Danièle Sallenave raconte dans Sibir son voyage en 2010 avec d’autres écrivains français sur le Transsibérien, où elle a partagé son compartiment avec Maylis de Karengal (pendant un temps – ils ne sont que trois sur quinze à avoir parcouru tout le trajet). « Sibir », c’est le nom russe de la Sibérie, « syllabes étranges » répétées par les roues du « train mythique » : « sibir ! sibir ! » Treize millions de kilomètres carrés, neuf fuseaux horaires à traverser.
Sibir, c’est son journal de bord tenu de Moscou à Vladivostok, complété de lectures et de recherches. Il commence par cette phrase : « A cause de son passé, de son histoire, de mon histoire, la Russie n’a jamais été et ne sera jamais pour moi une destination ordinaire. » Le ton est donné : excitation, terreur et joie devant ces trois semaines à rouler vers l’est.
La première des petites photos en noir et blanc insérées dans le texte montre une plaque de marbre où sont indiquées les villes principales de la ligne, de Москва à Владивосток, « terminus du Transsibérien sur la mer du Japon ». Comme beaucoup, Danièle Sallenave pensait que l’Europe s’arrête à l’Oural, certitude que le voyage va « ébranler ». Au bout du compte, elle affirmera que « la Russie est de part en part un pays européen. »
Cette question traverse son récit, et beaucoup d’autres : quelles sont ici les traces de l’histoire ? qu’est-ce qui se cache derrière ce qu’on voit ? comment vit-on aujourd’hui en Russie ? quel avenir s’y prépare ? quelle place y garde la littérature ? Ses souvenirs « ineffaçables » d’un voyage au temps de l’URSS affleurent souvent. « Un voyage se dédouble toujours entre le voyage vécu qui éveille la curiosité, réveille la mémoire, et le voyage raconté qui tente d’y répondre. »
Déception, le premier soir, sur la place Rouge à Moscou. Le Goum et le musée d’Histoire sont décorés de guirlandes d’ampoules, le mausolée de Lenine n’attire plus le regard, l’espace n’a plus rien à voir avec celui découvert alors, « exaltant, lourd de sens et dangereux ». Serait-ce qu’elle rêve encore d’utopie ?
Très vite, en lisant Sibir, on comprend que Sallenave à qui importe tant la transmission partage ici un art de voyager : « un parcours d’attention et d’éveil, de sollicitations constantes, d’où naît une forme de compassion pour les choses et les êtres des temps révolus, une sollicitude… » Aujourd’hui convoque hier.
A la bibliothèque de langue étrangère où se tient une conférence de presse, elle parcourt le livre de Tomasz Kizny sur le goulag, recopie une citation de Chalamov et frémit en regardant la carte des camps sur tout le territoire de l’URSS – beaucoup seront sur leur trajet – « c’est là qu’ont achoppé nos discours et nos illusions sur le communisme réel ».
Source : Espace transsibérien
Pendant longtemps, on ne traversait la Russie que du nord au sud sur la Volga, ou d’est en ouest, sur la piste des caravanes. La construction du Transsibérien est « une nouveauté radicale, un projet pharaonique » (en moins de vingt-cinq ans, et des milliers de morts). Le chemin de fer a modernisé l’Europe, désenclavé les régions isolées. Plus de 9000 km de voie relient les deux extrémités de l’empire russe.
Si ses premières impressions souffrent de ses souvenirs, une fois installée dans son compartiment (minuscule, un peu spartiate, ce qui ne lui déplaît pas), Danièle Sallenave retrouve son allant pour convoquer les lectures qui l’accompagnent : Alexandre Dumas, Jules Verne (Michel Strogoff) qui écrivait « le Volga » comme on disait au XIXe siècle – « Ô beauté du monde reflétée dans les livres ! » – et la littérature russe.
Sibir. Moscou-Vladivostok est le journal d’une intellectuelle. Bien sûr, elle note les détails pratiques de la vie dans le Transsibérien (horaires, repas, cachets pour dormir…), mais on peut compter sur elle pour décrire les paysages printaniers, les grands fleuves, les gares et les villes étapes, les rencontres, les conférences, et aussi aller plus loin, rappeler l’histoire, s’interroger sur les noms, les choses, ce qui est dit ou tu.
