Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

art - Page 24

  • Pas de nom

    Darrieussecq Folio.jpg

     

    « Les femmes n’ont pas de nom. Elles ont un prénom. Leur nom est un prêt transitoire, un signe instable, leur éphémère. Elles trouvent d’autres repères. Leur affirmation au monde, leur « être là », leur création, leur signature, en sont déterminés. Elles s’inventent dans un monde d’hommes, par effraction. »

    Marie Darrieussecq, Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker

    Paula Modersohn-Becker, Autoportrait au sixième jour de mariage, 1906,
    Musée Paula Modersohn-Becker, Brême

  • De Marie à Paula

    C’est une lettre d’amour de cent cinquante pages que Marie Darrieussecq envoie à une peintre méconnue hors d’Allemagne, dont une toile l’a bouleversée : Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker. Le titre est emprunté à Rilke, qui fut son ami. Cette biographie de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) a été écrite pendant la préparation de la rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2016 : « un printemps et un été pour Paula, cent dix ans après son dernier séjour parisien ».

    darrieussecq,marie,etre ici est une splendeur,paula modersohn becker,vie,biographie,récit,littérature française,art,artiste,peinture,femme artiste,peintre,worpswede,paris,femme,culture
    Paula Modersohn-Becker, Autoportrait avec iris, 1907 (Folkwang Museum, Essen)

    Une biographie et le récit d’une rencontre. Des lieux de sa vie, Darrieussecq décrit d’abord la maison de Worpswede où vivaient Paula et son mari Otto, « les Modersohn-Becker ». On y montre trois pièces et sur un chevalet, « une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières » - « Elle ne peignait pas que des fleurs. »

    « L’horreur est là avec la splendeur, n’éludons pas, l’horreur de cette histoire, si une vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une œuvre devant soi et un bébé de dix-huit jours. » On peut voir sa tombe dans ce village, « horrible », écrit-elle, où un ami a sculpté une femme à demi nue, un bébé assis sur son ventre.

    Plutôt qu’un récit linéaire, Marie Darrieussecq a opté pour des séquences de quelques lignes, une vingtaine au maximum ; les blancs sont comme des silences, des respirations, parfois des arrêts sur images. Elle cite de nombreux extraits du journal de Paula et de sa correspondance avec Clara Westhoff, sa meilleure amie, avec sa mère, ses amis.

    A seize ans, la troisième des six enfants Becker (le septième est mort petit) est envoyée en Angleterre « pour apprendre à tenir un ménage » ; elle rentre plus tôt que prévu. « Un oncle lui a laissé un petit pécule, elle s’installe à Worpswede, et investit dans Mackensen dont les cours sont réputés. » Sa peinture ne va « pas tellement » plaire aux « aux délicats paysagistes » de cette communauté de peintres et encore moins à la critique lors de sa première exposition à Brême en 1899.

    Paula voit à Brême les premiers tableaux d’Otto Modersohn, qui a onze ans et dix-sept centimètres de plus qu’elle et l’attire beaucoup. Il est marié à « une petite femme intuitive et sensible ». En 1900, elle va à Paris, s’inscrit à l’Académie Colarossi et suit des cours d’anatomie à l’Ecole des Beaux-Arts qui vient de s’ouvrir aux filles. A l’époque, cela suffit pour être considérée comme une fille « perdue ». De plus, on attend d’elles « de jolis tableaux séduisants, quand les hommes ont le droit de faire voyou », raconte une étudiante anglaise de l’époque.

    Une petite chambre boulevard Raspail. Clara Westhoff, qui étudie chez Rodin, est sa voisine. Paula va au Louvre, dans les galeries, découvre « une simplicité nouvelle : Cézanne », se promène « beaucoup et partout ». « Mlle Becker » gagne le concours de l’Académie, écrit longuement à Modersohn. Ils devraient venir à Paris, voir l’Exposition universelle qui l’enchante, « vite, avant qu’il ne fasse trop chaud ». Otto arrive le 11 juin, rentre chez lui le 14, sa femme vient de mourir. Paula rentre aussi.

    En septembre 1900, Rilke rend visite à son ami Vogeler, un événement pour la colonie de Worpswede, une douzaine d’artistes. La plupart sont de la région, ils aiment ce paysage plat et les paysans pauvres et pieux – « c’est authentique ». Dans la monographie qu’il leur consacrera, Rilke ne mentionne pas Paula, rencontrée là quand ils ont vingt-quatre ans tous les deux, en même temps que Clara qu’il a prise pour sa sœur. Entre les deux, son cœur va balancer. Il aime la compagnie des femmes.

    Rilke aime son atelier aux murs outremer et turquoise avec une bande rouge – « Le soir est toujours grand quand je sors de cette maison. » « Femme assise », « vieille paysanne », « fillette debout » : Paula peint des modèles locaux et des nus d’enfants. Quand elle lui annonce ses fiançailles avec Otto Modersohn, le jeune poète lui écrit « sa magnifique Bénédiction de la mariée ».

