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Roman - Page 197

  • Un silence

    « Sa phrase à peine achevée, un silence de plomb s’abattit dans le salon de coiffure.
    Il fallait pour cela qu’un grand nombre d’événements, en eux-mêmes déjà totalement improbables, coïncident miraculeusement. Il fallait par exemple que cessent les klaxons assourdissants des voitures qui s’engageaient à la queue leu leu dans la rue Jurnal pour éviter la circulation de l’axe principal, et provoquaient un chaos indescriptible ; que s’arrêtent les cris du marchand de pastèques qui avait installé son étal au coin de la rue et les haut-parleurs de son concurrent qui, à bord de son antique camionnette, sillonnait sans répit le quartier, repassant au même endroit toutes les vingt minutes ; et il y avait bien sûr les enfants, qui emplissaient à dix mètres de là le parc de jeux coincé entre les immeubles, équipé de deux balançoires, d’une planche à bascule et d’un pauvre toboggan dont le métal chauffait si vite sous le soleil qu’on s’y brûlait le derrière ; il fallait que tous ces bruits, comme s’ils se passaient le mot, cessent d’un seul coup et en même temps. »

     

    Elif Shafak, Bonbon Palace 

    Enfants stambouliotes.JPG

     

    Un lien vers "A tantôt." A jamais. par Francis Matthys (La Libre Belgique, 16/2/2010)

  • Shafak la conteuse

    « Que de détails, que de méandres et que d’histoires, toutes imbriquées les unes dans les autres, en cercles concentriques qui se resserrent pour, au final, ne déboucher sur rien… » Après environ cinq cents pages de Bonbon Palace (2002),
    il est difficile de ne pas y voir de l’autodérision de la part d’Elif Shafak, découverte avec La Bâtarde d’Istanbul. La romancière turque avant tout conteuse ouvre d’ailleurs le roman sur un aveu : « Les gens disent que j’ai beaucoup d’imagination. C’est la façon la plus délicate jamais inventée pour dire : « Tu débites des absurdités ! » Ils ont peut-être raison. » Ce prologue débouche sur une défense de l’absurdité qui n’est ni vérité ni mensonge, représentée par le cercle qui n’a « ni fin ni commencement ». Comme dans un jeu ancien, « à l’époque où les poubelles dans les rues avaient des couvercles en fer, ronds et grisâtres » : on les faisait tourner à toute vitesse puis on les immobilisait d’un coup pour permettre au hasard de désigner, dans des mots tracés à la craie tout autour, les réponses aux questions « Quand ? A qui ? Quoi ? »
     

    Turquie cartes d'Istanbul.jpg

     

    Un récit peut se lancer de cette façon : « Au printemps 2002, à Istanbul, l’un de nous, sans attendre que son temps fût révolu ni que le cercle se refermât sur lui-même, mourut. » L’histoire de Bonbon Palace démarre avec l’arrivée d’une camionnette du Service de Désinsectisation devant l’immeuble. Depuis toujours, ses habitants se plaignent des ordures qui s’amoncellent contre le mur séparant la rue du jardin de Bonbon Palace. Et Shafak de remonter le temps pour nous décrire les deux cimetières qui occupaient jadis ce terrain, un grand cimetière musulman, à côté d’un petit cimetière orthodoxe arménien, et les deux sarcophages en marbre parfaitement semblables qui ont résisté aux promoteurs immobilier lorsqu’ils ont construit là « de pimpants immeubles ».

     

    Puis vient l’histoire d’Agripina Fiodorovna Antipova qui a mis les pieds pour la première fois à Istanbul en 1920, et qui ne distingue pas sa couleur. Sa ville natale de Grozny, c’était le rouge pourpre de la propriété familiale ; la villa des vacances pascales, « un vert éclatant de fraîcheur ». La ville turque où, comme des milliers de Russes blancs, elle se réfugie à l’âge de dix-neuf ans avec son époux, ne lui réussit pas. L’enfant qu’elle y met au monde ne survit pas. Ils s’exilent alors à Paris, où, avec l’aide de son frère, Antipov s’enrichit considérablement du marché noir pendant la guerre, tandis qu’elle s’étiole dans une maison de soins. Un jour où il lui apporte des bonbons, les couleurs lui reviennent, et même celle d’Istanbul qu’elle déclare violette. C’est ainsi qu’est né Bonbon Palace, que son mari a fait bâtir en style Art Nouveau déjà passé de mode, où ils finiront leurs jours dans l’appartement n° 10. Leur héritière française n’y mettra jamais les pieds.

