Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature française - Page 69

  • Des jours mauves

    Existe-t-il plus grand mystère que celui d’une rencontre essentielle ? Reflets des jours mauves est le beau titre du dernier roman de Gérald Tenenbaum, un écrivain qui offre une place de choix aux adjectifs. On ne peut s’empêcher de penser au dernier vers de Voyelles : « O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! » Mais n’allons pas trop vite.

    tenenbaum,reflets des jours mauves,roman,littérature française,amour,recherche médicale,adn,génétique,culture

    Un soir, à Paris, un jeune homme entre dans le jardin du Luxembourg, il se rend à une réception privée : « Les reflets mordorés n’ont pas encore tapissé la lumière du jour, mais les tenues sont de soirée, talons, moire, alpaga, déclinaisons de noir. » Il cherche l’homme qu’on vient de fêter – « éloges, rosette et retraite ». Le professeur Lazare s’est assis à l’écart, près d’une fenêtre. Quand Ethan Desnoyers se présente à lui, en tant que « correspondant du Lancet », l’ancien chef de service à la Pitié ironise : « Alors comme ça, vous faites les nécros ? »

    Le généticien remarque les verres fumés qui masquent le regard du jeune homme. Lazare s’en veut d’avoir improvisé une réponse maladroite aux éloges convenus et s’est éloigné des prévenances, des mots, des regards. A son interviewer, il préfère parler du genévrier qu’il aperçoit derrière la vitre et du corbeau qui vient de s’y poser – « l’un des plus gros cerveaux de toutes les espèces d’oiseaux » – de son « iris charbon », « noir comme la nuit qui nous attend ».

    Quand la réception touche à sa fin, sa secrétaire le salue avec tact, demande au jeune homme de ménager leur patron. Tout le monde prend congé. Lazare propose à Ethan un verre au Contre-Oblique, pas loin, il y a ses habitudes et descend au sous-sol : tables basses et fauteuils, table de billard, une femme et deux hommes installés dans un angle. « Ce soir, ayant souffert ces honneurs dérisoires et malmené ses reins, il n’a pas envie de rester seul. »

    « Alors, qui vous envoie vers moi ? Ce n’est pas le Lancet, n’est-ce pas ? » Ethan le reconnaît, même s’il a bien enquêté pour la revue scientifique. En fait, un éditeur lui a proposé un contrat pour écrire sur « les vieilles croyances, les légendes, les superstitions, voire la Kabbale, mais avec un fil rouge particulier. » Quels rapports peut-il y avoir entre ces traditions qui recherchent « les signes d’un avenir écrit d’avance », les prédictions et le hasard ? « Parce que le hasard, y compris celui de l’hérédité dont vous êtes spécialiste, est avant tout une page blanche… »

    Ainsi commence une nuit de conversation, de confidences, entrecoupée de coups de billard. La dextérité de Lazare attire les trois autres clients, ils font connaissance. Les deux hommes dirigent une agence photographique à Dublin ; la jeune fille brune, Marijke Haas, les représente à Amsterdam. Lazare les invite bientôt à se joindre à eux. « Au terme de ce jour planté tel un jalon narquois entre ce qui n’est déjà plus et ce qui ne sera pas, il a soudain cédé à la pulsion de se livrer, se livrer et se délivrer enfin, pieds et poings, sans fard et sans orgueil, devant quatre étrangers. »

    J’ai parfois pensé en lisant Reflets des jours mauves à Clamence dans La Chute de Camus et aussi à Saint-Pons dans Journal d’un crime de Charles Bertin. Comme eux, Lazare a ses secrets, qu’il préfère confier à plusieurs, ce qu’il trouve moins impudique. « Il a une histoire à raconter, qui ne peut être dite qu’une fois. » En près de deux cents pages, Gérald Tenenbaum tient le lecteur en haleine.