Trois semaines en train, arrêts à Nijni Novgorod, Kazan, Ekaterinbourg, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Oulan-Oude, Vladivostok. A chaque arrivée, sur le quai, un orchestre accueille les voyageurs, on leur présente le pain et le sel. Sallenave a lu pour préparer son voyage, elle continue à lire et à chercher à comprendre ce qui se présente à eux.
Bonheur – « Oh ! que ce voyage dure toujours ! » Couleurs pastel, statues, inscriptions. La Russie vient à leur rencontre, avec la « mémoire du temps révolu ». Elle regarde, engrange, même ce qu’elle ne comprend pas. Des maisons anciennes, en bois, vont bientôt laisser place à un golf : « Douceur du temps présent : mortelle douceur qui cache une destruction irrévocable, prévue ou déjà en route, ou en cours d’achèvement. »
Sallenave rêve de se rapprocher du lieu où vit la dernière survivante d’une famille de vieux-croyants exilés, Agafia Karpovna, « l’ermite de la taïga ». Quelqu’un crie lorsqu’ils passent à Krasnoïarsk : « Agafia, Danièle arrive ! » On lui apporte « des pommes de cèdre, sa principale nourriture ». C’est le paradoxe des voyages : « ce qu’on voit est indéniable, irréfutable, irremplaçable, aucune lecture ne saurait le remplacer, et jamais cependant on n’en sait assez pour profiter pleinement de ce qu’on voit. » Au temps du voyage vécu succédera le temps du voyage dans les livres.
On croise beaucoup de gens dans le récit de Danièle Sallenave, on entend avec elle, à Oulan-Oude, cette voix qui dit : « Tout est difficile aujourd’hui, pas seulement au niveau matériel mais au niveau humain. » Dans nos pays développés, s’interroge l’auteure, ne perdons-nous pas, nous aussi, ces « capteurs d’humanité » dont les hommes ont besoin pour survivre ?
Sibir, récit de voyage, est aussi approfondissement des connaissances, interrogation sur le sens, sur les valeurs. En Russie, l’intelligentsia ne désigne pas forcément les intellectuels « mais, de façon beaucoup plus large, le choix d’une vie faisant une grande place à la culture, aux livres, aux conversations, à la musique… » Aujourd’hui, peut-on encore vivre ainsi en Russie, en Europe ?
Commentaires
Bonjour, et merci beaucoup, je vais aller faire un tour dans ma librairie. Tu m'as donné envie de le lire, je ne connais pas du tout l'écrivain, mais quelques fois cela vaut mieux. Alors, je vais bientôt m'embarquer à mon tour dans le train... à bientôt. Claude
Ce transsibérien mythique, quelle réalisation inhumaine mais grandiose ! … On reste rêveur devant ce parcours à travers une région inhospitalière, et où tant de misères et de tortures ont été infligées à une humanité méprisée par les despotes de tous les régimes, qu’ils soient tsars ou communistes. … cette ligne luxueuse avec « flonflons » aux arrêts est une insulte à la solidarité humaine ! …
j'ai beaucoup aimé d'une façon général la série des livres sur ce voyage en Transsibérien j'avais fait un billet sur celui de Fernandez mais j'avais aussi aimé celui de Danièle Sallenave mais moins sans doute suis-je influencée par le fait qu'elle a appartenu à une frange de ces intellectuels qui ont mis beaucoup de temps à VOIR ce qui se passait en Russie soviétique
Je l'avais entendue parler de son voyage à la radio et l'avais trouvée intéressante, comme c'est souvent le cas quand on l'écoute.
@ Claude : Bonsoir, Claude. Heureuse de t'avoir donné envie de lire ce livre, bon voyage.
@ Doulidelle : Ces accueils en musique sont fréquents en Russie sur les sites touristiques. Je me souviens de l'étonnement de notre groupe un jour, en descendant du minibus, d'entendre jouer la Brabançonne ! Notre guide, de connivence avec les musiciens, leur indiquait le pays d'origine des visiteurs, dans l'espoir d'un bon pourboire.
Plus sérieusement, le récit de Danièle Sallenave est justement très réussi parce qu'elle va au-delà des apparences actuelles et rappelle l'histoire russe et les atrocités liées à ce parcours du Transsibérien.
@ Dominique : Je me souviens de ton billet sur le livre de Dominique Fernandez, dont j'ai beaucoup aimé le "Dictionnaire amoureux de la Russie". Danièle Sallenave parle souvent de lui, avoue sa honte après coup de s'être prêtée avec lui à une fausse cérémonie de mariage...
