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Textes & prétextes - Page 537

  • Un livre en main

    Alors que les liseuses électroniques prolongent la vie de ce mot plein de douceur, « liseuse », qui désignait jusqu’ici un petit coupe-papier ou un vêtement pour lire au lit, une lampe réglable, une table d’appoint à tablettes où poser des livres, le plaisir de tenir un vrai livre entre les mains n’est pas près de perdre ses aficionados/das. 

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    Quand j’ai découvert ce joli cadeau « de circonstance » reçu récemment, Neige de Maxence Fermine, le texte accompagné d’« encres et dessins de Georges Lemoine » (Arléa, 2002),  j’ai hésité un moment : avais-je déjà lu ce conte de blancheur  « qui me disait quelque chose » ? Oui, j’en ai parlé ici. Mais il me semble que le livre emprunté il y a deux ans se présentait dans un autre format ou sous une autre couverture – mystère des oubliettes de la mémoire.

     

    Tous les amoureux des livres ont déjà vécu cela dans une librairie ou en bibliothèque : un livre reparu sous un autre titre (cela arrive) ou dans une autre édition ou en format de poche provoque un léger trouble,  mélange de reconnaissance et d’étrangeté, comme si un livre lu laissait son empreinte sous nos doigts, l’objet livre en lui-même et pas seulement le texte.

     

    Quand je cherche un titre dans ma bibliothèque, je n’ai pas seulement ce titre et l’auteur en tête, mais une couleur, un format, une épaisseur, une texture : le petit format rouge bordeaux sous lequel Nicolas Pouzine présente Iasnaïa Poliana, le dos vert effrité des Chantefleurs et Chantefables de Robert Desnos, l’élégance noir et or du Livre de l’amateur de thé (Sabine Yi, Jacques Jumeau-Lafond, Michel Walsh) ou le grand dos de toile bleue des Herbiers de Proust et de Colette (Editions du Chêne), pour ne citer que quelques exemples. Gare au trou de mémoire ou à l’erreur, qui empêche de trouver ce qu’on a pourtant sous les yeux – ça vous arrive aussi ?

     

    Sinon, pour revenir au récit de Maxence Fermine, aurais-je oublié les illustrations de Georges Lemoine ? Bractée de tilleul aux fruits suspendus, bol à thé décoré d’une branche fleurie, montagnes d’encre entre lesquelles une funambule marche sur un fil tendu, surplomb où se pose une maison montagnarde… Une délicatesse que je retrouve dans quelques-uns des ouvrages qu’il a illustrés, dont les dessins me trottent encore en tête : Vendredi ou la vie sauvage (Tournier), Comment Wang-Fô fut sauvé (Yourcenar), Lullaby (Le Clezio)… Tiens, j’aimerais feuilleter un jour Couleurs, lumières, reflets de Rolande Causse, album « indisponible » au titre prometteur.

     

    L’écriture, la mort, l’amour. Voilà ce qui se cache sous la neige de Neige. Un appel à regarder l’invisible au-delà du visible. Le jeune poète Yuko l’apprendra chez le vieux maître Soseki devenu, « pour l’amour d’une femme, poète, musicien, calligraphe, danseur. Et peintre. » Son initiation à la beauté passe par la marche : « Chaque jour de neige, il prit l’habitude de sortir très tôt de la maison et de marcher en direction de la montagne. » C’est à pied que Yuko se rend dans le sud du pays et traverse les « Alpes japonaises » pour rencontrer Soseki. Avec lui, il fera un jour le chemin en sens inverse pour lui montrer l’incroyable trouvaille dont il avait marqué la place d’une croix, pour la retrouver.

     

    Un livre qu’on relit déçoit parfois, le souvenir qu’on en gardait l’a déformé, le texte n’est plus à la hauteur – ou nous mesurons combien nous avons changé – « on ne découvre jamais deux fois le même livre dans les mêmes pages » (Hubert Nyssen). Parfois c’est l’inverse, une reprise nous trouve dans de meilleures dispositions et nous voyons, sur notre chemin de lecture, de jolies choses sur lesquelles l’œil avait glissé trop vite, distrait.

