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roman - Page 190

  • Perte

    « Un soir de juillet descendait sur Baden-Baden, ville d’eaux allemande ; au loin sur la Forêt-Noire ou la forêt de Thuringe des nuages violets s’amoncelaient, des éclairs de chaleur zébraient l’horizon ; plus près de la ville, sur les hauteurs environnantes, on apercevait le Château-Vieux et le Château-Neuf aux murs de briques rouges avec leurs tours crénelées ; d’ici quelques jours, nous allons retrouver Anna dans l’escalier de pierre d’un des châteaux, fuyant Fédia, capable après une perte au jeu de lui soutirer leurs derniers sous ; elle grimpe les marches avec légèreté comme si Sonia ou Micha n’étaient pas là, sous son cœur, mais arrivée au second palier elle a soudain un étourdissement, mal au ventre, des nausées, elle doit s’asseoir sur un banc, au vu de tous les promeneurs qui la regardent parce qu’elle est au bord de l’évanouissement ; quand Fédia la retrouve, il tombe encore une fois à genoux devant elle, en public ; elle se cache le visage dans les mains pour échapper aux regards et parce qu’elle est sur le point de vomir ; il se frappe la poitrine en disant qu’il la rend malheureuse, mais ce n’est plus aussi terrifiant qu’avant, elle s’est habituée ; elle lui donne l’argent en sachant qu’il va le perdre au jeu. »

     

    Leonid Tsypkin, Un été à Baden-Baden

     

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  • Dostoïevski et lui

    Un été à Baden-Baden est l’œuvre d’un médecin chercheur russe, Leonid Tsypkin, dont les deux parents étaient médecins, russes et juifs. Tsypkin (1926-1982) a écrit pour lui-même durant toute sa vie. Au-dessus de sa table de travail, il avait les photos de Tsvetaeva et de Pasternak. Par prudence, il avait renoncé à publier. L’installation de son fils aux Etats-Unis avait valu au pathologiste une rétrogradation au poste d’assistant-chercheur. C’est un ami journaliste qui a sorti d’URSS le tapuscrit
    d’Un été à Baden-Baden (écrit le soir, de 1977 à 1980), publié à New York dans
    un hebdomadaire pour émigrés russes, quelques jours avant qu’une crise cardiaque ne terrasse son auteur.

     

    Dostoïevski par Rundaltsov d'après une photographie(détail) - Musée Dostoïevski.jpg

    Portrait de Dostoïevski par Rundaltsov (d’après une photo), détail – Musée Dostoïevski

     

    Une belle préface de Susan Sontag en 2001 (d’une vingtaine de pages) nous présente Tsypkin, passionné de Dostoïevski. Comme elle l’explique, Un été à Baden-Baden n’est ni une fantaisie autour de Dostoïevski ni un roman documentaire. Dans ce double récit, le narrateur voyage en train vers Leningrad et raconte en parallèle le voyage de Dostoïevski et de sa seconde épouse, Anna Grigorievna, qui ont quitté Pétersbourg à la mi-avril 1867 pour se rendre en Europe de l’ouest et échapper à des ennuis de toutes sortes. Ils y sont restés quatre ans. A Baden-Baden, l’auteur du Joueur espérait gagner au casino de quoi sortir de sa misère financière.

     

    « Rien n’est inventé, tout est inventé » (Sontag) : Tsypkin possède une connaissance pointue de son sujet, des lieux liés à la vie ou à l’œuvre de Dostoïevski. Celui-ci le fascine malgré son antisémitisme, un mystère pour lui qui fait partie de la « tribu ». Il ne peut comprendre « qu’un homme si sensible dans ses romans aux souffrances humaines, que ce défenseur zélé des humiliés et des offensés (…) n’ait pas trouvé un seul mot pour défendre ou justifier des êtres humains persécutés depuis des milliers d’années ».

