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Roman - Page 200

  • Rien de meilleur

    « Il n’y avait rien de meilleur que de boire un café et fumer à l’arrière du bateau quand, après avoir navigué, il l’amarrait sous l’ombre des arbres, dans un coin silencieux et frais et secret comme celui-ci.

    Non, il n’y avait rien de meilleur. Chaque fois qu’il le faisait, il en avait une conscience aiguë, et ensuite il s’en étonnait, comme s’il le découvrait soudain.
    Et il se souvenait maintenant que c’était le même sentiment, la même chose surprenante qui les saisissait, Vassili et lui, lorsqu’ils avaient descendu le sentier jusqu’à l’anse, que derrière eux tout en haut du sentier, l’école avait disparu, et qu’à la place il y avait le ciel. »

     

    Hubert Mingarelli, La promesse 

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  • Emotion contenue

    Mingarelli ? Un nom déjà aperçu dans la presse ou dans la blogosphère, que je lis pour la première fois avec ce roman, La Promesse (2009), une centaine de pages à l’émotion contenue. « Le ciel et l’eau du lac de retenue », premiers mots du récit, sont les éléments essentiels du paysage où Fedia, seul sur son bateau, entame une longue remontée des eaux à l’écoute des bruissements secrets sur les berges, sans que l’on sache d’abord pourquoi – même à Sachs, son fils, triste de ne pas pouvoir l’accompagner, il a refusé de le dire tout en lui jurant que ce n’est pas un secret, mais une de ces choses « qu’on doit faire tout seul ». 

     

    En passant au large des barques de pêcheurs, rameur discret pour ne pas s’attirer leurs insultes, il est étonné que l’un d’entre eux lui fasse signe d’approcher, craint l’algarade, mais l’homme ne veut que du feu pour allumer un réchaud et lui offre du café. Fedia repart, le jour se lève. « Le soleil était encore bas sur l’horizon lorsqu’il aperçut une anse bordée d’arbres. Il mit le cap dessus. » Après avoir amarré le bateau à une branche de saule, il passe sous les arbres et cherche un sentier. Du sommet, le lac paraît immense. C’est là-haut, assis dans l’herbe, qu’il sort de sa poche une petite boite en carton contenant des cendres, mais qui a gardé l’odeur des petits cônes d’encens qu’elle renfermait avant. Une cigarette. « J’aimerais avoir du chagrin, mais je n’en ai pas. »

     

    Où verser le contenu de la petite boite ? Retirer le couvercle et laisser le vent s’en charger ? Le verser dans l’eau claire près des iris ? Il lui semble qu’un endroit s’imposera de lui-même, remet la chose à plus tard. En quittant la berge lui revient le temps de l’école des mécaniciens de la flotte où le premier-maître Goussegov réveillait les internes en ouvrant tout grand la fenêtre : « De la Baltique arrivaient les nuages couleur de fer, ou la brume et l’air froid. » Fedia s’y était lié d’amitié avec Vassili, son voisin de chambre.

     

    Deux femmes l’appellent, pour qu’il dépose un vieil homme plus loin au bord du lac, ce sera plus rapide que d’attendre l’autobus. Son passager, après quelques mots échangés, le fait s’arrêter bien avant l’endroit prévu. Souvenirs de haschich fumé avec Vassili, de feux nourris d’algues sèches, de conversations sur l’avenir, de visites ruineuses « chez les Polonaises », d’une maquette d’avion construite ensemble. A l’aube, Fedia espérait voir un martin-pêcheur, mais le jour lui offre une autre rencontre inespérée : « Une biche le regardait. Elle était là tout près à la lisière des taillis, si près qu’il pouvait voir ses flancs se soulever à chaque respiration. » Fedia décide de s’arrêter là pour déjeuner. Soudain il s’adresse à Vassili en pensée, malgré lui : « Regarde, je suis en train de manger, et il fait bon » et en sourit un peu.

     

    Hubert Mingarelli tire sur ces deux fils tour à tour, la remontée du lac vers la rivière, avec toutes les sensations qu’elle éveille, les détails du parcours, et la remontée de la mémoire vers les rêves et les sentiments de deux apprentis matelots qui n’arrivaient plus à s’imaginer la vie l’un sans l’autre. Etrange, l’envoi par la femme de Vassili de ses cendres dans un sachet – « Elle ne disait pas pour quelle raison Vassili s’était tué ni comment il l’avait fait, mais de toute façon, comment le dire ? » Roman
    du non-dit, La promesse allie le chant de la nature aux eaux souterraines de l’être.

  • Un silence

    « Sa phrase à peine achevée, un silence de plomb s’abattit dans le salon de coiffure.
    Il fallait pour cela qu’un grand nombre d’événements, en eux-mêmes déjà totalement improbables, coïncident miraculeusement. Il fallait par exemple que cessent les klaxons assourdissants des voitures qui s’engageaient à la queue leu leu dans la rue Jurnal pour éviter la circulation de l’axe principal, et provoquaient un chaos indescriptible ; que s’arrêtent les cris du marchand de pastèques qui avait installé son étal au coin de la rue et les haut-parleurs de son concurrent qui, à bord de son antique camionnette, sillonnait sans répit le quartier, repassant au même endroit toutes les vingt minutes ; et il y avait bien sûr les enfants, qui emplissaient à dix mètres de là le parc de jeux coincé entre les immeubles, équipé de deux balançoires, d’une planche à bascule et d’un pauvre toboggan dont le métal chauffait si vite sous le soleil qu’on s’y brûlait le derrière ; il fallait que tous ces bruits, comme s’ils se passaient le mot, cessent d’un seul coup et en même temps. »

