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roman - Page 230

  • Le Monde des Livres

    A qui veut suivre l’actualité littéraire, Le Monde des Livres (supplément du Monde du jeudi en France, du vendredi en Belgique) est indispensable. Celui du 23 mai 2008 était consacré aux Assises internationales du roman qui se tiennent actuellement à Lyon (Villa Gillet), sur le thème « Le roman, quelle invention ! »

    On y apprend qu’un livre vendu sur quatre est un roman – 93,6 millions d’exemplaires vendus en 2006 - et que le chiffre d’affaires de l’édition française a connu en 2007 une croissance de 1,7  %, avec une forte hausse des essais et des documents. Pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann, à notre époque marquée par « un questionnement sans fin », « il n’y a rien de mieux que de voir d’autres êtres en situation, de pouvoir éventuellement s’identifier à eux, à travers des histoires vraies, des témoignages ou des fictions. » Dans un entretien, il décrit la lecture comme « un acte strictement individuel, mais par lequel on entre en relation avec d’autres fragments d’humanité. »

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    L’écrivain irlandais Joseph O’Connor propose une réflexion sur « Les territoires du roman ». Contrairement au roman traditionnel, dont la chronologie épouse une certaine vision du monde, le roman depuis Joyce et Woolf (j’ajouterai Proust pour le roman français, j’y reviendrai une autre fois) restitue mieux la complexité de la vie : « Nous avançons en transportant avec nous le passé et l’avenir. Nous traînons des ancres qui sont attachées à nous – parfois même nous nous y agrippons. (…) L’essence de l’être humain consiste à faire ainsi l’expérience du temps. » A propos des grandes œuvres, O’Connor aime « qu’un roman donne le sentiment qu’on peut y pénétrer, regarder alentour, toucher les murs, à la manière dont nous entrons dans un grand morceau de musique, comme le Messie de Haendel, ou Satyagraha de Philip Glass. Ce sont là des structures que nous avons envie de retrouver : une seule visite ne suffit pas. » Pour les lecteurs, « Connaître, brièvement, la transcendance du moi, imaginer, brièvement, ce que c’est qu’être un autre, c’est apprendre à connaître de façon plus approfondie ce qu’on est soi-même. »

    Je ne vais pas commenter tous les articles de ce supplément riche en contributions d’écrivains français et étrangers. Jean-Bertrand Pontalis, écrivain, psychanalyste et éditeur, revient sur la question des commencements – « On a beau ne jamais trouver, on ne peut pas se passer de chercher les origines » - et Hélène Cixous, inconsolable du fils qu’elle a perdu, en fait le secret du Livre-qu’elle-n’écrira-pas. Rachid El-Daïf, né au Liban, confronte les valeurs modernes et les valeurs traditionnelles, Occident et Orient : « L’image qu’on a de la femme arabe, dans les pays arabes mêmes, ainsi que dans les pays occidentaux, devrait absolument être remise en question. Je veux dire l’image de la femme soumise et acculée au mutisme. »

    Enfin, la romancière Ludmila Oulitskaïa, dans une réflexion sur l’amour des autres et l’amour de soi, s’interroge sur la frontière entre l’instinct de conservation et la complaisance envers soi-même, nous apprenant que le russe traduit « égoïsme » par « amour-propre ». Ironisant sur le « happy end » qui s’impose au XXe siècle à la fin des romans d’amour, elle rappelle qu’au XIXe siècle, ceux-ci se terminaient généralement par la mort d’un personnage, le plus souvent féminin. « Et c’est inéluctable : si l’on n’appose pas le point final à temps et que l’on donne aux amants une longue vie conjugale, qui peut garantir que Béatrice, ayant acquis l’expérience de la vie au fil des années, ne va pas tromper son époux avec un palefrenier, que Juliette ne va pas se métamorphoser en une matrone autoritaire harcelant son mari avec sa jalousie et ses soupçons, et qu’Anna Karenine, une fois remariée, ne va pas devenir toxicomane en voyant s’éteindre tout intérêt sexuel chez un mari passionné exclusivement par les chevaux ? » Dans le monde du roman comme dans la vie, on peut sourire.

  • Quatre cahiers

    Conservés dans « les armoires bleues de Neauphle-le-Château » où elle a longtemps vécu, les quatre Cahiers de la guerre de Marguerite Duras contiennent des ébauches de récits, des souvenirs, le journal de sa vie pendant la guerre et des textes divers, inédits jusqu’en 2006. Duras avant Duras.

