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Roman - Page 200

  • L'appentis

    « La plupart du temps, Simone arrivait à le détourner vers l’appentis du jardinier. L’endroit qu’il préférait. Il retrouvait toujours au-dessus du chambranle l’endroit où le jardinier cachait la clé. Lorsqu’il ouvrait la porte,
    il disait d’un air mystérieux : « Il faut que tu sentes maintenant. »

    Ils respiraient tous deux cette odeur de terreau, d’engrais et d’oignons de fleurs, qui remplissait la petite baraque. Puis il fallait que Simone s’asseye à côté de lui sur une caisse à claire-voie. Alors, après quelques secondes, il plongeait dans un autre temps qui, à en juger par l’expression de son visage, avait dû être plus heureux. »

     

    Martin Suter, Small world

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  • Le monde de M. Lang

    « Small world » est le titre original du premier roman de Martin Suter, Suisse de langue allemande, titre conservé pour la traduction française. Dédié à son père, ce récit captivant tourne autour d’un personnage très singulier, Conrad Lang, Koni pour ses amis, soixante-trois ans, qu’on découvre au début en gardien de villa à Corfou, « plutôt une sorte de régisseur ». D’après les instructions d’Elvira Senn, la propriétaire, il n’est pas censé vivre dans la villa Koch, mais dans la maison du portier. Le temps froid de février l’a amené à s’installer dans l’aile la plus basse de la villa, celle des invités, dont le séjour lui plaît beaucoup – « il se sentait comme le
    capitaine d’un paquebot de luxe sur la passerelle : il voyait au-dessous de lui
    une piscine d’un bleu turquoise, et devant lui rien d’autre que l’humeur égale de la mer. A ceci s’ajoutaient les commodités de la cheminée qui tirait bien et le téléphone. »
     

     

    Vieil arbre au bord du Lac Léman.jpg


    C’est là que distraitement, il allume du bois d’amandier, trop humide pour s’enflammer, avec de l’essence et puis remonte en téléférique se chercher à boire et à manger. Quand il redescend, tout est en flammes, et il s’échappe de justesse. Schöller, le secrétaire personnel d’Elvira Senn, débarque à Corfou pour le délivrer de la cellule où on a enfermé l’incendiaire, Conrad Lang lui explique qu’il s’agit d’un accident. Du Stöckli, le « bungalow de verre, d’acier et de béton apparent » qu’elle s’est fait construire dans le parc de la Villa Rhododendron, avec vue sur le lac, la maîtresse des lieux, septante-huit ans, ordonne de ramener Conrad en Suisse et de l’installer dans un appartement rénové de l’avenue des Sapins, avec un minimum d’argent de poche.

     

    Conrad-Koni, élevé avec Thomas Koch, le fils d’Elvira, qu’il a accompagné dans les meilleures écoles, quémande davantage auprès d’Urs Koch, le petit-fils, juste assez pour « être traité comme un être humain » au bar du Grand Hôtel des Alpes. Dans un manoir du XVIIe siècle sur les bords du Léman où on préparait « la future élite », Thomas l’avait présenté à ses amis comme le fils d’une employée de maison, Anna Lang, que sa mère aidait, et cela l’avait mis à part. En 1946, lors d’une party d’adieu, Conrad avait été frappé du changement d’attitude dans cette « bonne société » envers un « petit homme blême » ignoré de tous avant le concert ; une fois que le pianiste avait interprété des Nocturnes de Chopin, il était devenu un homme entouré, admiré, célébré. L’année suivante, selon le désir de Conrad, Thomas et lui avaient pris des cours de piano. Conrad était doué, pas Thomas, mais le professeur de piano s’était
    un jour détourné de son élève.