     

    Elif Shafak, Bonbon Palace 

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    Un lien vers "A tantôt." A jamais. par Francis Matthys (La Libre Belgique, 16/2/2010)

  • Shafak la conteuse

    « Que de détails, que de méandres et que d’histoires, toutes imbriquées les unes dans les autres, en cercles concentriques qui se resserrent pour, au final, ne déboucher sur rien… » Après environ cinq cents pages de Bonbon Palace (2002),
    il est difficile de ne pas y voir de l’autodérision de la part d’Elif Shafak, découverte avec La Bâtarde d’Istanbul. La romancière turque avant tout conteuse ouvre d’ailleurs le roman sur un aveu : « Les gens disent que j’ai beaucoup d’imagination. C’est la façon la plus délicate jamais inventée pour dire : « Tu débites des absurdités ! » Ils ont peut-être raison. » Ce prologue débouche sur une défense de l’absurdité qui n’est ni vérité ni mensonge, représentée par le cercle qui n’a « ni fin ni commencement ». Comme dans un jeu ancien, « à l’époque où les poubelles dans les rues avaient des couvercles en fer, ronds et grisâtres » : on les faisait tourner à toute vitesse puis on les immobilisait d’un coup pour permettre au hasard de désigner, dans des mots tracés à la craie tout autour, les réponses aux questions « Quand ? A qui ? Quoi ? »
     

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    Un récit peut se lancer de cette façon : « Au printemps 2002, à Istanbul, l’un de nous, sans attendre que son temps fût révolu ni que le cercle se refermât sur lui-même, mourut. » L’histoire de Bonbon Palace démarre avec l’arrivée d’une camionnette du Service de Désinsectisation devant l’immeuble. Depuis toujours, ses habitants se plaignent des ordures qui s’amoncellent contre le mur séparant la rue du jardin de Bonbon Palace. Et Shafak de remonter le temps pour nous décrire les deux cimetières qui occupaient jadis ce terrain, un grand cimetière musulman, à côté d’un petit cimetière orthodoxe arménien, et les deux sarcophages en marbre parfaitement semblables qui ont résisté aux promoteurs immobilier lorsqu’ils ont construit là « de pimpants immeubles ».

     

    Puis vient l’histoire d’Agripina Fiodorovna Antipova qui a mis les pieds pour la première fois à Istanbul en 1920, et qui ne distingue pas sa couleur. Sa ville natale de Grozny, c’était le rouge pourpre de la propriété familiale ; la villa des vacances pascales, « un vert éclatant de fraîcheur ». La ville turque où, comme des milliers de Russes blancs, elle se réfugie à l’âge de dix-neuf ans avec son époux, ne lui réussit pas. L’enfant qu’elle y met au monde ne survit pas. Ils s’exilent alors à Paris, où, avec l’aide de son frère, Antipov s’enrichit considérablement du marché noir pendant la guerre, tandis qu’elle s’étiole dans une maison de soins. Un jour où il lui apporte des bonbons, les couleurs lui reviennent, et même celle d’Istanbul qu’elle déclare violette. C’est ainsi qu’est né Bonbon Palace, que son mari a fait bâtir en style Art Nouveau déjà passé de mode, où ils finiront leurs jours dans l’appartement n° 10. Leur héritière française n’y mettra jamais les pieds.

     

    Et voilà enfin les résidents de Bonbon Palace au XXIe siècle, les coiffeurs jumeaux Djemal & Djelal au rez-de-chaussée, Mme Teize, l’occupante du n° 10 qui a soigneusement entreposé les meubles des Antipov en attendant que la Française s’en occupe, la Maîtresse bleue qui fait jaser, la redoutée Hygiène Tijen qui jette régulièrement objets ou vêtements par-dessus le balcon de son appartement avant d’envoyer quelqu’un les ramasser, Meryem la concierge, et tous les voisins de palier, sans compter les animaux de compagnie. Le narrateur loge au n° 7, seul la plupart du temps, ne sachant s’accommoder d’aucune des femmes qu’il fréquente. « Nous n’aimions pas les gens que nous ne connaissions pas personnellement, dit-il de sa fantasque amie Ethel et de lui-même, mais étripions ceux que nous connaissions de près. »

     

    Passant d’un appartement à l’autre, le récit dévoile les préoccupations des uns et des autres, leurs problèmes communs concernant les mauvaises odeurs dues aux ordures ou les insectes qui se mettent à pulluler même à l’intérieur de Bonbon Palace. C’est de la petite Su, la fille d’Hygiène Tijen, qui prend des cours d’anglais avec le narrateur, que viendra la révélation du secret le mieux gardé de Bonbon Palace.

     

    Vous l’aurez deviné, les longueurs et les digressions ne manquent pas dans ce roman très bavard qui aurait gagné à être taillé davantage. Dans cet inventaire d’immeuble – voir Perec, La vie mode d’emploi, mutatis mutandis – Shafak décrit surtout une étonnante galerie de personnages (caricaturés) et leur vie quotidienne évoquée par tous les registres de la sensation. Ceux qui goûtent l’humour par exagération s’amuseront à dérouler cette peinture par dérision des mœurs turques contemporaines. Personnellement, je préfère de loin la façon dont Orhan Pamuk raconte sa ville – un autre univers littéraire.

  • L'art et la vie

    Un autre grand souvenir de rhétorique : la découverte de Proust.  

     

    « La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». 

     

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    Vermeer, Vue de Delft


    Ressaisir notre vie; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.

     

    Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s' « observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. »

     

    Proust, Le temps retrouvé