  • Artiste

    « Une peinture vit par l’amitié, en se dilatant et en se ranimant dans les yeux de l’observateur sensible. Elle meurt pareillement. Par conséquent, c’est un acte dur et risqué de l’envoyer de par le monde. » 

    Couverture Rothko La réalité de l'artiste.jpg

    Mark Rothko écrit La Réalité de l’artiste en 1939-40,
    au moment où il passe du figuratif au surréalisme.
    En 1947, second tournant important,
    il renonce au surréalisme et commence à peindre ses Multiforms.

    « Il est difficile à l’artiste d’accepter le caractère inamical de la société envers son activité. Cependant, cette hostilité même peut agir comme levier d’une véritable libération. »

     

    Mark Rothko, Ecrits sur l'art. 1934-1969

  • Ecrire sur l'art

    Mettre des mots sur la peinture est un exercice délicat, aussi, quand un peintre lui-même en parle, nous le lisons dans l’espoir d’entrer davantage dans son monde. Les Ecrits sur l’art. 1934-1969 de Mark Rothko, présentés par Miguel López-Remiro, traduits de l’américain par Claude Bondy, rassemblent des textes publiés dans des revues, des journaux, des catalogues d’exposition, ainsi que des lettres du peintre, des textes transcrits de ses cahiers, de conférences et d’interviews, une centaine de documents en tout – « une sorte d’autoportrait intellectuel et sensible ».

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    La famille de Marcus Rothkowitz, né en Russie en 1903, a émigré aux Etats-Unis lorsqu’il avait dix ans. Après avoir entamé des études à l’université de Yale, il y renonce pour s’installer à vingt ans à New York, prend des cours de peinture et de dessin, rencontre le peintre Milton Avery. Il participe à une première exposition collective en 1928.

     

    Rothko a enseigné aux enfants, c’est le premier thème de ces Ecrits. « La peinture est un langage aussi naturel que le chant ou la parole. C’est une méthode pour forger une trace visible de notre expérience, visuelle ou imaginaire, colorée par nos propres sentiments et réactions, et indiquée avec la même simplicité et la même spontanéité que chanter ou parler. »

     

    Sa fonction, comme instructeur, est « surtout de leur donner confiance en eux » sans leur imposer de lois qui limitent l’imagination. Beaucoup de ces peintures d’enfants, à ses yeux, possèdent la valeur intrinsèque d’une œuvre d’art, « elles sont des réalisations achevées d’un sujet qui nous touche par la beauté de ses atmosphères, par la complétude de ses formes, et par l’intensité du dessin. » La plupart perdront cette faculté et cette vivacité, sauf « un petit nombre d’entre eux ». Rothko estime que l’être humain doit pouvoir s’exprimer, « la satisfaction de l’impulsion créatrice est un besoin biologique de base, essentiel à la santé de l’individu. » – « C’est ça ou la strangulation. »rothko,ecrits sur l'art,essai,littérature américaine,peinture,peintre américain,art,enseignement,travail artistique,culture

    Une fois entré dans la vie d’artiste, il expose avec le groupe « The Ten », des « dissidents » par rapport à la vision conservatrice et régionaliste de l’art américain. Les critiques ne sont pas tendres, et Rothko y réagit par écrit. A ceux qui reprochent aux peintres contemporains de s’occuper de formes archaïques et de mythes, il rappelle que « l’art est hors du temps ». Ses convictions esthétiques ? Avant tout, « que l’art est une aventure dans un monde inconnu, que seuls ceux qui veulent prendre des risques peuvent explorer. » Rien à voir avec la décoration d’intérieur, les tableaux pour la maison ou le dessus de cheminée.