     

    Au Rosenhof, Conrad est le seul client à qui la serveuse fait crédit ; sa cravate, son élégance, ses bonnes manières, les cinq langues qu’il parle font de lui quelqu’un de respecté, un « milord ». Quand Elvira Senn reçoit une lettre où il lui écrit qu’il rêve de leur vie d’antan, elle est troublée par la précision de ses souvenirs, étonnée qu’il se souvienne d’une robe blanche qu’elle portait quand il n’était qu’un enfant. Connaissant sa faiblesse pour l’alcool, elle fait passer sa rente de trois cents francs à deux mille, ce qui devrait l’aider à oublier. Mais Conrad tombe amoureux d’une divorcée,
    Rosemarie Haug, et pour elle, arrête complètement de boire. Lorsqu'on célèbre à la Villa Rhododendron les noces d’Urs, l’héritier Koch, avec Simone Hauser, l’absence inédite de Koni est remarquée de tous : il a envoyé des fleurs, écrit d’Italie une lettre pleine de son bonheur. Thomas ne supporte pas que Koni le laisse tomber ainsi, après tout ce que sa famille a fait pour lui. Il veut l’emmener avec lui en Argentine, où il a envie de se changer les idées – sa troisième épouse veut divorcer. Koni, jusqu’alors docile, toujours disponible, refuse ; Rosemarie et lui vont se marier.

     

    Le lendemain, après avoir fait des courses, Conrad ne retrouve plus son chemin. Il arrive quelque temps à cacher ses absences, ses « pannes ». Rosemarie finit par s’en apercevoir et le convainc de consulter un médecin, qui diagnostique la maladie d’Alzheimer. En peu de temps son état s’aggrave, Rosemarie engage une aide à domicile, qui est renvoyée, trop brutale, comme la suivante, et puis Sophie Berger que Conrad ne supporte pas – « il faut que Maman Anna parte ». Un matin, Koni disparaît. C’est Simone, qui habite la Villa Rhododendron en attendant que leur future maison soit construite, qui le rencontre près de l’appentis du jardinier où il s’était caché. Quand on veut le reconduire chez lui, il répond : « Mais je suis à la maison. » Il s’étonne que Thomas ne se souvienne pas de la « porte des pirates » dans le mur de la propriété voisine, par laquelle il s’est introduit dans le parc. On le place alors dans un centre gériatrique, à l’étage des enfermés.

     

    Elvira Senn, nerveuse à l’idée des souvenirs lointains que Conrad exprime de temps à autre, envoie Simone lui rendre visite, pour se tenir au courant. Rosemarie, qu’il ne reconnaît plus, ne vient plus le voir. Conrad s’échappe un jour par l’escalier de secours, et tente de se suicider. Bouleversée par sa détresse, Simone convainc Elvira de la laisser équiper la petite maison des invités, dans le parc, pour y recevoir Conrad et le soigner. « Small world ! » dit-il en y arrivant. Et bientôt, il va mieux. Jusqu’au soir où la redoutée Sophie Berger remplace la merveilleuse Ranjah, l’infirmière tamoule avec qui il s’entend si bien et avec qui il cause en anglais : Koni croit revoir « Maman Anna » et s’enfuit dans la nuit. Trempé par la pluie et crotté, il fait irruption à la villa Rhododendron au milieu d’un grand dîner des Koch et supplie Elvira Senn : « Maman Vira, Maman Anna doit s’en aller, s’il te plaît ! » Malaise.

     

    Il y a des secrets que Conrad, de plus en plus plongé dans le passé, exprime à sa façon confuse, mais avec une certaine constance. C’est Simone, déçue par son mari infidèle, qui va s’y intéresser de près. C’est elle aussi qui veille, à chaque défaillance
    du vieil homme malade, à mettre en place une stratégie thérapeutique qui lui permette de retrouver ses souvenirs, de vivre mieux, malgré la maladie. Au grand dam d’Elvira, qui refuse à Simone l’accès aux albums de famille, de peur de réveiller la mémoire lointaine de Koni.

    Martin Suter, dans cette intrigue au cœur des « dix mille » qui comptent dans le « petit monde » des Suisses les plus riches, réussit à nous rendre terriblement attachant et palpitant le destin d’un homme atteint d’Alzheimer, lié – on découvrira comment – à une famille qui s’est servi de lui plus qu’elle ne l’a aimé, sans l’abandonner néanmoins. « Le roman devait s'intituler Boules de neige au mois de mai, reprenant ainsi le titre donné par le père de Martin Suter (décédé de cette maladie) à l'un de ses dessins » écrit Pascale Frey dans L’Express. A travers le regard de ceux et surtout celles qui se prennent d’affection pour lui, à travers les méandres de son cerveau atteint mais dont bien des portes s’ouvrent encore,
    le lecteur de Small world prend fait et cause pour ce personnage imprévisible et charmant, quand les fantômes du passé cessent de le menacer.

