Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Nouvelle - Page 7

  • Pertes et profits

    A quelques mois d’un déménagement, les tris dans les placards ramènent toutes sortes de vieilleries, de choses oubliées, de livres sortis un jour de la bibliothèque et mis « au purgatoire ». Ainsi, un exemplaire de la revue mensuelle Les œuvres libres de la Librairie Arthème Fayard (1961). Sur sa couverture jaune et noire, dix auteurs, dix titres – « Toutes les œuvres sont complètes dans ce numéro ». A l’intérieur, entre une réclame pour RazVite (« rasé de plus près, sans blaireau, dans l’instant ») et celle du « Yaourt de la famille… Yaourt Yalacta », des nouvelles, des récits, des dialogues de théâtre. 

    Les oeuvres libres Librairie Arthème Fayard.JPG

     

    André Maurois ouvre le volume avec un récit intitulé Thanatos Palace Hotel. A Manhattan, Jean Monnier suit avec inquiétude la chute de ses titres boursiers. « Toute la petite fortune jadis gagnée dans l’Arizona » a fondu, et sa Fanny le quitte. « Après tout, il avait à peine trente ans. Mais il savait que Fanny serait impitoyable. Elle le fut. » Il lui reste de quoi vivre quelques mois. C’est alors que lui arrive une lettre bizarre à l’en-tête du « Thanatos Palace Hotel, New Mexico ». Le directeur de cet hôtel propose ses services à ceux qui souhaitent quitter cette vie pour des raisons sérieuses et répugnent au suicide. Pour un montant forfaitaire sont offerts un séjour tous frais compris, à durée indéterminée, des tennis, un golf, une piscine olympique, « dans une région naturelle de grande beauté. »

     

    Monnier décide de s’y rendre. L’établissement s’avère irréprochable, la clientèle distinguée. Le nouveau venu fait bientôt connaissance avec la très jolie Mrs Kirby-Shaw, qui lui raconte son histoire : séparée d’un homme riche épousé sans amour, abandonnée par le jeune écrivain pour qui elle l’avait quitté, impuissante à reconquérir son mari. Deux jours à peine en sa compagnie suffisent à rendre à Jean Monnier le goût de vivre. Mais s’échappe-t-on du Thanatos Palace Hotel ?

     

    Une nouvelle signée Anton Tchekhov lui succède, Le violon de Rothschild (cher Tchekhov qui ne fut d’abord qu’un nom sur une longue liste de lectures en rhétorique). Encore une histoire autour de la mort. « C’était une toute petite ville, plus morne qu’un village, peuplée presque exclusivement de vieillards, qui mouraient si rarement que c’en était agaçant. » Tchekhov y fait le portrait de Yakov Ivanov, fabricant de cercueils surnommé « Le Bronze » par tout le monde, « Dieu sait pourquoi ». En plus de son métier, il joue du violon à l’occasion, lors de noces, par exemple, lorsqu’il est engagé par un orchestre juif – « Yakov jouait très bien du violon et connaissait beaucoup de chansons russes ».

     

    Sans raison précise, Yakov a pris en grippe Rothschild, le flûtiste qui joue à ses côtés, et ne cesse de lui chercher noise, déversant sur lui sa continuelle mauvaise humeur. Comme Yakov ne peut travailler ni le dimanche, jour de fête, ni le lundi, « jour néfaste », il calcule continuellement le manque à gagner de ces deux cents jours par an, sans compter les jours où les musiciens juifs jouent sans lui ni les cercueils
    manqués de ceux qui ont la mauvaise idée d’aller mourir ailleurs.
    Par-dessus le marché, sa femme Marfa tombe gravement malade, à soixante-neuf ans. « Eh bien ! elle a assez vécu, la petite vieille. Il ne faut pas abuser » déclare l’infirmier à l’hôpital.