    « 1901 est l’année des mariages. Paula et Otto, Clara et Reiner Maria, Heinrich Vogeler et Martha. » Leurs journaux respectifs contiennent des brèches. « Et par toutes ces brèches j’écris à mon tour cette histoire, qui n’est pas la vie vécue de Paula M. Becker, mais ce que j’en perçois, un siècle après, une trace », écrit Marie Darrieussecq à la page 50, au tiers de son récit.

    Il faut lire Etre ici est une splendeur pour la justesse du texte, concis, sensible : elle rend présente cette vie de femme et d’artiste, ses amours et ses amitiés, son regard de peintre, sa volonté de créer qui la poussera un jour à quitter son mari, à retourner à Paris, tant est forte sa passion – contrairement à Clara qui, une fois mariée à Rilke, est « interrompue ». Et tant pis pour les problèmes d’argent. Mais Paula et Otto continuent à s’écrire.

    Otto perçoit sa force artistique : « Les écailles me sont tombées des yeux […] : ce sera la course, entre elle et moi. » Il aime ses portraits : « Force et intimité. » Marie Darrieussecq montre les peintures de Paula, son admiration, avec une certaine brièveté : « Les tableaux existent. Ils se suffisent. » Natures mortes, portraits, nus, autoportraits.

    Lorsque la biographe visite le musée Folkwang à Essen, en 2014, elle s’indigne de trouver les œuvres de femmes au sous-sol, dont « le chef-d’œuvre de Paula, l’Autoportrait à la branche de camélia » condamné par les nazis. Darrieussecq apprécie les « vraies femmes » et les « vrais bébés » de Paula. A Wuppertal, le conservateur lui montre dix-neuf tableaux « tous à ce moment-là dans les réserves. » Son autoportrait le plus célèbre est à Brême, au musée Modersohn-Becker « la première fois qu’une femme se peint nue ».

    Paula est morte subitement d’une embolie après avoir accouché d’une petite fille, Mathilde Modersohn, quand elle s’est levée. Elle a eu le temps de dire « Schade » (dommage). Ce dernier mot a incité Marie Darrieussecq à écrire, pour lui rendre « plus que la justice » : « l’être-là, la splendeur ».

  • Texture

    Sisley HS Connaissance des arts.jpg

    « Il faut que les objets soient rendus avec leur texture propre. Il faut encore et surtout qu’ils soient enveloppés de lumière, comme ils le sont dans la nature. Voilà le progrès à faire. »

    Alfred Sisley à Adolphe Tavernier, 24 janvier 1892

    Catalogue Sisley l’impressionniste, Hôtel de Caumont Centre d’art, Aix-en-Provence, 2017.

     

    Sisley, Printemps aux environs de Paris : pommiers en fleurs, 1879,
    Musée Marmottan Monet, Paris (détail)

  • Sisley à Aix

    L’exposition Sisley l’impressionniste est un excellent prétexte (s’il en faut) pour se rendre à Aix-en-Provence. C’est la première fois que je découvrais rassemblées d’aussi nombreuses toiles de cet artiste moins connu que Monet, resté fidèle toute sa vie à la peinture en plein air – un peintre de paysages et « un impressionniste très personnel », comme l’écrit MaryAnne Stevens, commissaire de l’exposition.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture

    Alfred Sisley (1839-1899), né à Paris de parents anglais, a peint Paris et ses environs, la forêt de Fontainebleau, puis Argenteuil, Bougival, les endroits près desquels il demeurait. Le parcours chronologique, repris dans le catalogue, le suit de lieu en lieu, en France et en Angleterre, depuis ses années de formation jusqu’aux années de maturité à Moret-sur-Loing où il est décédé.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Vue de Montmartre depuis la Cité des Fleurs aux Batignolles, 1869, musée de Grenoble

    Dès cette Vue de Montmartre depuis la Cité des Fleurs aux Batignolles, on le voit animer ses paysages de quelques silhouettes, mais donner plus d’importance au ciel, aux nuages, à l’atmosphère. Ses petits personnages se déplacent, travaillent, se promènent souvent sans lever les yeux vers le ciel ; certains s’arrêtent en regardant vers le peintre à son chevalet. Lui veut montrer ce qu’il capte dans la lumière du jour, tout ce qui englobe les humains. « Je commence toujours une toile par le ciel » écrit-il à Alfred Tavernier en 1892.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, L'Inondation à Port-Marly, 1872, National Gallery of Art, Washington

    Chaque saison offre des lumières intéressantes à peindre. Vincent Noce a écrit Monet, l’eau et la lumière ; ce titre conviendrait également à son ami Sisley, qui a tant de fois peint la Seine, les bords de Seine. A Port-Marly, il peint L’Inondation, spectaculaire, une de ses œuvres les plus fameuses.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Bougival, 1876, Cincinnatti Art Museum