    Lazare remonte à son premier stage d’internat au CHU de Rennes, dans le service du professeur Ketter, une sommité. C’est en l’entendant parler de ses recherches au téléphone avec un futur prix Nobel – « sur le point de découvrir ce que l’on a plus tard nommé l’épissage de l’ARN » – qu’il a orienté les siennes : « il avait compris que l’aube d’une nouvelle ère de la recherche médicale se levait : au lieu de subir les maladies et de les soigner après leur déclenchement, on allait pouvoir les empêcher d’éclore. »

    Et aussi en rencontrant Elena Guzman, une Argentine qui travaillait à Berkeley avec Mary-Claire King au laboratoire de génétique et d’épidémiologie, une femme pleine de charme avec qui il correspondait depuis des années. Elle avait alors posé cette question à propos des gènes : « Y a-t-il une musique silencieuse qui les fait résonner tous ensemble, y a-t-il des vibrations atones qui les réveillent ou les endorment ? »

    Lazare était lancé. Il lui fallait des locaux, des lignes de crédit, des collaborateurs ; en un an, il les avait obtenus. Par petites annonces, ils avaient trouvé des volontaires pour des tests génétiques et sélectionné « une petite cohorte de vingt-deux individus adultes en bonne santé ». Puis s’était présentée une vingt-troisième, qui voulait absolument y participer. Lazare revoit Rachel Epstein, comme si c’était la veille, en 1993. « Lorsqu’elle s’est assise face à lui, il n’a pu détourner le regard de ces prunelles améthyste, ces iris d’un violet obscur et lumineux dont la profondeur efface celle de l’océan et la transparence subjugue celle du ciel. »

    L’hérédité intéresse particulièrement Rachel. Sa famille a été « en quasi-totalité engloutie dans le maelström que vous savez, quelques dizaines parmi six millions ». Elle s’est donné pour mission « de recueillir des informations de tous ordres sur les siens » – « On évoque souvent cette volonté de donner une sépulture à ceux qui n’en n’ont pas eu, mais, ne nous y trompons pas, il s’agit bien sûr de nous donner, à nous qui demeurons, un lieu de mémoire pour nous aider à penser à ces deuils impensables. »

    Fasciné par « les chatoiements mauves de ses prunelles », Lazare accepte qu’elle participe aux tests malgré que le protocole interdise le surnombre, il trouvera un arrangement. Peu à peu, dans cette pièce où la lumière est basse, le récit de Lazare se fraie un chemin, aux glissements de la mémoire, qui ne perd rien de l’intensité de certains moments vécus. Ici ce n’est pas dans un monologue, mais au fil des confidences, dans le va-et-vient entre présent et passé, que nous est contée l’histoire de Lazare et de Rachel, et d’autres personnages autour d’eux.

    Reflets des jours mauves est une étrange histoire d’amour fou à laquelle se mêle l’excitation de recherches génétiques pointues (commentées dans la postface par la généticienne Ariane Giacobino). La question initiale d’Ethan sur la part du hasard va peut-être trouver une réponse dans le récit de la relation entre le chercheur et la femme aux yeux mauves, qui sera compliquée par les résultats de ses recherches la concernant et taraudée par la question du dit et du non-dit.

    Bien des thèmes ou des motifs déjà remarqués dans Les Harmoniques réapparaissent dans ce roman, au rendez-vous de la science et de la fiction. Les progrès du dépistage et de la thérapie géniques vont sans doute bouleverser le traitement des maladies, mais ce qui se dégage le plus des confidences du professeur Lazare, au creux d’une nuit parisienne, c’est la profondeur du trouble où nous jettent certains êtres, c’est l’incroyable capacité du vivant à se jouer du hasard.

