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roman - Page 191

  • Ecrire et s'aimer

    Claude Pujade-Renaud, dans Belle-mère, révélait avec sensibilité la naissance des liens entre une femme et son beau-fils. Son dernier roman biographique, Les femmes du braconnier, scrute en profondeur les liens amoureux d’un couple de créateurs, Sylvia Plath et Ted Hughes, et aussi leurs rapports avec les autres, avec leur passé, avec l’écriture. Le braconnier, c’est lui, le poète séducteur et chasseur qui sait lire les traces des animaux, leur tenir tête, les piéger. Nous faisons connaissance avec lui au zoo de Londres, en octobre 1955, près d’un jaguar, en train de noter dans son carnet : « Les poèmes sont des animaux qu’il faut traquer et capturer. »

     

     

    Chaque personnage prend tour à tour le rôle du narrateur et la première fois qu’intervient Sylvia, l’héroïne, une Américaine qui a obtenu une bourse pour étudier à Cambridge, c’est pour raconter son galop du diable avec Sam, l’étalon qui a senti d’emblée sa cavalière inexpérimentée, mais n’arrive pas à la faire décrocher. Elle se cramponne, le cheval accélère, finit par se calmer. Rentrée à l’écurie saine et sauve, elle en rit et en pleure à la fois. Claude Pujade-Renaud mêle une grande variété d’animaux au récit : compagnons domestiques, gibier, faune de l’imaginaire, des œuvres d’art et des mythes personnels. Et, au-delà de ce bestiaire, décrit les comportements humains avec leur sauvagerie, la part instinctive des sens en éveil quand on se flaire, se frotte, se déchire, jusque dans le langage même.

     

    Il y a pour commencer cette morsure, lors d’une « petite fête pour le lancement d’une nouvelle revue de poésie », où Sylvia s’est rendue avec un ami, intéressée par la présence de Ted Hughes dont elle a lu quelques textes qui lui ont plu. Elle a déjà pas mal bu pour calmer sa déprime, un rhume, le malaise de ses règles, le manque d’un homme qui la console – « un homme plus mûr, euh… un père… Le psychiatre paterne a semblé retrouver ses marques, moi pas, et j’ai ajouté : Sinon un père, du moins une personne plus âgée, compréhensive (…) ».  Le poète a remarqué la fille aux escarpins vermillon, ils ont bu ensemble, discuté, jusqu’au moment où il l’a embrassée et s’est fait mordre à la joue. Ted a mis en poche le serre-tête rouge de la sauvage Sylvia, elle aussi prédatrice, elle aussi poète, qui ne veut pas « être un trophée supplémentaire dans le tableau de chasse de ce Ted Hughes. Si nous devions nous rejoindre, je souhaitais que ce fût par la poésie. »

     

    Le sang, un autre leitmotiv de ce récit carnassier, coule des blessures de l’enfance. Otto Platt, le père allemand, a débarqué à New York en 1900. A Ellis Island, on lui fait des papiers au nom de Plath, ce qui ne lui déplaît pas, il aime la langue littéraire, le haut allemand, loin du vulgaire parler « platt ». Dans le Massachusetts, Aurélia Plath, la mère de Sylvia, s’inquiète quand les lettres de l’étudiante se font plus rares, craignant pour sa fille douée mais agressive, surtout depuis la naissance de son frère, et davantage encore depuis la mort d’Otto. Une récidive de la dépression l’a conduite en hôpital psychiatrique, à l’adolescence, après une tentative de suicide. A six ans, Sylvia adorait déjà la poésie, sa mère lui récitait Emily Dickinson, sa poétesse préférée. De Cambridge, sa fille lui envoie ses textes, où bientôt apparaît une figure de fauve affamé pour qui elle se transforme en femme oiseau, prête à la parade nuptiale.

     

    Le 16 juin 1956 (Bloomsday), Sylvia et Ted se marient. Paris, Benidorm, voyages puis retour en Angleterre. Naissance de Frieda. Sylvia, comblée, cuisine, écrit, mène tout de front, ce qui épate leurs visiteurs et leurs nouveaux amis, Assia et David Wevill. David enseigne la littérature, Assia écrit et dessine. Quand les Hughes s’installent à Court Green (Devon) dans un ancien presbytère, dont le verger offre des pommes en abondance, Sylvia prépare tartes, compotes, confitures, s’arrondit, tâche de mener à bien ses projets littéraires. Ted a choisi de travailler au grenier, elle a préféré une pièce avec vue sur le clocher de l’église et le cimetière.

