Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

nigeria - Page 2

  • Nigeria, années 60

    Des enfants biafrais souffrant de la faim, ce sont des images du siècle dernier que nous n’avons pas oubliées. Chimamanda Ngozi Adichie, dans L’autre moitié du soleil (Half of a Yellow Sun, 2006, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal), raconte les années 60 à travers l’histoire d’un garçon nigérian, Ugwu, engagé au service d’un professeur d’université, Odenigbo, qu’il appelle « Master ».

    adichie,chimamanda ngozi,l'autre moitié du soleil,roman,littérature anglaise,nigeria,biafra,guerre du biafra,1960,histoire,culture

    Pour ce villageois de treize ans, c’est le premier contact avec un frigo et l’eau courante, une maison avec des murs couverts de livres, une radio-pick-up, de vrais lits et non de simples nattes. Son maître l’interroge, s’intéresse à lui, montre sur une carte où se situent le Nigeria et Nsukka, la ville où il habite, au sud-est.

    Très vite, il l’inscrit à l’école primaire du corps enseignant – « L’instruction est une priorité ! » – et lui explique qu’il y a deux réponses aux choses qu’on lui enseignera sur leur pays : « la vraie réponse et celle que tu donnes à l’école pour passer. Tu dois lire des livres et apprendre les deux réponses. » Le boy devra aussi cuisiner, servir, nettoyer. Le jardin, c’est Jomo qui s’en occupe.

    Ugwu n’est pas traité en boy ordinaire : Odenigbo lui laisse souvent l’initiative, lui prête des livres. Quand il reçoit, le garçon apprend beaucoup de choses, notamment sur la politique, en écoutant les professeurs discuter. Parmi les invités, il y a des femmes universitaires (aux « perruques lisses et souples » qui les rendent chauves à la longue) comme Mlle Adebayo, qui ne parle pas ibo comme les autres mais yoruba, et aime tenir tête à son hôte.

    Pour Odenigbo, « la seule véritable identité authentique, pour l’Africain, c’est la tribu. » Les hommes blancs ont créé le Nigeria, mais avant leur arrivée, il était ibo – ils ne sont pas tous d’accord là-dessus, on le considère comme « un tribaliste incorrigible ». Ugwu aime sa « voix grave, la mélodie de l’ibo teinté d’anglais, le miroitement des épaisses lunettes ».

    Olanna arrive de Londres quatre mois après l’arrivée d’Ugwu. Le boy craignait une intruse, mais tombe sous le charme de sa « madame » et de son parler « lumineux » comme l’anglais de la radio, comme « une igname qu’on découpe avec un couteau fraîchement aiguisé, à la perfection facile de chaque tranche ». Olanna est impatiente de vivre enfin avec l’homme qu’elle aime.

    Fille du chef Ozobia, riche homme d’affaires à Lagos, elle est la plus jolie des deux jumelles. Son refus d’un poste au ministère, son choix de travailler à Nsukka comme assistante en sociologie déplaisent à ses parents. Heureusement, selon son père, sa sœur Kainene « ne vaut pas juste un fils, elle en vaut deux » : elle est son meilleur soutien dans ses entreprises. Sa mère aurait préféré qu’Olanna cède aux avances du chef Okonji plutôt qu’à celles de son « amant révolutionnaire », d’autant qu’il n’est pas question de mariage.

    Pendant qu’Odenigbo se rend à un colloque, Olanna emménage à Nsukka et apprend gentiment à Ugwu comment mieux faire certaines choses, l’accompagne au marché, cuisine avec lui – son apprentissage continue. Les amis d’Odenigbo étaient curieux de faire la connaissance de sa bien-aimée, ils sont ravis.

    De son côté, Richard Churchill, journaliste à Londres, est introduit dans la société nigériane par Susan, une femme du monde qui qualifie les Haoussas du Nord de gens « pleins de dignité », les Ibos de « renfrognés » et avides d’argent, les Yoroubas de « plutôt sympas » mais « lèche-bottes ». Il a choisi le Sud-Est du Nigeria parce que c’est la région « de l’art d’Igbo-Ukwu, le pays du magnifique pot cordé », davantage que pour la bourse universitaire obtenue pour écrire un livre.