  • Passage des Ombres

    Trouvé chez un bouquiniste de Nyons, Le passage des ombres d’Isabelle Hausser m’a permis de retourner en imagination dans cette belle Provence où j’aime séjourner. Quelle bonne surprise de découvrir dans ce roman des noms assez familiers pour que des souvenirs se mêlent à la lecture.

    hausser,le passage des ombres,roman,littérature française,provence,culture
    © Balthus, Paysage provençal, 1925 (sur la couverture originale)

    Le roman s’ouvre sur le deuil des trois protagonistes : William, l’ami américain, retrouve chaque matin l’horreur de la disparition de sa compagne ; Elise, le médecin du village, se réveille seule quand le téléphone sonne en pleine nuit ; Guillaume rêve d’un impossible retour en arrière, mais « irréparables, les erreurs vous privent de la grâce de l’aube. »

    En juillet 2003, William Barber a accepté l’invitation de son ami et homonyme Guillaume Barbier à s’installer quelque temps chez lui à Malemort, un village du Midi, où il pourra travailler à son aise au livre qu’il veut écrire pendant son année sabbatique. Descendu du train à Montélimar, il a pris la route de Grignan. Ebloui par la lumière sur ces terres plantées d’oliviers, de vignes et de lavandes, il est accueilli devant la vieille ferme par une inconnue dont la voiture pile près de la sienne.

    Guillaume, sans en prévenir William, a chargé Elise Vernet, son amie d’enfance, de lui ouvrir sa maison qui surplombe le village. Au salon, William qui a voyagé avec son violon découvre un piano et un violoncelle – ils pourront jouer à trois. Elise repartie, William s’écroule de fatigue dans sa chambre. Au retour de Guillaume, les deux amis se retrouvent un peu gauches après presque dix ans sans se voir ; même s’ils ont gardé le contact, ils ne se sont pas fait de confidences personnelles sur ces années douloureuses pour l’un et l’autre.

    Comme d’habitude, ils parlent de politique, comparent leurs pays respectifs, discutent du discours de Villepin à l’ONU, de l’Irak. William apprend qu’Elise – « Elle est comme une sœur pour moi », lui dit Guillaume – a travaillé avec son père médecin à Malemort avant de reprendre son cabinet. Elle est veuve, sans enfant, depuis que son mari volage s’est noyé en faisant de la plongée en Thaïlande – « une très chic fille » avec qui Guillaume aime faire de la musique le dimanche.

    Magistrat, il travaille à Valence où il reste souvent pendant la semaine. William se charge de faire les courses, d’entretenir un peu la maison, il a toute la tranquillité nécessaire pour s’atteler à son livre sur les migrations pour lequel il a numérisé une énorme documentation. La musique est leur meilleur terrain d’entente. Chaque week-end, après l’habituel coup de frein brutal de sa voiture qui annonce l’arrivée d’Elise, ils répètent un trio de Haydn, pour commencer.

    Historien, William parle un français impeccable grâce à sa grand-mère paternelle qui a veillé à faire de lui un Américain « totalement européanisé ». Quand Claire avait été nommée adjointe d’un conseiller financier à New York, il avait suivi sa compagne et travaillé pour la mission française à l’ONU. C’est ainsi qu’il avait rencontré Guillaume, son « double » en quelque sorte.

    S’il partage avec les Français la critique de la politique étrangère de Bush, William reste attaché à l’idéal américain. Il sait que son étude suscitera des oppositions dans un pays qui ne voit pas « la nécessité de s’enquérir des coutumes des autres peuples et de les respecter ». Les amis se découvrent à la fois proches et différents par leur culture. Pour Elise, William est comme un autre Guillaume, plus disponible et davantage porté aux conversations personnelles. Toujours débordée, elle apprécie sa compagnie.

    Comme annoncé dans le prologue, la mort les taraude, chacun à leur manière. William s’étonne du fait que Guillaume, qui se reproche la mort de son fils et que sa femme a quitté peu après, n’ait pas épousé Elise qui lui est si proche. Lui-même sort de sa mélancolie grâce à la rencontre d’un compagnon venu examiner la remise que Guillaume parle de restaurer depuis des années. Une inscription sur une poutre rappelle l’époque où les protestants ont dû ou se convertir ou s’exiler sous la pression des catholiques de Malemort, un sujet qui intéresse beaucoup William.