     

    Et voilà enfin les résidents de Bonbon Palace au XXIe siècle, les coiffeurs jumeaux Djemal & Djelal au rez-de-chaussée, Mme Teize, l’occupante du n° 10 qui a soigneusement entreposé les meubles des Antipov en attendant que la Française s’en occupe, la Maîtresse bleue qui fait jaser, la redoutée Hygiène Tijen qui jette régulièrement objets ou vêtements par-dessus le balcon de son appartement avant d’envoyer quelqu’un les ramasser, Meryem la concierge, et tous les voisins de palier, sans compter les animaux de compagnie. Le narrateur loge au n° 7, seul la plupart du temps, ne sachant s’accommoder d’aucune des femmes qu’il fréquente. « Nous n’aimions pas les gens que nous ne connaissions pas personnellement, dit-il de sa fantasque amie Ethel et de lui-même, mais étripions ceux que nous connaissions de près. »

     

    Passant d’un appartement à l’autre, le récit dévoile les préoccupations des uns et des autres, leurs problèmes communs concernant les mauvaises odeurs dues aux ordures ou les insectes qui se mettent à pulluler même à l’intérieur de Bonbon Palace. C’est de la petite Su, la fille d’Hygiène Tijen, qui prend des cours d’anglais avec le narrateur, que viendra la révélation du secret le mieux gardé de Bonbon Palace.

     

    Vous l’aurez deviné, les longueurs et les digressions ne manquent pas dans ce roman très bavard qui aurait gagné à être taillé davantage. Dans cet inventaire d’immeuble – voir Perec, La vie mode d’emploi, mutatis mutandis – Shafak décrit surtout une étonnante galerie de personnages (caricaturés) et leur vie quotidienne évoquée par tous les registres de la sensation. Ceux qui goûtent l’humour par exagération s’amuseront à dérouler cette peinture par dérision des mœurs turques contemporaines. Personnellement, je préfère de loin la façon dont Orhan Pamuk raconte sa ville – un autre univers littéraire.

  • L'art et la vie

    Un autre grand souvenir de rhétorique : la découverte de Proust.  

     

    « La grandeur de l'art véritable, au contraire, de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans l'avoir connue, et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés ». 

     

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    Vermeer, Vue de Delft


    Ressaisir notre vie; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.

     

    Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même l'amour-propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s' « observer », dont les apparences qu'on observe ont besoin d'être traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. »

     

    Proust, Le temps retrouvé

     

  • Délicatement

    « Il passa devant le clavier. Parfois, tellement absorbé par la mécanique d’un piano, il en oubliait de remarquer la beauté de l’instrument. Les Erard construits à la même époque que celui-ci étaient souvent richement décorés de marqueterie, ils avaient des pieds sculptés, et même, au-dessus du clavier, un panneau à plate-bande. Celui-ci était plus simple. Un placage en acajou brun foncé descendait jusqu’aux pieds incurvés, féminins de forme, délicatement sculptés, presque suggestifs. Voilà pourquoi l’usage en Angleterre voulait qu’on cache d’un tapis les pieds des pianos. Sur le panneau, au-dessus du clavier où s’inscrivait en nacre le nom de la marque, un dessin élégant s’ornait à chaque extrémité d’un bouquet de fleurs. La caisse était lisse, sobre, monochrome. »

     

    Daniel Mason, L’accordeur de piano 

    Logo Erard (Wikimedia commons), photo de Gérard Delafond.jpg

     

     

  • Un piano en Birmanie

    « Un alliage irrésistible de Kipling et Conrad à leur tout meilleur. » Compliment de taille pour un premier roman : L’accordeur de piano, de Daniel Mason (né en 1976). Ce biologiste américain a passé un an en Birmanie pour y étudier la malaria, près de la frontière sud du Thai-Myanmar. Un jour où il voyageait sur une barge, à un petit embarcadère il avait entendu « soudain un son étrange s’élever des épais fourrés. » Un air joué au piano, peut-être un enregistrement, en tout cas « terriblement faux ». 