    Susan, après quelques mois, lui offre de s’installer chez elle dans une pièce plus confortable pour écrire. C’est elle qui le présente un jour à Kainene, pas jolie mais très grande, très mince, une robe moulante, un collier coûteux au cou. Dès leur première conversation, il est séduit par son assurance, sans oser le laisser paraître.

    L’autre moitié du soleil passe du début à la fin des années 60 au premier quart à du roman (environ 650 pages) et tout est bouleversé par le coup d’Etat, présenté par la BBC comme un coup d’Etat ibo. D’abord enthousiastes à l’annonce de « la fin de la corruption », les protagonistes vont bientôt devoir affronter l’insécurité, les troubles, les massacres, puis la sécession. Quand l’est du Nigeria devient la République du Biafra, Onedigbo croit à un « commencement », « notre commencement » dit-il à tous.

    Fiers d’être indépendants, Odenigbo et son entourage s’engagent dans la construction de leur nouvel Etat au drapeau orné d’un demi-soleil jaune. En réalité, c’est le début d’une guerre politique, sociale, économique. Très vite, des « opérations de police » sont organisées contre des « rebelles ». Olanna a l’intention d’enseigner à l’école primaire, « son effort de guerre à elle ».

    C’est de l’intérieur, avec ces personnages attachants, que nous découvrons comment la violence se rapproche peu à peu, comment les habitants se déplacent pour se mettre à l’abri, comment l’horreur les rattrape. La guerre Nigeria-Biafra a duré de 1967 à 1970. Chimamanda Ngozi Adichie alterne entre les péripéties familiales, les drames sentimentaux et l’histoire d’un peuple qui espérait la paix et connaît la famine et l’abomination.

    La romancière s’est abondamment documentée pour « recréer l’atmosphère du Biafra des classes moyennes » et inventer des personnages crédibles. « Adichie rend compte de la réalité multiethnique et multilingue du Nigeria », commente la traductrice, qui s’est efforcée de rendre les différentes langues parlées : celle de l’élite nigériane, celle des gens moins instruits, l’ibo dont elle a conservé certains mots. Au bout de ce roman bouleversant, on se dit une fois de plus que si la guerre est terrible, la guerre civile l’est encore plus.

  • Ils/elles étudiaient

    Il y a trois mois, je mettais ce blog en pause, en hommage aux victimes parisiennes de deux fous vengeurs, ou plus exactement trois, je corrige (10/4). En ce début d’année 2015, les tragédies se succèdent à la une des médias : accidents, attentats, folie suicidaire… Ici et ailleurs. Lectures, expos, balades, j’aime partager avec vous mes coups de cœur et ces instants de grâce qui naissent de la découverte, de l’émerveillement – c’est mon cap. Mais laisser dans le silence les 147 tués de l’université de Garissa, au Kenya, des étudiants pour la plupart, ce jeudi 2 avril au matin – sans compter les blessés !

     

    Un commando islamiste les a pris pour cibles. En Somalie (à 98% musulmane), ces terroristes shebabs « ne se privent pas de tuer des musulmans ». Ici, ils ont pris soin de trier les étudiants, laissant la vie aux musulmans, assassinant les chrétiens : « on ne peut qu’en déduire que le but de ce « tri » est d’attiser les tensions religieuses au Kenya (chrétien à 75 %), afin de pousser tous les musulmans kenyans au jihad », écrivait Marie-France Cros dans La Libre Belgique, vendredi dernier.

     

    Un an plus tôt, des islamistes enlevaient deux cents lycéennes à Chabok, au Nigéria, chrétiennes pour la plupart, forcées à la conversion et au mariage – on ignore encore aujourd’hui leur sort véritable. Un spécialiste français s’est insurgé contre l’emballement médiatique autour de cette affaire, pour diverses raisons (à lire dans L’Express), en contraste avec l’indifférence générale des médias, quelques semaines plus tard, au massacre de trois cents villageois nigérians par Boko Haram.