     

    Dans sa correspondance, les lettres à Barnett Newman sont particulièrement affectueuses pour ses « chers Barney et Annabelle » avec qui sa seconde femme (Mell) et lui sont très amis. Il lui parle de son travail, s’enquiert du sien, se réjouit du temps passé ensemble ou des retrouvailles espérées. En avril 1950, en voyage en Europe,  il lui écrit de Paris n’avoir jamais imaginé « que la civilisation ici semblerait aussi étrangère et inapprochable que la réalité telle qu’elle (lui) apparaît. » – « Mais, de jour, l’expérience est assez merveilleuse, on peut marcher et regarder continuellement. »

    Intéressants aussi, les échanges entre Rothko et Katharine Kuh, commissaire d’exposition du Chicago Art Institute, qui lui propose sa première exposition individuelle en 1954. Comme elle l’interroge sur ce qu’il recherche et sur la forme qu’il utilise, le peintre écarte d’emblée le projet de publier une série de questions et réponses, se dit plus concerné par les préoccupations morales que par « l’esthétique, l’histoire ou la technique ». Il déteste les préfaces. « Une peinture n’a pas besoin que quelqu’un explique ce dont elle parle. »  
     

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    Des indications qu’il donne sur l’accrochage, d’un texte à l’autre, les fondamentaux du peintre se précisent. « Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. » – Comme ses tableaux sont « grands, colorés et sans cadre », le danger existe, lors d’une exposition, de les relier aux murs comme des « zones décoratives ». Rothko préfère donc la densité à l’austérité dans l'accrochage, il sature la pièce de manière à vaincre les murs, et suspend les toiles le plus bas possible pour que le spectateur se sente « à l’intérieur du tableau ».

     

    « Je ne suis pas intéressé par la couleur. Je suis intéressé par l’image qui est créée. » – « Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort et j’en passe – et le fait que beaucoup de gens s’effondrent et fondent en larmes lorsqu’ils sont confrontés à mes tableaux montre que je communique ces émotions humaines fondamentales. (…) Et si vous-même, comme vous le dites, n’êtes ému que par les rapports de couleurs, eh bien alors, vous passez à côté du sujet ! » (Notes d’une conversation avec Rothko, 1956, par Selden Rodman)

     

    Lors d’une conférence en 1958, Rothko insiste sur la connaissance de soi pour « soustraire le soi » au travail artistique. Puis il en donne la recette« ses ingrédients – le savoir-faire – sa formule » en sept points : mort – sensualité – tension – ironie – esprit – éphémère – espoir. Surtout ne pas tout dire : « Moi, en tant qu’artisan, je préfère en dire peu. Mes tableaux sont bien des façades (comme on les a appelés). J’ouvre parfois une porte et une fenêtre ou deux portes et deux fenêtres. Je ne le fais qu’avec ruse. Il y a plus de force à dire peu qu’à tout dire. »

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     The outdoor sculpture, "Broken Obelisk" by Barnett Newman, is permanently installed in the reflecting pool
    on the grounds of Rothko Chapel in Houston, Texas, USA.” (22 August 2010 by Ed Uthman)

     

    L’écrivain John Fischer, qui l’avait rencontré en 1959 sur un bateau, au bar où tous deux fuyaient une soirée mondaine, a repris ses notes d'alors pour dresser un portrait de Rothko après sa mort. De cet homme si tendre avec sa femme et leur fille, il souligne la « férocité verbale », notamment à l’égard des « connaisseurs » ou d’un riche commanditaire qui lui avait demandé de grandes toiles pour une salle de restaurant. Il parle de son « petit et durable noyau de colère – contre rien en particulier, aussi loin que je puisse en juger, mais contre l’état désolé du monde en général, et la place qu’il offre maintenant à l’artiste. » Ces toiles, finalement, méritaient mieux qu’un restaurant à la mode. Rothko demanda peu avant sa mort « qu’elles soient accrochées dans un endroit conçu spécialement pour elles – une chapelle non confessionnelle à Houston, construite sur ses recommandations et commanditée par la famille de Menil. » 

    Les raisons du suicide de Mark Rothko en 1970 ne sont pas connues. L’année précédente, il avait quitté le domicile familial pour s’installer dans son atelier. On garde en mémoire ces paroles qu’il a prononcées en 1965 pour rendre hommage à Milton Avery : « Je pleure la perte de cet homme. Je me réjouis de ce qu’il nous a laissé. »