    Naissance de Nicholas. Déjà le couple bat de l’aile. Ted Hughes voit de plus en plus souvent Assia, fascinée par lui et par sa femme. A trente ans, Sylvia se retrouve dans la même situation que sa mère autrefois, seule avec deux enfants. Pour retrouver son équilibre, elle déménage à Londres dans une maison où Yeats a vécu autrefois. La dépression se fait plus menaçante, les vieux fantasmes remontent à la surface. Dans Les femmes du braconnier, Claude Pujade-Renaud, elle-même épouse d’un écrivain, décrit de cruelles amours avec leur cortège de souffrances, greffées sur des blessures familiales jamais refermées, mêlées à la ferveur de la création. Les féministes ne cesseront de vouloir effacer le nom de Hughes sur la tombe de Sylvia, qui a fini par se suicider. A travers les témoignages des parents, voisins, amis, médecins, nous assistons à cette chasse au bonheur enfui dont les textes de Ted Hughes et de Sylvia Plath portent encore et toujours les traces fraîches.

    (entre-deux)

  • Réaliser l'unité

    « A bien y repenser, il me semble que je passe trop de temps à régler des problèmes de préséance, des heurts internes aux mouvements, à prévenir les sautes d’humeurs de Londres, à ménager des hommes, des résistants de toujours, dont le courage ne fait pas de doute, qui ont certes un droit historique au pouvoir mais devraient comprendre qu’il n’est pas nécessaire de l’exercer pour qu’il leur soit reconnu, oui,  je perds de vue mon objectif,  organiser concrètement ce qui nous manque, un Conseil de la Résistance unissant les deux zones, leurs mouvements, les syndicats et une représentation des partis politiques… Après tout sera verrouillé sous le contrôle de De Gaulle et personne ne pourra plus négliger son poids ou vouloir commander la Résistance métropolitaine, surtout pas les Alliés… Si ces frondes continuent, si je ne parviens pas à réaliser l’unité, un jour on me prendra, on m’exécutera, croyant décapiter la Résistance avec Max, et on ne tuera qu’un pauvre homme avec des rêves éteints… »

     

    Michel Quint, Max 

    Resistance française Logo.jpg

    Logo Résistance française

    (Jean Moulin et Croix de Lorraine)

    Composition Gmandicourt (Wikimedia)

  • Max et Morisot

    La Résistance a pour moi, d’abord, le visage d’un jeune homme fusillé dans un champ le 3 septembre 1944, Hilaire Gemoets, et celui de sa sœur, ma mère. En ouvrant Max de Michel Quint, publié en 2008, ses lecteurs vont à la rencontre d’une figure autrement célèbre, celle de Jean Moulin, alias Max, dont l’auteur fait alterner le récit monologue avec celui d’Agathe, une étudiante en histoire qu’il croise de temps en temps au café de L’Etoile à Lyon. « Qu’on me pardonne de faire de Jean Moulin un héros de roman », écrit Michel Quint au début de son « Avertissement » suivi d’une « Liste des principaux résistants cités dans le roman et de leurs pseudonymes » et de quelques sigles de l’époque, d’AS à STO.

     

     

    Mai 45. Janvier 43. Juin 40. Le récit remonte le temps, retrouve ensuite la succession des mois, de février à juin 43, pour se clore en juin 45. La scène d’ouverture est terrible : « Je suis entrée aux enfers par une rue en pente. » Agathe, la guerre à peine finie, a pris l’autocar pour se rendre dans un village aux allures de fantôme, avec ses portes de maisons ouvertes sur des pièces silencieuses, vidées de leurs habitants. Vers le centre, des vociférations, une grosse rumeur de fête s’échappent de la place. « Sur l’instant, je n’ai pas compris la bacchanale, le carnaval sanglant qui s’organisait là, farouche et cruel, pire qu’aux sauvages prescriptions, aux folies des saturnales perverses de la Rome antique… » On se bouscule, on crie « A mort ! ». L’homme et la femme « qu’on massacre en kermesse », elle les connaît – « je n’ai entrepris ce voyage que pour les rencontrer, me montrer vivante à eux. » Douleur d’en être témoin, nausée, souvenirs.