     

    Ils/elles étudiaient. Ils/elles se formaient pour être un jour des hommes et des femmes instruits, actifs, critiques. Si ces attaques visaient des chrétiens, elles s’en prennent aussi volontairement à ceux, à celles qui se préparent pour un avenir meilleur. En Afrique, pouvoir étudier est un privilège, ce qu’ont peine à imaginer tant de jeunes européens habitués à l’enseignement obligatoire. Qu’un ex-enseignant radicalisé soit soupçonné d’avoir organisé le massacre à l’université laisse sans voix.

     

    La prédication du Vendredi Saint à Rome déchire le silence relatif qui enveloppe ces innocentes victimes : « Les chrétiens, a remarqué le prédicateur, ne sont certainement pas les seules victimes des violences homicides dans le monde, mais on ne peut ignorer qu’ils sont les victimes désignées et les plus fréquentes dans de nombreux pays. »

     

    Pourquoi ce billet ? Sans doute parce que l’enseignement me tient à cœur, parce que la jeunesse du monde est son espérance, parce que la violence terroriste est un défi crucial et terrifiant pour tant de peuples si peu armés pour s’en défendre. Je me suis émue de la destinée d’un jeune idéaliste pris au piège dans le Grand Nord. Pour ces lycéennes, ces étudiants devenus des cibles, sous de fallacieux prétextes religieux, ma révolte et ma tristesse sont sans nom.

  • Eclats

    « Il y avait toujours des éclats de rire qui fusaient dans la maison de Tatie Ifeoma, et peu importe d’où venait le rire, il rebondissait contre tous les murs et dans toutes les pièces. Les disputes éclataient vite et retombaient tout aussi vite. Les prières du matin et du soir étaient toujours ponctuées de chants, des chants de louanges ibos qui invitaient en général à taper des mains. Il y avait peu de viande à table, la part de chacun était longue d’un demi-doigt et pas plus large que deux doigts serrés l’un contre l’autre. L’appartement était toujours étincelant : Amaka frottait les sols avec une brosse raide, Obiora balayait, China tapotait les coussins des fauteuils. Chacun faisait la vaisselle à tour de rôle. »

     

    Chimamanda Ngozie Adichie, L’hibiscus pourpre 

    Trapman Jan Tête de JF.jpg
  • Kambili et son frère

    Kambili et son frère Jaja grandissent sous la coupe d’un père chrétien rigoriste qui fait l’admiration de tous. « Frère Eugène », comme l’appelle le Père Bénédict, est le riche éditeur du journal nigérian Le Standard, sa générosité est sans mesure. L’hibiscus pourpre (2003), premier roman de Chimamanda Ngozi Adichie (traduit de l’anglais (Nigéria) par Mona de Pracontal) est le récit en quatre temps d’une adolescence dans un pays troublé, où les coups d’Etat successifs ne changent pas grand-chose aux conditions de vie, difficiles pour le plus grand nombre.

     

    Hibiscus de Lali.jpg

    Hibiscus photographié par Lali

    http://lali.toutsimplement.be/?p=35790

     

    Au retour de la messe du dimanche des Rameaux, Jaja, dix-sept ans, ose pour la première fois défier son père, furieux qu’il n’ait pas communié. Dans sa colère, il lance son missel à travers la pièce, sans atteindre son fils, mais les figurines en porcelaine de la mère, qu’elle essuie longuement sur leurs étagères de verre chaque fois que son mari a porté la main sur elle, sont brisées. Kambili, quinze ans, s’en désole. De la fenêtre
    de sa chambre, elle regarde les arbres dans la cour de la concession et les hibiscus, certains en fleurs, d’autres encore en bourgeons au début de la saison des pluies. Ce qui la bouleverse surtout, c’est la rébellion de son frère, qui ne respecte plus les règles strictes imposées en tout par le père – prière, conversation, emploi du temps, résultats scolaires, vêtements –, cette nouvelle « liberté d’être, de faire ».