  • Bons amis

    « Ils vivaient côte à côte, en bons amis, mais étrangers l’un à l’autre, pleins d’un grand et sincère amour mutuel, mais de plus en plus conscients de tout ce qui les séparait. Et, dans sa tête à lui, avait germé une pensée dont l’obsession s’accentuait ; tourner le dos à cette vie et s’en créer une plus conforme à ses convictions. »

    Tatiana Tolstoï,
    Sur mon père

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  • Tatiana Tolstoï

    Il fallait que je revienne à ce petit livre lu en juillet 2004 dans le train de Moscou à Iasnaïa Poliana : Sur mon père de Tatiana Tolstoï, rédigé en français à l’occasion du centenaire de l’écrivain, en 1928. « En ma qualité de fille aînée, j’ai jugé qu’il m’appartenait de défendre la vérité. Je dois à la mémoire de mes parents de rompre aujourd’hui le silence. Douloureux devoir, certes, car il me faut révéler bien des choses qui, d’ordinaire, ne sortent pas du cercle intime d’une famille. »

    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902.jpg
    Tatiana Tolstoï au chevet de son père en 1902

    Tatiana Tolstoï attire l’attention sur l’orthographe française de leur patronyme. « Il n’est toutefois pas sans intérêt de savoir que le nom de Tolstoï s’est toujours écrit en Russie : Tolstoy. Le jour où mon père, contrairement à son habitude, mit un i au lieu d’un y, sa parente Alexandra Andreevna Tolstoï le lui reprocha, en disant qu’il ne fallait pas enfreindre un usage consacré par plus d’un siècle. »

     

    Elle part de cette fameuse nuit d’automne où, à trois heures du matin, Tolstoï quitte secrètement et définitivement sa maison natale. (Il mourra quelques semaines plus tard d’une pneumonie, dans la petite gare d’Astapovo.) Pourquoi ? Pour fuir sa femme qui ne le comprenait pas ? Pour mener la vie simple à laquelle il aspirait, loin du monde ? « Mais il n’y a jamais dans la vie d’un homme une seule raison qui le pousse à commettre une certaine action plutôt qu’une autre. »

     

    Tatiana a été témoin de la vie de son père, avant et après sa crise religieuse. Elle était aussi la confidente de sa mère. Toute sa vie, Tolstoï a voulu « se rendre meilleur ». Moins d’un an après avoir épousé Sophie Bers, dont il était fou amoureux, il observe déjà dans son Journal que les joies de la vie de famille l’ont engourdi, l’absorbent au détriment des « hautes régions de la vérité et de la force ». Tatiana décrit sa mère comme « une nature pessimiste », souvent découragée, prompte à se désoler ; jamais elle ne s’était remise du choc que fut pour elle la découverte du passé de son mari. Sa fille la juge incapable de profiter des moments heureux, et « jalouse de tout et de tous ».

     

    Reprenant le point de vue de son père, sa fille écrit même : « Pauvre enfant ! Elle souffre de toutes ces incohérences qu’elle invente pour se torturer. » Sofia se faisait une certaine idée du mariage et de la famille ; quant à Tolstoï, il ne pouvait se limiter à être « mari et père ». Cependant, « les vingt premières années de leur ménage furent heureuses ». Ses parents s’aimaient, malgré leurs idées différentes. « Ma mère donnait à son mari le meilleur d’elle-même : toutes ses forces et son amour entier. »

     

    Tolstoï « ne prétendait aucunement imposer aux autres sa volonté ». Le déménagement à Moscou, pour les études des enfants, provoque en lui une crise morale. Le sens de sa vie le tourmente, il étudie les religions pour y trouver des réponses à ses questions. Il traduit et compare les Evangiles, et cela débouche sur une véritable conversion. Sa mère, moins douée intellectuellement, moins forte moralement, d’après sa fille, n’a pu le suivre dans cette voie.