     

    La longue phrase d’incipit entraîne immédiatement le lecteur dans un flux de sensations et de pensées, dans le mouvement du voyage et du récit : « C’était un train de jour, mais on était en hiver, en plein hiver, fin décembre, et puis le train allait vers Leningrad, vers le nord, il s’était donc mis à faire sombre très tôt – seules surgissaient les lumières des gares au sortir de Moscou, fuyantes, comme emportées en arrière par une invisible main… » Le narrateur ouvre dans le train le Journal d’Anna Dostoïevski qu’il a emprunté à sa tante, une « mise au net des notes prises en sténo par Anna à l’étranger, l’été qui suivit son mariage ».

     

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    Vitrine au Musée Dostoïevski

     

    Sans qu’il y ait de démarcation précise (Sontag compare le style libre et original de Tsypkin à celui de Saramago), nous voilà devant la Madone Sixtine exposée au musée Pouchkine à Moscou – une reproduction de ce tableau fut offerte peu de
    temps avant sa mort à Dostoïevski, image conservée au musée Dostoïevski de Leningrad. Et voici les Dostoïevski à Dresde, où après avoir visité le musée des Beaux-Arts, ils déjeunent en terrasse sur l’Elbe. Une altercation avec un serveur réveille les souvenirs du bagne et du méprisant major qui avait provoqué Chez Fédor, par peur, une réaction servile qu’il se reproche encore. A son tour d’être désagréable, et c’est souvent Anna qui en fait les frais.

     

    La mère d’Anna lui a donné de quoi payer le voyage, mais Dostoïevski reproche à sa femme de porter des gants usés, l’humilie. « Ils rentrèrent côte à côte, sans se parler, comme des étrangers. » Le soir, apaisé, Dostoïevski la rejoint dans la chambre – « et la traversée commençait : ils nageaient à grandes brasses,
    sortant en même temps les bras hors de l’eau, aspirant en même temps l’air
    dans leurs poumons, s’éloignant du rivage, vers le bleu profond de la houle à l’horizon… »

     

    Le couple et la littérature, voilà les axes profonds de ce roman hors du commun.
    On y assiste aux prises de bec, aux réconciliations, on remonte le temps vers la première rencontre entre Anna et Dostoïevski, sous l’œil méfiant du beau-fils, puis du reste de la famille. A Baden-Baden, Anna et lui logent dans une pension modeste et
    les premiers jours sont heureux, «  pareils au matin d’une belle journée d’été, quand il a plu la nuit et que tout est lavé : verdure, asphalte, maisons, tramways rouges comme repeints à neuf ». L’élégant Tourgueniev, lui, peut s’offrir le luxe
    d’un grand hôtel – où Dostoïevski ira quémander quand il sera sans ressources et se disputer avec cet « Allemand » qui ne connaît pas la Russie, selon lui.

     

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    Musée Dostoïevski, Saint-Pétersbourg

     

    Tsypkin décrit toutes les espérances de l’écrivain joueur au casino de Baden-Baden, ses fantasmes, ses défis, l’ivresse des gains, la fascination de la chute, les stratégies qui échouent par la faute de quelque gêneur, la gaieté des retours auprès d’Anna avec des friandises pour fêter l’argent gagné, l’horreur des défaites de plus en plus fréquentes, des bijoux mis en gages, puis des meilleurs de leurs vêtements, la spirale de la déchéance. Culpabilité, orgueil, humiliation.

     

    Entremélés à ces scènes de voyage et de ménage, sans transition, les réflexions du voyageur dans le train, sur sa lecture ou sur les autres voyageurs, les souvenirs qui affluent au passage de telle ou telle gare liée à un épisode de la vie de Dostoïevski, de ses personnages. Chez son amie Guilia à Saint Pétersbourg, le narrateur relit l’article de Dostoïevski intitulé « La Question juive », problématique pour tant d’historiens de la littérature. Tsypkin évoque magnifiquement la ville sous la neige, l’hospitalité d’une amie, le musée Dostoïevski, et enfin, dans cet immeuble d’angle à pan coupé comme on en voit beaucoup à Pétersbourg et que choisissait toujours Dostoïevski pour y
    loger (fascination du triangle étudiée par Tsypkin), la mort du grand homme.