     

    Tout a commencé là, chez leur tante, Tatie Ifeoma, bien avant ce dimanche des Rameaux, quand ils ont quitté Enugu pour passer Noël dans leur ville natale. Kambili, d’habitude première de classe, avait été deuxième. Depuis que sa mère enceinte, battue par le père, avait fait une fausse couche, le sang perdu par Mama la hantait.
    Le sermon de son père, qui l’a accompagnée lui-même à l’école des Filles du Cœur Immaculé pour qu’elle lui montre la fille qui l’avait dépassée, l’arrestation d’Ade Coker, un journaliste emprisonné pour raisons politiques, le spectacle des femmes au marché maltraitées par des soldats, tout cela trouble la jeune fille au point qu’elle n’arrive plus à parler, bafouille, renforçant l’hostilité de ses compagnes qui l’accusent de « se la jouer », elle qui court (sur ordre de son père) vers la voiture qui vient la chercher après les cours, au lieu de traîner un peu avec les autres.

     

    Les gens d’Abba saluent leur arrivée en gratifiant le père du titre de « Omelora », celui qui œuvre pour la communauté. Kambili est chaque fois époustouflée là-bas par leur maison blanche de trois étages avec sa fontaine, ses cocotiers, ses orangers. Quel contraste avec la masure de leur grand-père, « Papa-Nnukwu », chez qui Kambili et Jaja ne peuvent rester qu’un quart d’heure maximum, leur père ne voulant pas pour eux de l’influence de son propre père, un « païen » qui a refusé de se convertir. Mais il finit par dire oui quand sa sœur Ifeoma, veuve, professeur à l’université, qui fascine Kambili « par l’intrépidité de sa façon d’être, de parler avec les mains, de sourire en montrant ce grand espace entre les dents », insiste pour inviter les deux adolescents chez elle, pour qu’ils fassent connaissance avec leurs cousins.

     

    Obiora, l’aîné, sa soeur Amaka, du même âge que Kambili, et Chima, un garçon de sept ans, mènent sur le campus universitaire de Nsukka une vie beaucoup moins facile mais beaucoup plus libre qu’eux. Quand leur tante découvre que leur père a prévu un emploi du temps pour ses enfants même chez elle, elle les en dispense et impose ses propres règles. Par exemple, elle entrecoupe la récitation du chapelet le soir de chants ibos, une langue et des chants qu’Eugène interdit chez lui. Les visites du Père Amadi, un ami d’Ifeoma, plein de gentillesse à son égard – « Je ne t’ai pas vue rire ni sourire aujourd’hui, Kambili » – éveillent chez elle des sentiments nouveaux. Jaja, de son côté, aussi mal à l’aise au début, montre de plus en plus d’assurance, encouragé par la liberté de parole chez ses cousins. Eux vénèrent leur grand-père et s’intéressent à ses pratiques traditionalistes. « Ne leur apprends jamais à perdre le respect de leurs pères », dit celui-ci au Père Amadi qui va sans doute être envoyé à l’étranger comme missionnaire.

     

    L’Hibiscus pourpre est le roman d’une émancipation douloureuse, pour Jaja et Kambili, pour Mama aussi, et un témoignage parfois insoutenable sur la violence secrète d’un tyran domestique, chrétien fanatique, encensé par ailleurs. Comme dans son second roman, L’autre moitié du soleil, Chimamanda Ngozie Adichie n’élude pas les soubresauts de l’Afrique contemporaine – agitation politique, coupures d’électricité, difficultés d’approvisionnement, émeutes à l’Université, tentation de l’exil. Les tiges d’hibiscus pourpre « d’un violet intense qui était presque bleu » données par Tatie Ifeoma à Jaja qui les admirait, finiront par prendre racine.