     

    Comprenant que la fin est proche, Yakov prépare le cercueil de son épouse qui, peu avant de s'éteindre, lui rappelle les heures passées à la rivière, « à chanter des chansons… sous un saule » et leur petite fille qui est morte. – « Tu divagues », répond Yakov. Mais une fois sa femme en terre, Yakov fait le bilan de ces cinquante-deux années passées dans la même isba : « comment se pouvait-il que, pendant tout ce temps-là, il n’eût jamais pensé ni fait attention à elle, comme si elle n’avait été qu’un chat ou un chien ? »

    Quand un jour, Rothschild vient à sa rencontre, il le renvoie avec des insultes, le
    frappe même, et l’entend dans sa fuite crier de douleur, sans doute mordu par un chien. Marchant au hasard, perdu dans ses pensées, Yakov se retrouve près de la rivière, devant un saule « vert, silencieux et mélancolique… » et il se souvient.
    Les « pourquoi » l’assaillent. « Et, d’une manière générale, pourquoi les hommes empoisonnent-ils la vie de leurs semblables ? » A l’heure de mourir, Yakov n’en est plus aux calculs de profits et pertes. Au prêtre qui vient le confesser, il dit avec le peu de voix qui lui reste : « Donnez mon violon à Rothschild. » – « Et maintenant, chacun en ville se demande : de qui Rothschild tient-il un aussi bon violon ? (…) Il a depuis longtemps abandonné la flûte et ne joue plus que du violon. »

  • Dieu sait

    Cahier du docteur Bormenthal

     

    « Autre hypothèse de mon cru : le cerveau de Charik avait, dans la période canine de sa vie, emmagasiné une foule de notions. Tous les mots avec lesquels
    il a opéré en premier sont des mots de la rue qu’il a entendus et engrangés dans son cerveau. Maintenant, quand je marche dans la rue, je regarde avec un effroi secret les chiens que je rencontre. Dieu sait ce qui se cache dans leur cerveau ! »

     

    Boulgakov, Cœur de chien

    coeur de chien couverture livre de poche (détail).jpg

  • Charik ou Charikov

    L’année 1925 est décidément fertile pour Boulgakov : après ses nouvelles
    Endiablade et Les œufs du destin, voici Cœur de chien. Mais il y a chien et chien.
    Tout commence avec un pauvre clébard qui s’abrite sous un porche, tenaillé par la faim et par la douleur. Le cuisinier de la « cantine de restauration normale des personnels du conseil central de l’Economie nationale », pour le faire fuir, lui a jeté de l’eau bouillante. Le flanc brûlé, la bête hurle et songe à en finir avec cette chienne de vie qui est la sienne, mais « ça s’obstine, une âme de chien. »

     

    Miracle : sorti du magasin d’en face, « un citoyen, je dis bien, pas un camarade ; et même, très probablement, un monsieur », précédé d’une agréable odeur, s’approche et sort de sa poche un saucisson dont il lui jette un morceau : « Prends ! Charik, Charik. » Et le chien de suivre l’homme généreux jusque dans son immeuble où le concierge avertit Filipp Filippovitch de l’arrivée d’associés-locataires dans l’appartement 3 – le sien, jusque là, reste épargné. 

    Spilliart Chien dans la neige.jpg

     

    Impossible de fuir, une fois dans la place. Immobilisé, endormi, Charik se réveille quelque temps plus tard le corps bandé et sans aucune douleur, assez bien même pour accompagner son protecteur dans la salle de consultation où de riches patients font appel à ses services pour retrouver jeunesse ou virilité. L’irruption du nouveau conseil de gérance, scandalisé par les sept pièces qu’occupe le chirurgien dans l’immeuble, n’est résolue que par un coup de téléphone du réputé professeur Preobrajenski à quelqu’un de haut placé – il menace d’annuler toutes les opérations prévues si on vient encore le déranger.

     

    Charik n’aurait pu mieux tomber. Luxe, espace et volupté. Le chien découvre les repas raffinés du professeur en compagnie de son assistant, le docteur Bormenthal, et en même temps ses idées contre-révolutionnaires. Alors que depuis 1903, par exemple, aucun des caoutchoucs déposés dans l’entrée de l’immeuble n’avait jamais disparu, 1917 a tout chamboulé. « C’est nul, les caoutchoucs, les caoutchoucs ne font pas le bonheur, pensa le chien, mais l’homme, lui, n’est pas ordinaire. » Sans aucun doute, Charik a tiré « le superbillet de loterie de sa vie de chien », même s’il lui faut désormais porter un collier pour se promener.