    Si chaque roman est un voyage, Un été à Baden-Baden de Leonid Tsypkin est une plongée en eaux profondes où l’on retient son souffle, subjugué par ce tête à tête entre deux esprits tourmentés, Dostoïevski et lui.

  • Comment lui dire

    « Comment lui dire que déjà maintenant, ici, dans sa cuisine, j’ai l’impression
    de trahir mes parents, ma famille, mes origines ? Que depuis des semaines j’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, de pas bien ? Qu’en moi bouillonnent des sentiments confus, mêlés de révoltes et de remords ? Comment lui faire comprendre que ce n’est pas bien pour une musulmane de sortir avec
    un non-musulman ? J’essaie de le lui expliquer, mais il refuse d’accepter ce que je dis. « Nora, je ne crois pas que l’amour peut être une chose contraire à la religion, peu importe laquelle. Ca ne peut pas être un péché d’aimer quelqu’un qui, par hasard de naissance, n’a pas la même religion. Il faut se libérer de ces pensées-là, de ces règles qui excluent, qui interdisent, qui blessent et séparent. » J’ai les larmes aux yeux, je serre sa main. Au fond de moi, je sais qu’il a raison, mais mes parents, ils ne comprendront pas. »

    Verena Hanf, Les vendredis de Vincent

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  • Le choix de Nora

    La Nora d’Ibsen, à la fin de Maison de Poupée, quitte mari et enfants : « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi, dit-elle à Torvald, ou au moins que je dois essayer de le devenir. » J’ai pensé à ce personnage en refermant Les vendredis de Vincent, le premier roman de Verena Hanf, dont l’héroïne, d’origine marocaine, porte le même prénom et va se retrouver elle aussi, à vingt-trois ans, face à un choix.

    Nora est l’aînée, la fille modèle aux yeux de ses parents venus s’installer en Belgique. Son père n’y a jamais trouvé de vrai boulot, sa mère a travaillé comme femme de ménage pour assurer la situation de leurs trois enfants. Pour permettre à son frère Samir de poursuivre des études supérieures, Nora a renoncé aux siennes et gagne sa vie comme aide-ménagère. « Je n’aime pas aller chez de nouveaux clients. Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être qu’ils ont un chien. J’ai peur des chiens. Ils aboient, ils puent. Ils tournent autour de moi. J’ai dit à Bernard, mon chef, que je n’irai pas chez des gens qui ont des chiens. Les chats je n’adore pas non plus d’ailleurs, mais bon, je les supporte. Mieux que les chiens, même mieux que les gens bizarres. »

    Sa sœur Sara, seize ans, a été tout de suite de son côté quand, lors d’un séjour au Maroc, à l’heure de la sieste, elles ont entendu une tante conseiller à leur mère de marier sa fille aînée : « Faut pas trop attendre, tu sais, pas qu’elle tombe amoureuse d’un blondinet. » Sara, Nora le sait, porte des rêves encore plus forts que les siens. Dans son agenda, elle a lu ces mots : « Je veux être femme, sans contrainte aucune, je veux vivre, aimer, goûter à tout. M’envoler au-delà du bleu, m’enfuir, vivre. »

    117, rue des Roses. Nora se demande à quoi s’attendre chez le nouveau client qui fait appel à ses services, Vincent Vermeersch. Tant de gens sont bourrés de préjugés – « Ils ne sont pas vraiment méchants, juste ignorants, juste craintifs. » Mais il y a aussi des clients « ouverts, gentils, attachants ». Celui qui lui ouvre la porte a des yeux « vert-lac-de-montagne » si brillants que la tête lui en tourne. Désormais, elle va le retrouver tous les vendredis, pour trois heures de ménage, dans une maison qui sent bon le tabac et le bois. Un jour qu’elle attend avec de plus en plus d’impatience. Les cheveux bien lavés sous son voile, des vêtements choisis, pas trop chic, mais seyants, même si dans sa tête une voix rappelle que « de toute façon, c’est un blondinet, non-musulman, non-envisageable, non épousable, point barre ».