     

    Edgar Drake, accordeur de piano à Londres, reçoit en octobre 1886 une lettre du Ministère de la Guerre. On l’informe du curieux caprice d’un médecin-major en Birmanie, Anthony Carroll, qui a réussi à établir un fort dans les Etats Chan et y occupe un poste stratégique : il a fallu lui envoyer là-bas, avec mille difficultés, un
    piano à queue Erard de 1840. Et voilà qu’il réclame à présent un accordeur spécialisé, Drake lui-même. « Un piano à queue de 1840, c’est une beauté, se dit-il. Il plia délicatement la lettre, la glissa dans la poche de sa veste. Et la Birmanie, c’est loin. »

     

    Au ministère, un colonel lui fait le portrait de Carroll, un médecin qui a mis sa science au service des pauvres avant de se rendre en Birmanie où il a multiplié les missions spéciales, en plus de ses responsabilités hospitalières. Il y a appris la langue Chan. Drake aimerait disposer de précisions sur l’état du piano, or c’est la personnalité d’un homme hors du commun mêlé aux affaires militaires qu’on lui décrit, qui « a fait plus et mieux à lui tout seul que plusieurs bataillons. (…) S’il faut un piano pour maintenir Carroll en place, ce n’est pas trop cher payé. » Mais, insiste le colonel, « c’est à notre service que vous serez, et pas au sien. Ses idées peuvent être… séduisantes. »

     

    Edgar Drake rentre chez lui en retard. Katherine, sa femme depuis dix-huit ans, y est habituée, mais pas à ce que son mari lui cache une nouvelle importante. En son absence, un soldat est venu apporter des papiers, a fait allusion au courage qu’il faut pour se rendre dans un pays en guerre, et elle est déçue qu’il ne lui en ait pas parlé. Elle a compris qu’il ne peut refuser ce grand voyage et lit elle-même la documentation, qui la fait rêver, « mais elle était assez contente de ne pas partir elle-même. »

     

    Le 26 novembre 1886, l’accordeur « au service de Sa Majesté » embarque dans un épais brouillard. « Blanc. Comme une page vierge, comme de l’ivoire brut, quand l’histoire commence, tout est blanc. » Le voyage l’enivre de sensations nouvelles et s’enrichit des histoires que lui racontent d’autres passagers, anecdotes, contes, rêves. Sur le paquebot qui l’emmène de Calcutta à Rangoon, Drake lit les rapports de Carroll, décidément très cultivé, sur l’histoire des Chan « qui se désignent eux-mêmes comme Tai ou Thai », dont le royaume s’est organisé au dix-septième siècle en petites principautés « comme les débris d’un beau vase de porcelaine ».

     

    A huit mille kilomètres de chez lui, Drake découvre les mœurs anglaises en Birmanie, mais se montre surtout attentif aux paysages, aux sons, aux couleurs, aux ambiances. A Mandalay, l’armée lui octroie une petite maison où Khin Myo, une ravissante Birmane, est à son service. Mais les jours passent et le départ pour Mae Lwin, où l’attendent Carroll et le piano, est sans cesse reporté, pour des raisons de sécurité ou de bureaucratie, pense Drake. Lorsque lui parvient une lettre du médecin lui demandant de prendre la route immédiatement avec son messager et Ma Khin Myo, ils partent tous les trois sur des poneys, à l’insu des militaires.

     

    Les amateurs d’aventures et de dépaysement ne manqueront pas la fabuleuse rencontre entre un accordeur de piano et un médecin militaire hors norme, qui préfère la cueillette des plantes exotiques à la chasse aux tigres, qui juge la politique « d’un ennui mortel » et qui a fait construire un fort de bambou dans « un lieu tout désigné pour un amateur de musique ». Drake prendra plus que son temps pour accorder l’instrument, captivé par la riche personnalité de son hôte, par l’accueil des Chan, par la compagnie de Khin Myo, une fleur dans les cheveux ou un parasol à la main. Mais
    il est dans un pays en guerre, et le paradis birman peut se muer en enfer. N’en disons pas plus. Un jour où Carroll et Drake font route ensemble vers une destination dangereuse, le médecin explique que « selon un adage Chan, lorsque les gens meurent, c’est qu’ils ont accompli ce qu’ils avaient à faire. Ils sont devenus trop bons pour ce monde. »

     

    Mado avait attiré mon attention sur ce roman. Je l’ai lu en pensant souvent à d’autres voyageurs d’aujourd’hui en Asie du Sud-Est, séduits eux aussi par le Myanmar.