     

    Tout va pour le mieux jusqu’au jour où Charik est pris au piège, enfermé dans la salle de bain, puis anesthésié. Avec l’aide de son assistant, le professeur a décidé d’expérimenter : il ôte au chien ses testicules et les remplace par d’autres, avant de le trépaner pour lui retirer son cerveau de chien et y placer une hypophyse humaine fraîchement prélevée, afin d’observer les effets de cette intervention sur le rajeunissement. Charik est à deux doigts de mourir mais s’en sort finalement, et les modifications ne se font pas attendre : une « hominisation » quasi complète ! Charik grandit, perd ses poils et se met même à parler – grossièrement. Petit et mal bâti, il se comporte comme le voyou dont on lui a transplanté des organes.

     

    Preobrajenski ne s’attendait pas du tout à cela et se trouvera forcé de faire
    l’éducation de l’énergumène, de lui procurer des papiers au nom de Charikov, de lui allouer une pièce de son appartement et enfin, de pallier les dommages causés par les restes de son instinct de canidé et le goût immodéré de l’homme-chien pour la vodka et la pensée d’Engels.

     

    Encore une fois, Boulgakov, ancien médecin, se sert de la science à des fins fantastiques et combien symboliques. Du professeur, grand amateur d’opéra et grand bourgeois attaché à la moindre de ses habitudes, et de son cobaye, grand gourmand
    et fort en gueule, difficile de dire lequel a le plus de présence tant l’écrivain les a dotés de vitalité. Au passage, la vie du citoyen soviétique à Moscou dans les années vingt
    est évoquée sur le mode ironique. En plaçant ses critiques ou son désespoir dans la bouche des personnages hors norme de cette Histoire prodigieuse, Boulgakov espérait se protéger un peu des censeurs, mais en vain.

    Malgré le succès des premières lectures publiques, les revues repoussent la publication et Cœur de chien sera longtemps proscrit en U.R.S.S. Remarquée à l’étranger dès sa traduction en 1968, la nouvelle ne rencontrera le grand public russe et le succès qu’au début de la perestroïka, en 1987. Qui sortira vainqueur de ce compagnonnage imprévu entre Preobrajenski et Charik ou Charikov, c’est aux lecteurs de le découvrir.

  • Silence

    DSC07048bis.JPG

    Textes & Prétextes, un an

     

    « Le soir non plus ne fut pas exempt de surprises. Si, le matin, les bosquets étaient restés muets, prouvant ainsi à l’évidence le caractère désagréablement suspect du silence dans les arbres, si, à midi, les moineaux avaient fichu le camp du sovkhoze, au soir, ce fut l’étang de Cheremetievka qui se tut. La chose était stupéfiante en vérité, car tout le monde, à quarante verstes à la ronde, connaissait le célèbre boucan des grenouilles de Cheremetievo. Or, maintenant, on aurait dit qu’elles étaient toutes mortes. Pas une seule voix ne montait de l’étang, et le silence régnait sur la laiche. »

    Boulgakov, Les Œufs du destin

    Levitan (détail).jpg

     

  • Le rayon fatal

    Les Œufs du destin, une nouvelle publiée par Boulgakov en 1925, aurait pu s’intituler Le rayon rouge. Récit fantastique, de science-fiction ou d’anticipation, c’est l’histoire extraordinaire du Professeur Persikov, zoologue spécialiste des amphibiens, ou plutôt celle d’une découverte extraordinaire à l’Institut de Zoologie de l’université de Moscou, en 1928.