    Le cahier rose marbré, le premier, prépare Un barrage contre le Pacifique (1950), inspiré par le désastre de sa mère en Indochine. Enseignante et veuve de fonctionnaire, celle-ci avait cru leur fortune faite en obtenant du gouvernement général une concession de rizières. Toutes ses économies y étaient passées. Mais elle ignorait que la mer, régulièrement, noyait ces terres, et que les crabes auraient raison, jour après jour, des barrages qu’elle ferait construire pour protéger les plantations.

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    La mère et l’argent émergent de ces années-là, indissociables : « (…) ma mère nous avait inculqué un sentiment quasi sacré de l’argent. Sans lui, on était malheureux. » Quand Marguerite a quatorze ans, son frère aîné, qui étudiait en France, revient. Habituée aux coups de sa mère, « quand ses nerfs la lâchaient », elle doit subir alors la violence du frère aîné, ses injures à ce point continuelles qu’elle écrit à leur sujet : « Je ne peux les entendre sans qu’il me monte jusqu’à l’âme le goût même de ma jeunesse, elles ont le nimbe des étés passés à jamais, des colères vives et crues de mes quinze ans. »

    Cette enfance sauvage ne lui permet pas de s’intégrer dans la société blanche de Saigon, où elle découvre avec étonnement « l’amabilité » - « Je la croyais l’apanage de la richesse et du bonheur. » Sourire, bavarder, Marguerite ne l’a pas appris, et au pensionnat d’Etat où sa mère veut qu’elle fasse de bonnes études - « Je croyais en ma mère à l’égal de Dieu » - son arrogance, son accoutrement (casque colonial puis feutre d’homme, escarpins noirs vernis, robes sacs décolorées par les lessives) la séparent des autres.

    Elle-même se décrit comme « petite et assez mal faite », « brûlée par le soleil » et le visage ingrat, taciturne et buté où traîne un « mauvais regard que ma mère qualifiait de venimeux. » Un Annamite, pourtant, s’intéresse à elle, le personnage de L’amant (1984). Laid et ridicule aux yeux de Marguerite, Léo a le chic pour s’habiller à l’européenne, il a vécu à Paris, et surtout il possède une magnifique voiture, une Morris Léon-Bollée. Son argent fait rêver la famille Donnadieu, qui cherche à en tirer le maximum de profit, bien que la mère interdise à sa fille de coucher avec Léo, ce qui la déclasserait irrémédiablement. « Je pensais qu’un jour je ne serais plus battue ni insultée, qu’on m’écouterait, que je serais belle et brillante, riche, que je ne circulerais que dans des limousines, que peut-être quelqu’un d’autre que Léo m’aimerait. »

    Dans les cahiers suivants, préparatoires de La Douleur (1985), il s’agit principalement de l’attente angoissée, interminable, du retour de Robert Antelme, que Marguerite Duras a épousé en 1939. Résistant, il a été arrêté et déporté en 1944. A la fin de la guerre, partout en France, les femmes, les mères, comme elle, guettent un signe de vie des prisonniers. Les jours passent, sans information. Certaines jouent les courageuses, d’autres désespèrent, sans honte : « Les gens qui attendent avec dignité, je les méprise. Ma dignité attend aussi, comme le reste, elle a bien le temps de revenir, s’il est mort, ma dignité n’y pourra rien. » Même lire, Marguerite n’y arrive plus. « Je n’en peux plus. Je me dis : il va arriver quelque chose ce n’est pas possible. Je devrais raconter cette attente en parlant de moi à la troisième personne. Je n’existe plus à côté de cette attente. » Plus loin, « S’il meurt, la beauté du monde meurt et il fera nuit noire sur ma terre. »

    Quand il réapparaît, Robert Antelme, qui écrira L’Espèce humaine, un des livres-clés de la littérature concentrationnaire, ne pèse plus que trente-huit kilos et ne supporte qu’un peu de bouillie. Après trois semaines de repos et de soins, il recommence à manger, et c’est tout le spectacle de sa digestion qu’elle décrit crûment, en détail, fascinée par les quantités dont il se remplit, dont il se vide, dans une lente et bouleversante reconstitution de soi.