     

    Agathe a ses habitudes au bistrot de M. Antonin, c’est là qu’elle fait la connaissance de Jacques Martel, décorateur, un homme dans la quarantaine qu’elle a déjà croisé dans l’immeuble d’en face où elle loge dans une chambre sous le toit. Le courant d’air, quand il a ouvert la porte, a éparpillé son cours d’histoire. Il l’aide à ramasser ses feuilles, s’excuse, bavarde, trouve qu’elle est, à vingt et un ans, « exactement le portrait de Berthe Morisot ». L’étudiante ne connaît pas cette « femme libre » dont Martel aimerait exposer des dessins dans la galerie qu’il va bientôt ouvrir à Nice.

     

    Martel-Moulin-Max a quatre ou cinq mois pour « mettre sur pied quelque chose comme un Conseil de la Résistance » commandé par de Gaulle, qui soit prêt au cas où un débarquement aurait lieu en juillet. Méfiant par rapport aux manœuvres du PC qui aimerait diriger la résistance intérieure mais soucieux de donner à tous « la juste place due à leur courage », il veille à répartir équitablement les subsides entre Combat, Libération et Franc-Tireur.

     

    Il ignore, en offrant un thé de cassis à la jeune Agathe, que dès son arrivée à Lyon en juin 40, celle-ci est tombée amoureuse de Maurice, le fils des pharmaciens Noël – « pas de bol de commencer l’amour de sa vie au début d’une guerre » – et qu’à sa suite, elle est entrée dans le Réseau, gentille assistante de la bibliothèque paroissiale qui distribue livres et fiches avec son triporteur. Elle-même s’est étonnée de trouver sur sa liste de contact les Desmedt, des amis de son père chez qui elle était censée loger et qui n’avaient pas du tout l’air de mener des activités clandestines, ce qui est la règle, bien sûr.

     

    Marcel Quint accompagne Jean Moulin de Londres en France, de Paris à Lyon, de contact en réunion secrète. Lui qui se voit en « paysan de la politique » devient le « ministre plénipotentiaire de la France libre » mais doit faire face aux partisans impatients d’agir, en particulier les réfractaires au STO, et conseiller la prudence, rappeler les ordres. Les rivalités sont incessantes – « Je suis un veilleur, un gardien de phare, un chien de troupeau. Vous ne m’atteindrez plus, messieurs les chicaniers. » Colette, Antoinette – dans la compagnie des femmes il retrouve un peu de légèreté, prend parfois des risques.

     

    Mais le danger se rapproche, la Gestapo multiplie les arrestations, Maurice arrêté, torturé, se pend dans sa cellule, Agathe doit prendre encore plus de précautions. Max la croise à L’Etoile, bien habillée, mais « parfumée au chagrin ». Sur lui aussi, l’étau se resserre. Marcel Quint, en mêlant les destinées du chef de la Résistance française et de l’étudiante au grand cœur, réussit à nous faire partager leurs élans et leurs craintes, et à nous faire mieux comprendre l’héroïque générosité de ceux qui ont risqué, voire donné leur vie à l’histoire de la Liberté.

  • Au lieu de ruminer

    « J’ai appris grâce à toi à prendre des notes, à m’exprimer au lieu de ruminer en secret, à bouger, à dessiner tous les jours, à faire, à dire au lieu de méditer, à ne pas cacher l’émotion, et je me sens forte de ce débordement d’activité, de ce sentiment d’épanouissement et de plénitude. »

    Elena Poniatowska, Cher Diego, Quiela t’embrasse

    Rivera, Portrait d'Angelina Beloff (1909).jpg

    Portrait d’Angelina Beloff par Diego Rivera (1909)

  • Quiela t'embrasse

    Dans la collection Babel, un Portrait signé Angelina Baloff a pertinemment succédé au Nu avec lys de Diego Rivera sur la couverture de Cher Diego, Quiela t’embrasse (1978), un bref roman épistolaire de la Mexicaine Elena Poniatowska (traduit de l’espagnol par Rauda Jamis). Des lettres, qui se terminent presque toutes par « Ta Quiela » ou « Tienne, Quiela ». D’octobre 1921 à juillet 1922, Angelina Beloff, peintre russe que Diego Rivera a rencontrée à Paris et avec qui il a vécu dix ans, de 1911 à 1921, écrit à celui qui est tout pour elle, rentré au Mexique.

