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Nouvelle - Page 3

  • Discrètement

    henry james,la bête dans la jungle,nouvelle,littérature anglaise,culture« Le temps aidant, il devait se rendre compte, petit à petit, qu’elle surveillait sans cesse son existence, la jaugeait et la mesurait à la lumière du secret qu’elle avait appris et qui, avec la consécration des années, finit par ne plus être évoqué entre eux que sous l’expression « ce mystère qui explique tout ». Cette expression était de lui mais May Bartram l’avait faite sienne si discrètement, qu’après quelque temps, il vit qu’il n’était plus possible de déterminer le moment où elle s’était réglée sur sa façon de voir, ou plutôt, le moment où elle avait troqué sa merveilleuse bienveillance contre une chose plus merveilleuse encore : sa foi en lui. »

    Henry James, La bête dans la jungle

  • L'attente de la bête

    Henry James, auteur de longs romans fameux, est aussi un maître du récit court : moins de cent pages pour La bête dans la jungle (roman traduit de l’anglais par Fabrice Hugot sous la belle couverture noire des éditions Critérion). Sur le passage du temps, c’est un des plus beaux textes que je connaisse et je le relis chaque fois avec la même émotion.

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    Un homme et une femme. La belle et la bête. Qu’y a-t-il de plus romanesque que la vie et ses mystères ? En visite au château de Weatherend, John Marcher est intrigué par une femme dont le visage le trouble légèrement. Il finit par reconnaître May Bartram à sa voix, dix ans après leur première rencontre en Italie – à Rome, dit-il – à Naples, corrige-t-elle. Il avait alors vingt-cinq ans et elle, vingt. « Aussi se regardaient-ils avec le sentiment d’une occasion manquée. »

    A présent, ils prolongent la conversation, grâce à elle dont les souvenirs sont bien plus précis que les siens. Marcher est étonné qu’elle se rappelle quelque chose qu’il lui a dit à cette époque et qu’il a oublié, mais que sa question ravive en un instant : « Cela vous est-il enfin arrivé ? » La seule personne à qui il ait confié un jour cette obsession intime l’y associe pour toujours, obsession qui l’a empêché de lier sa vie à celle d’une femme :

    « Quelque chose se tenait embusqué quelque part le long de la longue route sinueuse de son destin comme une bête à l’affût se tapit dans l’ombre de la jungle, prête à bondir. Il importait peu de savoir qui, de lui ou de la bête, mourrait mais il était clair qu’elle bondirait immanquablement […]. » May Bartram a conservé secret cet aveu, dont l’inquiétant mystère les lie depuis lors et devient le cœur de leur amitié. Ils conviennent de « rester aux aguets » ensemble. Fin du premier chapitre.

    La bête dans la jungle est l’histoire de leur affection – « le beau navire de leur amitié voguait toutes voiles au vent ». Que sa douce et bonne protectrice ait ainsi foi en lui, qu’elle lui offre sa compagnie, sa gaîté, son tact, qu’elle se montre pleine de compréhension pour cette attente dont il a fait sa ligne de conduite, lui est un grand bonheur, comme une raison de vivre.

    Ils vont donc attendre ensemble que survienne ce mystère, en parler, rarement. Cette attente partagée entre incertitude, pour lui, et à partir d’un certain moment, certitude, pour elle (tout en souhaitant qu’il découvre le sens de l’énigme par lui-même), est tissée du bonheur de leurs rencontres de plus en plus fréquentes et d’un rapprochement qui leur laisse espérer de vieillir heureux ensemble.

    Un héritage a permis à May Bartram d’acquérir un petit appartement à Londres où John Marcher lui rend visite. Leur histoire est celle d’un doux attachement mutuel qu’Henry James décrit avec la délicatesse qui le caractérise. Ce temps qui passe et qu’il laisse ainsi passer, Marcher finit par en prendre conscience, mène au questionnement sur le sens de sa propre vie. Après bien des années d’égocentrisme, il se rend compte de ce qu’il doit à cette femme aimable qui s’est fait avant lui une certaine idée de ce qu’est la bête tapie dans la jungle. A moins qu’il ne soit trop tard pour eux ?

    On n’est pas étonné que Marguerite Duras ait écrit une adaptation théâtrale de La bête dans la jungle. La difficulté d’aimer, la manière si différente qu’ont un homme et une femme de ressentir, les silences dans la conversation et ce que disent les gestes et les attitudes, l’entredeux qui relie la vie et la mort, toute cette matière est finement explorée par Henry James. « Ce sont les interactions entre les êtres, les courants qui les lient ou les opposent qui sont les véritables protagonistes de cette magistrale analyse des consciences par laquelle James se montre un des plus grands romanciers de tous les temps. » (Encyclopedia Universalis)

  • Trois pièces

    Colette dans son appartement.jpg« Le petit appartement que j’occupais à cette époque faisait l’envie de mes rares visiteurs. Mais je connus vite qu’il ne me retiendrait pas longtemps. Non que ses trois pièces – disons deux pièces et demie – fussent incommodes, mais elles mettaient en évidence des objets impairs qui, sous d’autres lambris, avaient été pairs. Je ne possédais plus qu’une des deux potiches rouges, montée en lampe. Le second fauteuil Louis XV, absent, il tendait ailleurs ses maigres bras à un repos qui n’était pas le mien. Ma bibliothèque plate attendait vainement l’autre bibliothèque plate, et l’attend encore. »

    Colette, La lune de pluie, Mille et une nuits, 2000, page 62. 

    Colette (1873-1954) dans son appartement du Palais-Royal, à Paris, 1935. © Albert Harlingue / Roger-Viollet

     

  • Abandonner mes mains

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    Colette (1873-1954) en mai 1948
    © Boris Lipnitzki / Roger-Viollet
    (Paris en Images)

    « Mais auprès de mes sibylles à dix et vingt francs, je n’avais fait que me divertir, écouter la richesse étroite de vieux vocables exclusifs, abandonner mes mains à des mains tellement étrangères, tellement poncées par le contact des mains humaines, que je bénéficiais d’elles un moment, comme j’eusse fait d’un bain de foule, d’un récit insignifiant et volubile, d’un analgésique, enfin, à l’usage des enfants… »

    Colette, La lune de pluie, Mille et une nuits, 2000, page 60.

     

  • Contredanse

    colette,la lune de pluie,nouvelle,littérature française,extrait,cultureCependant, je suivais les trottoirs, où la présence des concierges sur leurs chaises, les jeux des enfants et les trajectoires des balles obligeaient le passant, dès juin, à une sorte de contredanse, deux pas en avant, deux pas en arrière, effacez-vous et tournez. L’odeur de l’évier bouché, en juin, se rend maîtresse des beaux crépuscules roses. Par contraste j’aimai mon quartier de l’ouest et sa sonorité de corridor vide. Une autre surprise m’y attendait, sous la forme d’un télégramme : Sido, ma mère, arrivait le lendemain, pour trois jours, à Paris. Elle ne fit, après celui-là, qu’un dernier voyage hors de son petit pays. »

    Colette, La lune de pluie, Mille et une nuits, 2000, page 51.

    Photo de Sido : http://www.desfemmes.fr/auteur/sido/