    Puis viendront des heures claires, près de l’enfant qu’elle a de Dionys Mascolo (avec qui elle vit après son divorce d'avec Antelme dont elle a eu un enfant mort-né). « Il a ri de nouveau et j’ai engouffré ma tête dans la capote de la voiture pour capter tout le bruit du rire. Du rire de mon enfant. » Dionys qui peut passer des heures à regarder la mer explique « que c’était à force de regarder un même spectacle, sans cesse renouvelé, qu’on arrivait à passer de la curiosité à l’intérêt, que c’était cela, voir. » C’est lui aussi qui la met au défi : « Un jour viendra où je répondrai à Dionys une phrase définitive. Cela fait quatre ans que je la cherche, mais je ne l’ai pas trouvée. » Duras est à la recherche de la phrase juste, cette phrase dont on dit aujourd’hui, « c’est du Duras ».

    « On ne dit pas devant moi du mal de Duras » explique Dominique Autié sur son blog où j’ai emprunté la photo de Duras. Pourquoi cette photo ? Parce que ce soir-là, le 28 septembre 1984, j’étais sur un lit d’hôpital, en soins intensifs, et qu’une bonne fée fit en sorte qu’on m’amène dans mon box une télévision pour me distraire de la seconde nuit que je devais y passer. Je me souviendrai toujours de cette magie : Duras, seule invitée de Pivot pour Apostrophes, concentrée sur ses réponses, parlant de son œuvre, de l’art et de la mort. Il y a parfois du concret qui nous relie à un écrivain, comme le montre bien Pierre Assouline dans une note récente à propos du manteau de Proust.

  • Gardien du temps

    Dans un curieux roman paru en 2004, Le bureau de l'heure, Jean-Luc Outers nous apprend beaucoup sur la mesure du temps. Comme le rappelle l’épigraphe, « le temps n’est pas un mouvement, mais ce par quoi le mouvement a un nombre » (Aristote). Son héros, Célestin, responsable à l’Observatoire d’Uccle du bureau de l’heure, a la passion de son sujet.

    « Jusqu’au milieu du XIXe siècle, il y avait presque autant d’heures que de clochers d’église ou de beffrois, tous réglés par des cadrans solaires. C’est le chemin de fer qui unifia l’heure et les gares érigées au cœur des villes exhibèrent leur horloge comme un œil pointé sur les foules, question de leur signifier que le temps était devenu chose sérieuse. » Le train n’échappera pourtant pas à la relativité du temps, puisque le nombre de trajets Bruxelles-Paris nécessaires à notre homme pour lire A l’ombre des jeunes filles en fleurs sera multiplié par deux avec l’arrivée du TGV.

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    Célestin s’était d’abord cru une vocation d’explorateur sous-marin, à l’instar de Cousteau, mais à quatorze ans, il en avait fait le deuil, n’arrivant pas à apprendre à nager. Pendant que ses camarades s’ébrouaient dans l’eau, il se consolait en observant la jeune Marine, qu’un autre, plus rapide, avait déjà séduite. Vingt-cinq ans plus tard, elle occupe encore la première place dans son cœur de célibataire. Un jour où il s’arrête devant la maison qu’elle habitait, il y fait la connaissance de Gilda, une Américaine très émue de ses confidences sur cet amour secret et fidèle.

    Durant ses insomnies, Célestin songe au temps des horloges, des calendriers, des astres. Au bureau, il est aussi appelé à répondre aux personnes qui téléphonent, souvent des adolescents, pour demander pourquoi les cloches des églises sonnent les heures, pourquoi une heure comporte soixante minutes, etc. S’il communique volontiers l’heure des villes étrangères, il s’offusque de voir son service confondu avec l’horloge parlante.

    Réunions du Bureau international de l’heure, passages à l’heure d’été ou d’hiver, ce sont les principaux événements de l’année pour Célestin. Mais les temps changent. La radio envisage d’abandonner les tops horaires, l’heure est de plus en plus fixée au niveau international, la voix de l’horloge parlante qu’il aimait tant est remplacée du jour au lendemain. Bref, le service public évolue et la garde du temps lui échappe.

    En dehors des heures de travail, Célestin laisse sa montre chez lui, aime s’enfoncer dans la forêt, échapper autant que faire se peut à la mesure du temps. C’est Gilda qui le pousse à retrouver la trace de son amour enfui. Elle déniche une adresse en bordure de la Forêt de Soignes, où vit la fille de Marine. Coïncidence, la maison juste à côté appartient à son ami Staelens, responsable de l’heure aux chemins de fer belges. Licencié, celui-ci cherche un acquéreur et se réjouit de voir Célestin s’y intéresser. Arrive le moment de déménager, avec ses choix difficiles  – gardera-t-il ou non les lettres écrites à Marine, mais jamais envoyées, qu’il a conservées dans une boîte à chaussures ?