    A cinquante-huit ans, ce scientifique dont l’appartement de cinq pièces a été réduit à trois pour la bonne cause, possède « une tête remarquable, en forme de pilon, chauve, avec des touffes de cheveux jaunâtres hérissées sur les côtés. » D’une érudition phénoménale « dans sa partie », il est aussi connu pour sa sévérité aux examens. Sa femme l’a quitté pour un ténor, il y a des années, dégoûtée par ses grenouilles. Cet homme qui « prenait la mouche très facilement », sans enfants, ne vit donc que pour ses recherches, survit à la famine de 1919, à une pneumonie due aux trois degrés en dessous de zéro à l’intérieur de l’Institut, et se contente des attentions du gardien Pancrace et de sa gouvernante.

    prisme.jpg

    L’été 1928 se produit « cette chose incroyable, épouvantable… » Appelé par son assistant qui dissèque une grenouille, Persikov remarque pour la première fois, au milieu du disque sous le microscope, « une volute colorée semblable à une boucle de cheveux de femme ». D’habitude, un tour de vis suffit à faire disparaître le petit faisceau de lumière colorée qui gêne l’observation, mais cette fois l’œil du savant s’attarde. Il a soudain remarqué dans cette volute un rayon « vif et épais », rouge vif, sous l’action duquel la vie bouillonne de manière inattendue. Les amibes y reprennent vigueur, se reproduisent, s’entre-dévorent faute de place, et les amibes nouvelles sont deux fois plus grosses que d’ordinaire ! Convoquant son assistant, Persikov le convie au spectacle du « rayon de la vie », pas moins.

    Dans les journaux moscovites, la rumeur circule vite. On veut interroger l’éminent zoologue, on le dérange à tout bout de champ. Le professeur a bien du mal à repousser l’assaut des journalistes en quête de renseignements sur « le rayon d’une nouvelle vie ». C’est alors que du côté de Smolensk, l’ex-épouse de l’ex-archiprêtre de l’ex-paroisse de Drozdov, à qui un élevage de poules pondeuses assurait la prospérité, voit ses gallinacés mourir atrocement l’un après l’autre. La « peste des poules » se répand à toute vitesse, rend leur viande et leurs œufs impropres à la consommation, fait un millier de victimes humaines.

    Persikov est prié de se pencher sur le problème tandis qu’on incinère des tonnes de volaille. Il lui faut donner une conférence. Quand enfin il peut reprendre ses investigations personnelles, un curieux bonhomme qui s’appelle Rokk – autrement dit le Destin – vient lui rendre visite en tant que directeur du sovkhoze modèle
    « Le Rayon Rouge ». Muni d’autorisations officielles, chargé de reconstituer l’oviculture, il s’empare des trois chambres noires fabriquées par Persikov pour ses recherches.

    Rokk, ancien flûtiste d’Ekaterinoslav, s’est révélé homme d’action grâce à la Révolution de 1917. Tombé sur la découverte de Persikov, il ne doute pas de sa capacité à faire éclore sous le fameux rayon, si on veut bien lui livrer des œufs de l’étranger, de splendides poussins qui rendront aux Russes de bonnes poules et de bons œufs. Un peu étonné par la grosseur de ceux qu’on lui envoie, très différents des œufs de poules indigènes, Rokk s’enquiert par téléphone auprès de Persikov de la nécessité de nettoyer ces œufs tout crottés avant de les installer dans les chambres noires. Celui-ci l’envoie au diable, exaspéré de la vitesse à laquelle l’homme a été livré, alors que lui-même attend encore ses spécimens d’œufs de serpent et d’autruche.

    On devine la suite. Durant l’été caniculaire, échappés des cages où ils ont éclos, des serpents géants courent la campagne, mordent, dévorent. Des troupes d’autruches résistent aux assauts de la cavalerie. Les gaz éliminent les hommes en même temps
    que les ovipares. Tout le monde vient se réfugier à Moscou, où personne ne ferme l’œil la nuit, attendant l’invasion.

    Le rayon rouge sera évidemment fatal à Persikov déclaré « assassin de l’humanité ». Quant à l’épilogue, laissons au lecteur la surprise du « deus ex machina ». Inspiré par La nourriture des dieux de Wells (1904), Boulgakov livre ici un cauchemar divertissant qui anticipe sur la grippe aviaire et sans doute sur d’autres catastrophes écologiques qu’il n’aurait pas imaginées, spectaculaires ou non.