expo autour de 14-18, des « Iconotextures » récentes de Thierry De Cordier. Tout cela ne nous rendra pas le Musée d’Art moderne, mais les deux premières expositions revisitent les collections du XXe siècle, c’est l’occasion de revoir des œuvres sorties des réserves.
A l’entrée de « 14-18. Rupture ou Continuité ? », Marthe Donas, avec Nu couché n° 1-4, illustre le cheminement de la peintre vers l’abstraction. Du dessin de nu académique, elle passe au dessin stylisé, puis à ses lignes de force, jusqu’au dessin abstrait – démonstration. Cette sélection de peintures et sculptures explore les « changements et constantes de l’art belge entre 1910 et 1925 » autour d’un espace multimédia, Digital Experience : des écrans tactiles sur table permettent, en sélectionnant une vignette (détail), de détailler chaque oeuvre et de se renseigner sur son contexte, de manière interactive.
George Minne, Mère et enfant IV
Derrière un buste du premier conservateur du musée, une grande photo montre comment des œuvres pillées dans des musées français ont été entreposées pendant la grande guerre à Bruxelles. Un visage de soldat, L’église de Nieuport en ruines (Achille van Sassenbrouck), un dessin terrible de La Cathédrale de Reims (Jules De Bruycker) évoquent la guerre, mais la plupart des œuvres illustrent surtout la diversité des choix artistiques belges au début du XXe siècle. Mère et enfant, un marbre de George Minne (ci-dessus), peut encore être relié au contexte historique de 14-18. La simplification des formes donne sa force à cette œuvre symboliste où une mère et son enfant s’étreignent. A côté, une tragique Pietà d’Albert Servaes.
Gustave De Smet, L'été (détail), ca. 1925
Après la guerre, l’expressionnisme flamand s’épanouit : voici L’été de Gustave De Smet, L’étranger de Constant Permeke. Et, plus d’avant-garde, l’abstraction avec Marthe Donas, Karel Maes, des objets-collages de Paul Joostens et une grande huile géométrique de Jozef Peeters, entre autres. Si certains peintres belges sont influencés alors par le futurisme italien (Prosper de Troyer, Jules Schmalzigaug), d’autres suivent la voie du fauvisme : La femme au piano de Ferdinand Schirren ; le Portrait de Simon Lévy par Rik Wouters, que je ne me souvenais pas d’avoir vu, près de son fameux Flûtiste.
Rik Wouters, Portrait de Simon Levy (1913), MRBAB, Bruxelles
En descendant vers l’autre exposition, « Moderniteit à la belge », je me suis arrêtée au passage devant Hommage rendu à Charles Quint enfant (1886) d’Albrecht de Vriendt pour admirer cette grande scène historique : personnages, décor, vêtements, bijoux, attitudes…
Albrecht De Vriendt, Hommage rendu à Charles-Quint enfant (détail), 1886, MRBAB, Bruxelles
Et voici le fémur tricolore (photo 1) de Marcel Broodthaerts à l’affiche d’une exposition plus ambitieuse que la précédente : « Moderniteit à la belge ». A la façon des « petits journaux » où écrivait Baudelaire, celle-ci offre une approche subjective de la modernité à travers les collections et même, en seconde partie, pose la question d’une modernité spécifiquement belge. Pour Michel Draguet, l’Art belge, « ironique et critique », « a installé dès la fin-de-siècle une forme de distance à l’égard d’une dynamique linéaire et univoque qui s’est parfois perdue en autoritarisme sinon en fascisme. » (Guide du visiteur, pour toutes les citations.)
Félicien Rops, frontispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire, 1866
Pour ouvrir le débat, Eve à la pomme, un bronze de Jef Lambeaux, donne la réplique à l’Eve d’Evenepoel, accompagnée du serpent et d’un paon. Nettement plus irrévérencieux, le frontispice de Rops pour illustrer Baudelaire (Les Epaves, ci-dessus), et, devant le Christ aux outrages d’Henry De Groux, la double hélice de crucifix comme une couronne d’épines de Wim Delvoye. Modernité et provocation.
© Marthe Donas, Verreries, 1919, MRBAB, Bruxelles
Rugby par Lhote et Le joueur de tennis par Baugniet sont sages en comparaison, et aussi par rapport à Verreries, une autre belle composition abstraite de Marthe Donas (ci-dessus). Je ne vous décrirai pas les 17 étapes de l’exposition (à voir jusqu’au 22 janvier), je préfère pointer quelques accrochages que j’ai aimés, comme ces portraits de femmes signés Rik Wouters, Gustave Van de Woestyne, Brusselmans, Stobbaerts ou Floris Jespers : « Avec la modernité, la question du portrait devient problématique : la nécessité de reconnaître le sujet s’oppose à une recherche de plus en plus éloignée de la figuration. »
"Promesses de visages" (vue d'ensemble)
Passons devant une nature morte de Marie Howet (délicate et d’« arrière-garde ») puis admirons, face à face, La Vague de Constant Permeke (1924), et Mer du Nord, étude n° 1 de Thierry De Cordier (2011). Gaston Bertrand, dans La grande plage, dissout les promeneurs dans le jaune du sable. Mer du Nord, orage (vers 1886) de Guillaume Vogels, n’est pas en reste, lui qui fut membre des XX, une avant-garde plus ancienne.
Guillaume Vogels, Mer du Nord, orage (désolée pour les reflets), ca. 1886, MRBAB, Bruxelles
Trois toiles de Louis Buisseret et de Léon Navez « témoignent d’une réaction classique à l’intérieur de la modernité. Comme s’il s’agissait de créer un antidote à l’Avant-Garde. » Un bel ensemble. Le parcours montre ensuite les surréalistes, le groupe Cobra, la culture pop – tout en proposant d’illustrer ici les « vicissitudes du nu classique », là les « obsolescences industrielles » –, et enfin « l’abstraction minimaliste ».