  • En ordre

    « Sans répondre, je me suis lancée dans le déballage et le rangement. Je considère que ce genre de choses doit être accompli avec une grande rapidité dès qu’on rentre. De même qu’il est nécessaire, selon moi, de défaire les valises dès la porte ouverte, sinon c’est la fin des haricots. Il faut le faire tout de suite, et il faut le faire vite. Faire place nette pour les choses importantes. Cela va avec faire son lit quand on se lève, débarrasser la table dès que le repas est fini, ne pas traîner en robe de chambre, se coiffer pour aller dans la rue, se maquiller les yeux avant de sortir. Je me suis souvent demandé à quelle conviction secrète obéissaient ces règles, à quel apaisement. J’appelle cela faire de sa vie une œuvre d’art, c’est le nom que je donne à mes manies, c’est le brevet de félicitations que je me décerne quand tout est à sa place, harmonieux, une jolie pièce, une table décorée d’un plat de fruits et d’une branche de lilas. Il me semble que je dois agir comme si, à tout instant, quelqu’un allait sonner à la porte ou, mieux, ne pas sonner et entrer. Pour cet inspecteur, pour ce vernissage, tout doit être, à tout instant, en ordre. »

     

    Geneviève Brisac, Week-end de chasse à la mère 

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  • Douce-amère

    Femmes seules avec enfants, c’est une catégorie à part entière dans les études socio-économiques aujourd’hui, particulièrement vulnérable en ces temps de crise. Dans Week-end de chasse à la mère, Geneviève Brisac, dont j’avais aimé l’essai sur Virginia Woolf, aborde cette situation sous un autre angle : un portrait de mère avec enfant, à deux pour passer Noël – passer et non fêter, je souligne.

     

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    Avant Noël, Eugenio, le fils de Nouk, ne cesse de poser des questions à sa mère. Il ne supporte pas l’ennui, il a la langue bien pendue. Quand sa mère l’emmène à l’école, le matin, et lui dit chaque fois « Regarde cette maison, c’est la plus belle de Paris », Eugenio répond : « Tu dis toujours la même chose : regarde, écoute, regarde, écoute. Laisse mes yeux et laisse mes oreilles. «  Depuis deux ans, depuis le divorce, Nouk partage une pièce et demie avec son fils, qu’elle aime regarder s’endormir, le soir, même si on lui dit de ne pas le faire. « Il n’y a que les mères mortes, me surprends-je à songer parfois, celles-là ne font plus de mal, elles sont les plus douces et les plus parfaites. »

     

    Ensemble, ils vont acheter un couple de canaris chez Papageno, c’est le cadeau choisi par Eugenio. Faire prendre l’air chaque jour à son fils, même quand il neige, c’est « une des rares certitudes maternelles » de Nouk. Parfois, elle le laisse seul pour un rendez-vous au restaurant avec son amie Martha, hostile à ce climat trop fusionnel, et qui ne digère pas la décision qu’a prise Nouk, peintre reconnue, d’abandonner définitivement ses pinceaux. Elle s’est trouvé un homme, elle, depuis trois semaines, et incite Nouk à faire de même – « elle ne se blesse pas comme moi à la moindre épine » songe celle-ci en écoutant les confidences trop intimes de Martha, mêlées aux conversations d’une table voisine, expositions à voir absolument, article de Télérama, télévision. « Nous ne sommes qu’un petit tas d’habitudes, pour la plupart mortelles », pensait Nouk au moment où Martha pose la question redoutée : « Qu’as-tu prévu pour Noël ? » Elle arrive à persuader son amie de venir la rejoindre en Bretagne, dans la maison de famille où elle n’a plus mis les pieds depuis quinze ans.