     

    Beloff Angelina, Maternidad.jpg

    Angelina Beloff, Maternidad  (gravure)
    ©  Mexic-Arte Museum’s Permanent Collection

     

    « Dans le studio, cher Diego, rien n’a changé ; tes pinceaux se dressent dans le verre, très propres, comme tu les aimes. Je thésaurise jusqu’au plus petit papier sur lequel tu as tracé une ligne. » Ainsi commence la première lettre entre souvenirs et présent d’une femme qui s’est mise à peindre des paysages « quelque peu douloureux et tristes, effacés et solitaires ». Elle continue à voir les amis de Diego, comme Elie Faure, elle progresse en espagnol « à pas de géant ». La lettre suivante s’ouvre sur une plainte en vain répétée : « Pas une ligne de toi ».

     

    Celle qui fut la première femme de Diego Rivera pense à leur fils, qu’elle avait confié un temps à des amis qui avaient le chauffage central et qui avaient choyé Dieguito. Il n’a pas survécu à une épidémie de méningite. Tous leurs amis se plaignent du silence de Diego, qui ne répond pas aux lettres – « Ils me fréquentent entre-temps, le temps que tu reviennes et, en attendant, ils ne viennent me trouver que pour avoir des nouvelles. »

     

    Une matinée au Louvre, où elle est restée trois heures devant des Cézanne, a ranimé le désir de peindre, avec acharnement. Mais dans l’atelier non chauffé, elle tombe très malade, ne doit son salut qu’au concierge qui lui apporte du bouillon de poule tous les jours. Angelina Beloff, que ses professeurs estimaient « très au-dessus de la moyenne » à Saint-Pétersbourg, est venue à Paris pour développer son art.
    « Il me faudrait une grande liberté d’esprit et beaucoup de tranquillité pour entreprendre l’œuvre maîtresse, or ton souvenir me tourmente sans cesse, en plus des problèmes que tu connais par cœur et que je n’énumère pas pour ne pas t’ennuyer : notre pauvreté, le froid, la solitude. »

     

    On lui commande des gravures, ce qui lui rapportera quelque argent dont elle a fort besoin pour s’acheter du charbon et des pommes de terre. Noël la rend avide de chaleur humaine, de fêtes russes, de chansons tziganes, mais elle rentre chez elle, fait une esquisse, travaille. Quand elle avait vingt ans, André Lhote avait admiré ses « dons extraordinaires » et elle ne lâchait plus son chevalet. Une étudiante jalouse, un soir, avait ironisé à voix haute sur les débuts artistiques « pro-di-gieux » après lesquels les difficultés surgissent quand on perd « l’impunité, la fraîcheur, l’audace des premiers tracés », et le doute l’avait mordue. Alors, un enfant dans la rue, elle le voyait « comme un tracé sur le papier », des lignes à capter avec exactitude, le plus vite possible. « A présent, tout a changé et je regarde avec tristesse les enfants qui traversent la rue pour aller à l’école. Ce ne sont pas des dessins, ce sont des enfants en chair et en os. »

     

    Il y a des matins où elle craint de devenir folle, furieuse de l’absence de Diego :
    « Je ne veux pas, aujourd’hui, être douce, tranquille, décente, soumise, compréhensive, résignée, ces qualités que les amies louent tellement. » – « Diego, est-ce que tu m’aimes ? Oui, c’est douloureux mais également indispensable de le savoir. » Que devient son rêve de le rejoindre au Mexique s’il ne ressent plus rien pour elle ? Zadkine, qui lui conseille de vendre les dessins de Rivera qu’elle possède, va lui acheter une boîte de thé, s’étonne de ne plus voir de samovar sur le poêle. Ils parlent de Diego, longuement, puis il lui déclare : « Vous vous êtes mexicanisée à tel point que vous avez oublié comment on fait le thé. »
    Quand une enveloppe arrive avec un timbre mexicain, c’est une lettre du père de Diego Rivera. De celui-ci, pas une ligne, jamais, de l’argent, régulièrement. Elle finira par ne plus lui écrire.

     

    Dans Cher Diego, Quiela t’embrasse, en cinquante pages environ, Elena Poniatowska plonge au cœur de la passion, de la solitude, de la création. Une lecture de Claude Fell en postface rappelle que le couple fréquentait à Paris Picasso, Braque, Juan Gris, Foujita. Quand la mère et les sœurs de Diego débarquaient, Angelina faisait vivre tout le monde « en donnant des cours de français, de russe, de dessin ». Rivera a peint trois portraits d’elle enceinte. Il courtisait en même temps une Caucasienne dont il aura une fille. Poniatowska, dans ces lettres imaginées à partir du moment où leur relation s’est brisée, évoque avec sensibilité ce destin de femme peintre qui affronte à la fois la pénurie, l’absence et le silence, les joies et les tourments de la création.