     

    La fille aînée des Tolstoï insiste sur le fait que son père ne prêchait ni ne sermonnait personne – « Dans ces temps-là, nous ne le comprenions pas. Ses idées nous effarouchaient sans nous convaincre. » Sa richesse pèse à Tolstoï, il rêve de s’en dégager : « Donner ce que j’ai, non pas pour faire le bien, mais afin de devenir moins coupable. » Leur vie oisive et tranquille à côté de tant de misère lui est insupportable. Irritée par ses nouvelles idées, sa critique de l’Eglise orthodoxe, Sofia refuse de recopier certains textes. Tolstoï retourne alors à Iasnaïa Poliana pour retrouver le calme, ou chez des amis à la campagne.

     

    Leurs enfants assistent aux disputes où leurs parents se blessent mutuellement, « elle » défendant le bien-être de ses enfants et leur bonheur, « lui » son âme. Tatiana : « Je croyais fermement qu’il ne pouvait pas se tromper. Mais quant à cette Vérité qu’il avait trouvée, je ne savais trop ce qu’elle était. » Elle pensait que sa mère aurait dû se soumettre, ne comprenait pas sa résistance.

     

    On retrouve ici les événements relatés par Sofia Tolstoï dans Ma Vie, dont la mort de son dernier né – « Jamais ma mère ne se releva du coup qui lui avait été porté. » Sofia Tolstoï ne retrouvera plus jamais la sérénité, de plus en plus nerveuse, obsédée par ce qu’on dirait d’elle, et c’est une véritable torture morale pour Tolstoï qui rêve de la quitter mais ne peut l’abandonner.

     

    En juillet 1910, Tolstoï rédige un testament secret. Sofia soupçonne qu’on lui cache des choses, fouille dans les papiers de son mari. Il se met à tenir un Journal « pour lui seul », le garde sur lui. La nuit du 28 octobre, il surprend son épouse en train de fouiner dans son cabinet de travail et décide de s’en aller. Il lui écrit une lettre, emballe ses affaires, donne l’ordre d’atteler…

     

    Ses enfants reviennent alors à Iasnaïa Poliana prendre soin de leur mère désespérée. Seule Alexandra sait où se trouve Tolstoï. Quelle angoisse quand Tatiana apprend qu’il est malade, qu’il est mourant ! Un correspondant de La Parole russe leur envoie un télégramme : Tolstoï est chez le chef de gare d’Astapovo, avec quarante degrés de fièvre. Comme il n’y a qu’un train par jour dans cette direction, les Tolstoï commandent un train spécial et se mettent en route avec leur mère.


    A Astapovo, seule Alexandra est admise au chevet de son père, puis Serge, puis Tatiana que son père presse de questions sur sa mère : qui reste avec elle ? « Parle, parle, que peut-il y avoir de plus important pour moi ? » Elle espère qu’il finira par appeler sa femme auprès de lui, mais il craint que son cœur ne le supporte pas. Sofia en est malade : « Dire que j’ai vécu quarante-huit ans avec lui et que ce n’est pas moi qui le soigne quand il va mourir… » Serge recueille les derniers mots de son père : « Serge ! J’aime la vérité… beaucoup… j’aime la vérité. » Tolstoï est inconscient, le 20 novembre 1910, quand sa femme arrive enfin près de lui.


    Tatiana a aimé ses parents, tous les deux ; dans Sur mon père, elle a voulu raconter « l’humble vérité ». Sa mère a survécu neuf ans avant de mourir elle-même d’une pneumonie, entourée de ses enfants et petits-enfants. « Et qui prendrait sur lui de désigner le coupable ? L’esprit peut-il renoncer à défendre sa liberté ? Peut-on faire grief à la chair de lutter pour l’existence ? Peut-on reprocher à ma mère de n’avoir pas été capable de suivre son mari sur les hauteurs ? Ce fut encore plus son malheur que sa faute, et ce malheur l’a brisée. Et mon père était-il coupable d’avoir voulu sauver ce quelque chose dont « parfois il sentait la trace en lui », et de le sauver au prix de sa vie ? »