     

    Le lendemain matin, il y a dehors « ce silence des dimanches matin et des jours fériés, cette épaisseur douce de l'air de Paris, opaque de silence. » Quand un fleuriste sonne, un bouquet de fleurs à la main, la porte de l’appartement s’ouvre sur une femme et un enfant en pleurs : un des canaris est mort dans la cage, la femelle qu’ils avaient baptisée « Eve ». Pas une femelle, observe Anton le fleuriste (sa mère aimait Tchekhov), mais un petit mâle, qu’il propose à Eugenio d’enterrer dans son jardin. Nouk est d’accord, ils en profiteront pour acheter un sapin. « Adam » ira rejoindre les oiseaux de la volière au bas de la cage d’escalier. Pour réjouir l’enfant, le surprendre, sa mère l’emmène pour la première fois à l’Aquaboulevard : Eugenio s’enthousiasme, se trouve un copain ; Nouk est vite écœurée par la foule et les odeurs – « Nous sommes trop nombreux sur la terre, mais à certains moments, c’est saisissant. »

     

    Nouk cède plus souvent qu’il ne faut à la mélancolie, on l’a compris, et pourtant un rien l’émerveille, elle déborde de créativité pour distraire son fils. Son travail de fonctionnaire à la Bibliothèque de recherche sur la pédagogie et l’enfant lui convient, elle y est chargée de lire et de recenser les nouveautés, comme La Fête et la Faute, « un livre érudit et malheureusement dépourvu de l’humour que contient son titre ». Quand Martha lui téléphone au bureau pour lui rappeler sa promesse, elle n’a aucun mal à obtenir un congé, ses collègues sont pleines de sollicitude.

     

    Nouk et Eugenio se dépêchent, changent leurs billets de train pour voyager en première, pour la douceur des « petites lampes orange » qui plaisent tant à Eugenio, exultent en s’y installant – « Les voyages sont contenus dans la seconde du départ. » Mais chez Martha, « militante de la protection des adultes menacés par la civilisation de l’enfant-roi », ils occuperont la chambre la plus sombre, derniers arrivés des quinze convives de Noël (la mère de Martha, ses soeurs et leurs filles, l’ami Etienne). Une bonne ou une mauvaise idée ?

     

    Les pages touchantes du duo mère et fils, la poésie des choses ordinaires, les affrontements complices, la satire parfois féroce des mœurs contemporaines, tout cela ne suffit pas à masquer la tristesse qui pèse sur Week-end de chasse à la mère (prix Femina 1996). Geneviève Brisac l’exprime avec des mots simples et de jolies formules. Dans un Petit texte sur l’art de la nouvelle qu’on peut lire sur son site, elle parle de l’écriture, de ses difficultés, de la dépression, et du « devoir exigeant qui est le nôtre d’être simplement ce que nous sommes, ce qui est si difficile. » On termine l’histoire de Nouk et d’Eugenio sur le même soupir qu’aux lendemains de fêtes où l’on n’avait pas le cœur à ça. On songe à toutes les mères qui, comme Nouk, sans jamais se sentir à la hauteur, font de leur mieux, jour après jour.

  • A autre chose

    « Comme si c’était un miracle que je puisse connaître ça par cœur, qu’une femme puisse s’intéresser à autre chose qu’à des liserons dans une haie, ou au sexe des messieurs, cet ambassadeur est peut-être intelligent, mais il se croit obligé de faire le coq parce que j’ai une robe légère et que je suis mariée, qu’eût valu une vie pour laquelle il n’eût pas accepté de mourir ? et Philippe qui ne se doutait pas que je connaissais le roman, il croit qu’il suffit de m’aimer, de m’épouser, et de me regarder comme un furieux parce que ce soir je n’ai pas
    mis de jupon, un mari moderne, j’en ai fait le tour,
    mort saturée de ce chevrotement fraternel, assemblée de vaincus où des multitudes reconnaissent leurs martyrs, ce monsieur Goffard a du culot, aucun respect pour son auteur, il lui vole le rôle, Malraux est beaucoup plus attentif aux gens que je ne l’imaginais, de l’allure, pas de tics, il joue beaucoup ce qu’il dit, sans prudence, légende sanglante dont se font les légendes dorées. »

    Hédi Kaddour, Waltenberg (chapitre 7)

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