    L’été éclate dans Bougival où il pose toute la gamme des bleus dans le ciel, dans l’eau, dans l’ombre du chemin. Vers les nuages monte en diagonale la fumée grise d’un bateau et ce mouvement introduit ainsi dans cette scène la vie, le naturel. Sisley aime rendre les effets lumineux de la neige qui modifie notre perception des lieux, même familiers. L’exposition en offre de nombreuses illustrations, de Route de Louveciennes – effet de neige à L’Abreuvoir de Marly-le-Roy.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Route de Louveciennes : effet de neige, 1874, Museum Barberini, Postdam

    Des arbres feuillus ou dégarnis, des allées d’arbres le long d’une route, sur une rive, assurent l’équilibre de la composition, avec leurs reflets ou leurs ombres. Quelle grâce et quelle lumière sur ces pommiers en fleurs ! J’ai particulièrement aimé une toile intitulée Les Petits Prés au printemps, By, où le personnage en bleu et blanc à l’avant-plan reprend sur la terre les couleurs de l’eau et du ciel (ci-dessous). Le jaune de son chapeau s’harmonise aux premières touches printanières sur les arbres. Tout se répond.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Les Petits Prés au printemps, By, vers 1880-1881, Tate, Londres

    Je n’ai rien dit de l’automne ? Sisley n’a pas manqué d’explorer cette saison des couleurs chaudes dont j’ai pu admirer les débuts sur les arbres et les vignes dans le pays de Nyons, avant de retrouver chez moi le ginkgo biloba dans son habit d’or pâle que je voudrais tant voir résister quelques jours de plus à la pluie et au vent.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Sous le pont de Hampton Court, 1874, Winterthur, Kunstmuseum.

    S’il admire et fait admirer la nature, le peintre s’est souvent attaché à montrer les maisons, les rues, les ponts, les constructions des hommes qui structurent l’espace où ils vivent et où notre regard s’appuie : aqueduc de Marly, pont de Hampton Court, lavoir, églises… Bref, l’exposition montre à la fois la constance de l’artiste dans sa recherche de rendre avec justesse son impression visuelle et la variété des points de vue dans l’approche de son sujet.

    sisley,exposition,aix-en-provence,impressionnisme,paysage,lumière,ciel,eau,art,beauté,culture
    Alfred Sisley, Le pont de Moret, 1888, Minneapolis Institute of Art

    Le catalogue, pas encore lu, généreux en illustrations pleine page, fournit certainement des clés pour mieux comprendre la peinture d’Alfred Sisley. Mais je voulais simplement partager avec vous cette beauté (l’art et la beauté sont à la une de Beaux Arts Magazine ce mois-ci) et ces quelques photos prises à l’exposition, visible jusqu’au 15 octobre à l’Hôtel de Caumont.

  • Araignée

    Fe spider-louise-bourgeois.jpg« L’araignée, synonyme d’épouvante, de malignité. Et pourtant nous nous aimions, dit l’artiste, facétieuse et grave à la fois, comme à son habitude, semblant tendre un miroir où contempler nos peurs, manquements, hideurs en même temps que nous inviter à partir d’un rire aux éclats de verre. Coupant, sanglant. Dangereux. Plein d’une menace sous-jacente. Ne pas se fier à l’évidence. A qui voudrait voir dans la représentation de la mère une projection des angoisses, de la sensation d’étouffement que celle-ci pouvait susciter en elle, enfant, Louise Bourgeois répond, dans son portefeuille de neuf gravures : « L’ami (l’araignée – pourquoi l’araignée ?) parce que mon meilleur ami c’était ma mère et elle était réfléchie, intelligente, patiente, apaisante, raisonnable, délicate, subtile, indispensable, propre, et utile comme une araignée. Elle savait aussi se défendre, et me défendre moi, en refusant de répondre à de « stupides » embarrassantes et indiscrètes questions personnelles. Je ne me fatiguerai jamais de la représenter. Je veux : manger, dormir, discuter, blesser, détruire… - Pourquoi ? – Mes raisons n’appartiennent qu’à moi. Le traitement de la Peur. » (Louise Bourgeois, Ode à ma mère. Neuf pointes sèches originales, Paris, Ed. du Solstice, 1995.)

    Amie, donc, cette gigantesque araignée osseuse, y compris quand, avec Spider (1997), elle enserre-protège une cellule domestique, à l’abri de laquelle quelques vestiges de tapisserie – du métier de la mère de Louise – défendent encore leur lustre ?

    Audrey Pulvar, La femme

    Louise Bourgeois, Spider, 1997, collection The Easton Foundation, photo M. Geuter
    © The Easton Foundation / Vegap Madrid

    Source : http://mu-inthecity.com/2016/06/louise-bourgeois-cellules-sensibles/