    La maison de Vincent est pleine de CD, il aime la musique. Attentionné, il la complimente un jour pour son beau sourire, elle en rougit – « On ne dit pas ça comme ça à une femme voilée ». Lui propose chaque fois un petit café avant de commencer, qu’elle refuse. Un jour où il est sorti pendant qu’elle nettoie, elle chante en passant l’aspirateur, « à faire trembler les murs ». Vincent est rentré sans qu’elle l’entende : « Incroyable, votre voix, vraiment incroyable. Vous prenez des cours ? »

    C’est seulement le septième vendredi que Nora accepte de boire un café avec Vincent. Son amie Laurence l’y a encouragée, puisque en Belgique où elle vit depuis qu’elle est bébé, ce n’est pas un crime de boire un café avec un client, par politesse,
    et que cet homme lui plaît. Nora porte le voile pour faire plaisir à ses parents, même si ma mère n’en portait pas quand elle a commencé à travailler, mais aujourd’hui, dans certains quartiers de Bruxelles, « on se fait presque mal voir si, en tant que Marocaine, on n’en porte pas. Ma mère ne sort plus sans voile. » Nora s’est habituée à le porter aussi, « ça sécurise ». Autour d’un café, Vincent et Nora se découvrent : il compose de petites mélodies publicitaires, préférerait se consacrer à de la musique de qualité. Il l’encourage à se présenter à l’Académie, avec une telle voix, parle en passant de sa copine – Nora cache son désappointement comme elle peut.

    Ce qu’elle redoutait le plus se produit : un soir, sa mère lui annonce la visite d’un oncle de Tetouan, qui tient à lui présenter Hicham, le fils d’un voisin, un bon parti, « travailleur, dégourdi, pas moche ». Nora admire ses parents, des gens « bons et intelligents », mais comment leur faire comprendre qu’elle veut se choisir un mari elle-même ? Il le faudra pourtant, Vincent a rompu avec sa petite amie, lui a avoué ne rêver que d’elle. Bonheur d’être amoureuse, bonheur d’être aimée. Quand elle se décide à parler de Vincent chez elle, ses parents sont abasourdis, inquiets, furieux surtout de sa résistance. « Faut que tu l’oublies, Nora. »

    Née en Allemagne de père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf, qui a étudié en Belgique, retrace avec simplicité et justesse la condition d’une jeune femme, fille d’immigrés, entre deux cultures. Famille, religion, traditions, comment les concilier ? Comment être soi-même ? Les vendredis de Vincent, c’est un portrait de femme au moment crucial où elle choisit son avenir, non sans douleur. La couverture choisie par les Editions du Bord du Lot, la photo d’une jeune fille voilée, n’est pas des plus heureuses, trop réductrice pour ce récit d’une centaine de pages qui recrée avec authenticité, en mots de tous les jours, le parcours et les états d’âme d’une Nora en qui tant d’autres jeunes femmes se reconnaîtront, quand l’amour s’invite dans leur vie et bouscule leurs repères.

    (entre-deux)

  • Deux rêveurs

    « Il n’avait servi à rien que Ted et Sylvia fuient les Etats-Unis, puis quittent Londres pour ce village discret. Le père très aimé s’était glissé dans la vaste demeure du Devon, il était même parvenu jusqu’au lit conjugal, s’était faufilé entre les deux dormeurs, avait gangrené les songes de sa fille. Ainsi conte-t-il aujourd’hui l’histoire, le bricoleur orphique qui n’a jamais cessé d’être l’enfant nourri par sa mère de récits de revenants. Certes, les demeures hantées ne manquent pas en Angleterre mais Court Green détenait une particularité : le fantôme avait été importé d’outre-Atlantique. Et, s’avoue Ted en poursuivant sa lettre-poème à Sylvia, un océan sépare toujours deux rêveurs. Ou deux poètes vivant côte à côte. »

    Claude Pujade-Renaud, Les femmes du braconnier