© Englebert Van Anderlecht et Jean Dypréau, Traduire la lumière, 1959, MRBAB, Bruxelles
J’ai aimé Hommage au carré. Signal de Josef Albers – rouge sur rouge – et aussi cette « peinture partagée » bleue (ci-dessus) signée Englebert Van Anderlecht et Jean Dypréau, Traduire la lumière, où « peinture et écriture sont désormais liées dans un geste spontané qui fait jaillir de l’informe une signification première. » Sur la dernière des quatre feuilles de Lorsque je rentre du village…, Christian Dotremont a écrit à la main le texte qu’il y a transformé en logogrammes.
© Gaston Bogaert, Capouillard, lithographie, 1951
J’y ai repensé devant les « Iconotextures » de Thierry De Cordier : sur douze papiers de 300 x 150 cm, celui-ci a écrit/dessiné à l’encre bleu roi toutes sortes de définitions de dieu (sic). « À travers cette calligraphie possédée par son propre épanchement, Thierry De Cordier témoigne de l’absurdité que constitue l’idée même de définir dieu. » Bref, cet hiver, les MRBAB vous offrent un peu de tout, sans oublier les riches collections permanentes – ne vous en privez pas, surtout si vous êtes en congé !
Commentaires
excellent tout ça, et excellent billet, je me demande quand je trouverai l'occasion de retourner à Bruxelles pour y voir tout ce que je voudrais voir :-)
Bientôt, j'espère, et aussi peut-être le temps d'un resto ensemble ?
La mère et l’enfant de Minne est une majestueuse envolée en bouquet, c’est le genre d’art moderne que j’aime. --- mais aussi les œuvres de Gustave De Smet, Rik Wouters, Félicien Rops que Tania a sélectionnées avec son éclectisme habituel. --- C’est certainement un musée qu’il ne faut pas rater, Tania nous met l’eau à la bouche !!!
Heureuse que tu apprécies ces artistes, cher Doulidelle.
La Ville et la Région n'ont-elles pas acheté un bâtiment pour faire un musée d'art moderne? Il me semblait avoir lu cela, mais je n'ai pas suivi de très près.
J'en profite pour te souhaiter une bonne semaine, de joyeuses fêtes de fin d'année et une heureuse année 2017.
Oui, la région bruxelloise a racheté les bâtiments Citroën près du canal pour en faire un musée d'art moderne et contemporain. Aux dernières nouvelles, on y présentera des oeuvres prêtées par le Centre Pompidou.
Quant à nos collections publiques belges d'art moderne, retirées des cimaises il y a cinq ans pour faire place au musée "Fin de siècle", elles appartiennent à l'Etat fédéral et se trouvent actuellement dans les réserves, à part celles montrées de temps à autre dans des expositions temporaires. Elles devraient être à nouveau montrées aux MRBAB, c'est le souhait du gouvernement actuel (en attendant un très hypothétique nouveau musée national d'art moderne pour les accueillir). Un feuilleton navrant à suivre sur https://museesansmusee.wordpress.com/musee-sans-musee/
Merci pour tes bons vœux. A toi aussi, une heureuse année 2017.
Merci pour ta réponse.
Concernant les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, son sort n'est effectivement pas plus enviable que les autres derniers musées fédéraux (les musées du site du Cinquantenaire ne sont pas mieux lotis). Je serais curieux d'avoir le décompte des visiteurs pour savoir si la section "Fin de Siècle" attire beaucoup de monde par rapport aux collections plus anciennes ou le Musée Magritte.
Cette collaboration avec le Centre Pompidou me semble intéressante, même si le canal, cela me semble assez loin du centre historique pour les touristes. Autre bonne nouvelle : un accord vient d'intervenir pour la restauration du Conservatoire Royal de Bruxelles qui est très mauvais état.
Chère Tania, comment faites-vous pour prendre le temps de nous offrir un billet si riche?
Bonne fin d'année et soyons unis pour la nouvelle, nous en aurons besoin.
Une exposition eclectique ; ce n'est pas la période que je préfère en peinture, mais elle est charnière avec les suivantes (et les précédentes ...). Le feuilleton des musées est assez chaotique chez vous, j'espère qu'il en sortira quelque chose de satisfaisant.
Je découvre avec plaisir des artistes (de moi) inconnus.
T'ai jamais dit que Marie Howet était amie de ma grand-mère? Cette Nature morte est magnifique, si fine et délicate...
Ton billet est si complet et intéressant que je reviendrai ouvrir plus de liens, grand merci.
@ Un petit Belge : Je te rassure, le musée Fin-de-siècle (1868-1914) est très réussi et attire du monde (je ne connais pas les chiffres de fréquentation). La restauration du Conservatoire est une excellente nouvelle, elle est attendue depuis longtemps.
@ Zoë Lucider : Vous le savez, Zoë, quand on aime, on ne compte pas... Ravie que ce billet vous ait plu & je me joins à vos vœux pour ce passage à l'année nouvelle.
@ Aifelle : Eclectique, oui, de quoi montrer un peu de tous les courants du XXe siècle... et donner envie d'en voir bien davantage. (Les musées fédéraux, comme on dit à présent, souffrent de l'éparpillement des responsabilités et surtout, surtout d'un manque d'intérêt de nos gouvernants pour une politique culturelle digne de ce nom. Déplorable.)
@ Colo : Je m'en souviens très bien et j'y pense chaque fois que je vois une oeuvre de Marie Howet - celle-ci est superbe, c'est vrai. Bonne journée et à bientôt.
ce serait avec plaisir!
Que j'aime cette traduction de la lumière!
En serais-tu bleue ? A bientôt, Maïté.