Elle ne cache ni sa sympathie ancienne pour le communisme, ni sa difficulté à faire le deuil de cette utopie. Lien vers ton billet :
http://asautsetagambades.hautetfort.com/archive/2012/01/25/transsiberien-dominique-fernandez.html
@ Aifelle : C'est une voix que j'aime entendre et lire. J'avais particulièrement aimé sa défense de la littérature et de la lecture dans "Le Don des morts".
Je dois l'avoir... mais dans quel carton ?
Bonne journée.
Tu déménages ta bibliothèque ? Le livre est aussi disponible en Folio, si jamais tu ne le retrouvais pas. Bonne journée !
Je devrais bien lire ces cR de voyage de ces écrivains... Histoire de rêver; Pour avoir eu la chance d'accomplir ce voyage (mythique, oui), je confirme que c'est vraiment quelque chose d'inoubliable!
Il me semble que tu as raconté cela sur ton blog, mais je ne l'ai pas trouvé. Veux-tu bien nous indiquer le ou les liens, si tu reviens ici ?
je me retrouve entièrement dans ce passage: 'C’est le paradoxe des voyages : « ce qu’on voit est indéniable, irréfutable, irremplaçable, aucune lecture ne saurait le remplacer, et jamais cependant on n’en sait assez pour profiter pleinement de ce qu’on voit. » '
Il est vrai qu'à l'heure où on peut aller à l'autre bout du monde en Airbus en quelques heures, ce voyage transsibérien peut passer pour un transport d'un autre temps.
Celui où l'on pouvait encore regarder le paysage, rêver, étudier pardessus ses lunettes ce voyageur "du cru" qui venait de monter à la quatrième étape.
Dans le ciel n'y a pas pas de garde-barrière et au-dessus des nuages le ciel est uniformément bleu ..ou noir :)
Le battement régulier des roues sur la voie comme un battement de cœur avait quelque chose de rassurant et d'inquiétant à la fois. Cette "bête de fer" aux naseaux dégageant une fumée noire à l'odeur un peu âcre à la puissance phénoménale était impressionnante.
Pas étonnant que ces trains de légende comme l'Orient Express et le Transsibérien aient pu inspirer des tas d'écrivains.
Je n'ai jamais fait ce voyage, mais j'en ai rêvé aussi.
A défaut, j'ai gardé le souvenir de ce "tortillard" aux banquettes de bois qui nous emmenait au boulot le matin et nous ramenait le soir.
Et toujours à défaut il reste quand même les livres .
Merci pour ce résumé d'un voyage par procuration. je retiens le nom : Danièle Sallenave.
Bon week-end Tania
@ Adrienne : On pourrait dire la même chose de certaines expositions (j'y travaille). Bonne soirée & bonne détente ce week-end.
@ Gérard : Oui, on voyage par procuration en lisant un tel livre. Le voyage en train donne au paysage le temps de se dérouler sous les yeux, on en sent davantage les transformations (si l'on regarde par la fenêtre, évidemment ;-) Bonsoir, Gérard.
Un voyage que j'aurais aimé faire. Pour moi, il reste lié à Blaise Cendrars. Par contre, j'ai eu la chance de faire par bateau de Moscou à Saint-Pétersbourg. Inoubliable.
(je reviens! j'ai vu ton comm aussi)
Malheureusement j'ai effectué ce voyage en 2007, avant blog, et suis partie sans appareil photo... Mais j'ai vu et enregistré! Une façon de voyager libre, mais pas terrible pour partager, c'est sûr!^_^
J'espère retourner en Russie un jour, j'en garde aussi des impressions inoubliables.
Sortant de mes habituelles considérations, je me demande comment se déroule en pratique un voyage dans le transsibérien. Trois semaines dans le train, des escales à l'hôtel ? Ce doit être tuant... Tant de choses et d'univers en si peu de temps. Mais un souvenir inoubliable. "On n'en sait jamais assez au moment du voyage". Après peuvent venir tous les livres, à lire et écrire.
Quelques infos sur le site Espace transsibérien (lien sous la carte) où j'ai lu un programme de voyage en sens inverse, de Vladivostok à Moscou.
Le voyage du "Blaise Cendrars" des écrivains français a bénéficié d'une organisation sur mesure. Ils ont dormi à bord du train, le plus souvent.