    Après une première partie centrée sur la préoccupation du temps, le roman s’engage davantage dans la vie privée de Célestin : rencontres avec Gilda,  contacts avec la famille Staelens qui regrette sa maison, discrète surveillance des allées et venues dans la maison voisine. Célestin, comme Plume, le personnage de Michaux, voit les choses se décider autour de lui plutôt qu’il n’en décide lui-même, à quelques exceptions près. Spécialiste de l’heure, il n’en voit pas moins sa vie passer. Jean-Luc Outers ne manque pas d’humour. A son gardien de l’heure, il fait avaler, par exemple, « une pastille à la menthe dont la boîte transparente portait, comme il se doit, la marque Tic Tac. »

  • Le piano ou la vie

    Je ne sais de Ketil Bjornstad, ce Norvégien « auteur, compositeur et musicien » que ce qu’en dit la notice du Livre de Poche où paraît son roman, La Société des Jeunes Pianistes (Oslo, 2004 ; traduit par J.B. Coursaud pour JC Lattès, 2006). Il a gagné à quatorze ans le Grand Concours des Jeunes Pianistes à Oslo, l’auteur est donc au plus près de ce qu’il décrit (et on mettra sur le compte de la distraction le fait d’avoir situé le Concours Reine Elisabeth à Londres au lieu de Bruxelles). Il y a un peu du « Cercle des poètes disparus » dans cette histoire : des jeunes gens à l’heure des choix, l’ivresse de l’art, des problèmes familiaux, des amitiés et des amours, rien n’y manque.

    « La rivière court au creux du vallon. Provenant du lac en surplomb, près de la scierie, elle dévale et serpente jusqu’au pont, glisse sur les galets, claque contre les écueils lissés qui se dressent au milieu du courant, figés, inébranlables, dans un silence étrange et froid. » C’est une de ces belles journées d’été que les Vinding, Aksel et Cathrine (sic) avec leurs parents, aiment passer en famille à leur endroit habituel. Journée foudroyée : ni Aksel ni son père ne réussissent à sauver sa mère de la noyade, leur vie bascule.

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    Sa passion de la musique, Aksel la tient d’elle. Dans la douleur de l’avoir perdue, le piano reste son seul repère : « Je songe à la musique, à elle et à elle seule, comme la seule possibilité qui s’ouvre à moi dans cette vie. » - « Car là où résonne la musique jaillit la vie, plus forte que nulle part ailleurs. Maman ne m’a pas appris autre chose. »

    Le père est désarmé quand ses enfants abandonnent l’école, sa fille aînée d’abord, toujours en révolte comme elle l’était déjà contre sa mère, puis Aksel, qui décide malgré ses seize ans de ne se donner qu’au piano pour remporter le Concours Jeune Maestro du Piano 1968 comme elle le voulait. Faute de moyens suffisants, il suit les cours d’un professeur médiocre, mais qui croit en lui et lui laisse beaucoup de liberté. Sélectionné, il rêve de donner un concert dans la prestigieuse Salle de Réception de l’Université, sous les peintures d'Edvard Munch.

    Lorsqu’il s’y rend pour se qualifier en vue de la finale, il rencontre en chemin la jeune et inaccessible Anja Skoog dont il est amoureux en secret . Elle a quinze ans et, il l’ignorait, s’est préparée elle aussi pour ce grand soir, avec la « mythique » Selma Lynge, une pianiste réputée qui a renoncé à sa carrière pour se consacrer à sa famille.

    Troublé par cette découverte et par un trac énorme, Aksel ne donne pas le meilleur de lui-même. Il se retrouve tout de même en finale, comme ses meilleurs amis qui fondent « La Société des Jeunes Pianistes ». Désormais il ne vivra qu’avec deux obsessions : le piano et Anja Skoog, qui l’attire comme un aimant, mais que son père, un chirurgien fortuné, protège de tout contact extérieur.

    La musique est exigeante. Aksel s’exerce sans fin, peut-être trop. L’organisateur des concerts lui rappelle que Rubinstein ne répétait jamais plus de trois heures par jour parce que, disait-il, «  il y a les livres que je dois lire, les femmes dont je dois faire la connaissance, les peintures que je dois voir et le vin que je dois boire. »

    Bjornstad relate les progrès, les doutes, les succès et les déboires de ces jeunes musiciens. Chacun ressent à un moment ou à un autre la terrible alternative : le piano ou la vie. « Tout ce que je sais, c’est que je veux être dans la vie, et non pas à côté d’elle », dira une amie. Dans le sacrifice total à la musique, il y a de grandes joies et de grandes douleurs. Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Et le plus difficile, se dit Aksel, serait de « décevoir les espoirs que les autres placent en nous ».

  • Le sens de l'histoire

    Quel lecteur du Liseur de Bernhard Schlink (1996) ne se souvient d’Hanna, la troublante initiatrice d’un garçon de quinze ans ? Des séances de lecture précédant leurs ébats amoureux ? Et de son terrible secret, révélé peu à peu lors du procès d’anciennes surveillantes ?

    Dans Le Retour, également traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, en 2006, réapparaissent les questions obsessionnelles de l’auteur sur l’histoire et la justice, les rapports humains, les secrets du passé, le sens à donner à son existence. Et l’Odyssée d'Homère, qu’il résumait déjà dans Le Liseur comme « l’histoire d’un retour au pays », prend ici toute son ampleur de livre matriciel.

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    Peter Debauer commence par évoquer les vacances qu’il passait auprès de ses grands-parents au bord d’un lac suisse, les journées paisibles aux rituels répétés. Son grand-père féru d’histoire lui racontait avec talent les grandes batailles ou les erreurs judiciaires. Les soirées, sous une lampe basse, ils les passaient tous les trois à lire ou à écrire. Ses grands-parents s’occupaient d’une collection de « romans pour le plaisir et le divertissement de qualité », corrigeaient des manuscrits ou des épreuves, rédigeaient eux-mêmes à l’occasion.

    Bien qu’il fût interdit au garçon de les lire – on lui conseillait des ouvrages plus intéressants -, il finit un jour par parcourir quelques feuillets au dos du papier de récupération qu’on lui donne pour prendre note à l’école. Il s’agit d’un soldat allemand, Karl, prisonnier des Russes, qui réussit à s’évader. Rentré en Allemagne après bien des difficultés, celui-ci retrouve sa femme en compagnie d’un autre homme et de deux enfants. Mais il manque des pages et Peter Debauer n’aura de cesse de connaître la fin du récit. Tout le roman de Schlink tourne autour de ce retour non élucidé, d’où le titre, lié aussi à une quête plus personnelle.

    Le garçon n’a pas connu son père, mort à la guerre, et sa mère élude les questions à son propos. Après des études de droit, un voyage à San Francisco, Peter se décide à travailler pour une maison qui édite des manuels d’enseignement, dans une ville voisine. C’est là qu’il reconnaît au passage l’immeuble de grès rouge décrit dans l’histoire du soldat. (Bernhard Schlink se montre toujours précis en décrivant les façades, les meubles, les objets, et sans doute, comme dans cette histoire, sont-ils empruntés à la réalité.)

    En regardant un jour les aventures d’Ulysse au cinéma, Peter comprend tout à coup la structure sous-jacente aux aventures de Karl : ce sont les péripéties de l’Odyssée, transposées dans une autre époque. A force de penser à cette histoire, Debauer finit par sonner au premier étage de l’immeuble reconnu. Une jeune femme, Barbara Bindinger, l’accueille, l’écoute, sans trouver dans les souvenirs de sa famille quoi que ce soit qui puisse l’aider à résoudre l’énigme du soldat Karl. Mais ils se plaisent, décident de se revoir, se découvrent des goûts communs. Une histoire d’amour commence, peut-être.

    Il faudra quelques coups de théâtre - du hasard ou du romancier – pour permettre au héros de découvrir les circonstances réelles de sa naissance, d’une part, et le mettre sur la piste d’un certain John De Baur, juriste enseignant à Columbia, auteur d’un essai, The Odyssey of Law – L’Odyssée du droit, d’autre part. Peter le lira, partira pour New York, s’inscrira sous un faux nom à ses cours, jusqu’à participer à un séminaire expérimental révélateur, qui mettra fin à sa « quête du père » dans des circonstances dramatiques.

    La dernière page du Retour tournée, je n’ai eu qu’une envie, celle de relire Le Liseur. Les liens entre les deux œuvres sont multiples. Schlink pose, dans l’une comme dans l’autre, des questions fondamentales pour un écrivain allemand contemporain, mais aussi pour chacun de ceux qui,  préoccupés par leurs rapports avec autrui et avec le monde, sont heureux de partager pour un temps les interrogations d’un personnage de roman.