    On découvrira avec lui le passé du village, dans les tensions entre certains habitants et dans la pierre même du Passage des Ombres, comme s’appelait alors l’endroit où habite Guillaume. Celui-ci, retenu à Valence par une affaire insoluble – on a retrouvé la tête, puis le corps d’une inconnue –, laisse à William le soin de sa maison, non sans s’inquiéter de l’affection grandissante entre Elise et son ami. Isabelle Hausser a doté chacun des trois protagonistes d’une personnalité à la fois riche et inquiète.

    Le récit du séjour de William est de temps en temps interrompu par une histoire ancienne, celle d’un médecin protestant amoureux d’une jeune fille du village qu’il espère épouser à sa maturité. Le Passage des ombres est plus qu’un lieu-dit, c’est une thématique : celle de la présence des morts dans la mémoire des vivants et la part qu’on leur donne dans sa propre vie. Ce beau roman qui aborde de nombreux thèmes historiques et actuels parle de la solitude et de la mélancolie sans être triste pour autant. Ses personnages se respectent, à l’écoute l’un de l’autre comme quand ils font de la musique ensemble, attachés à donner le meilleur d’eux-mêmes.

  • Sur la page blanche

    rené frégni,je me souviens de tous vos rêves,récit,littérature française,provence,culture« Un grand écrivain, c’est celui qui fait apparaître sur la page blanche des paysages oubliés, des villes entrevues, des cités intérieures que nous n’avions jamais visitées. Un kiosque à musique sur une place, les palmiers de Bastia, le vol noir des corbeaux dans le ciel clair de Malaucène un soir d’octobre, les greniers ouverts de Manosque claquants de pigeons, la flamme d’un renard qui traverse la route à minuit dans le col du Négron, la rouille d’un port, les raies rouges d’une vigne à la sortie de Mallemort. Plus le mot est juste, plus le voyage est grand. Le corps sombre et nu d’une femme dans un quartier torride de Marseille, juste sous les toits. Un figuier qui pousse dans les ruines de notre mémoire. »

    René Frégni, Je me souviens de tous vos rêves

  • René Frégni, Provence

    « L’automne en Provence est limpide et bleu, ce n’est pas une saison, c’est un fruit » : ces premiers mots en quatrième de couverture m’ont fait emporter en vacances Je me souviens de tous vos rêves de René Frégni. Sa bibliographie compte quatorze titres depuis Les chemins noirs en 1988, il était temps pour moi de le croiser.

    rené frégni,je me souviens de tous vos rêves,récit,littérature française,provence,culture
    Pays de Nyons, septembre 2019

    Septembre, le premier chapitre (Février sera le dernier), commence joliment : « Chaque année en septembre j’ai peur de mourir, alors j’achète un cahier. » Un cahier contre la peur, un cahier pour vivre. « Septembre est le mois des amandes, des noisettes, des noix. On n’a qu’à s’asseoir sur les talus et les casser entre deux pierres, ou remplir ses poches et les ramener chez soi, comme un écureuil. »

    Vivre seul, vieillir, écrire : « C’est sans fin une route, comme les mots qui laissent une trace de pas dans la clarté de la page. » Dès les premières pages, Frégni, qui vit à Manosque, nous emmène avec lui dans les collines, les ruines, les villages qu’il traverse de bonne heure, sans voir personne. « J’aime retrouver mon enfance dans ces petites vallées aussi fraîches que des fontaines. »

    Avant l’été, il s’était retrouvé avec d’autres dans le box des accusés, au grand spectacle de la justice où les prévenus n’ont qu’un rôle minuscule – « les vrais acteurs avaient tous une robe noire ». Un seul mot l’a libéré des humiliations et des interrogatoires : « relaxe ». Dans le nouveau cahier, il laisse entrer les souvenirs, les paysages, les silences.

    Et nous voilà tout à coup à Banon, à lire avec l’auteur les lettres bleues sur la façade jaune au-dessus de la porte : « Librairie le Bleuet ». René Frégni a connu Joël Gattefossé avant qu’il devienne « l’un des plus grands libraires de France » et il nous raconte l’histoire « très belle et très triste » de cette « maison des livres ». Ou comment un « gamin difficile » devient un menuisier, perd ses parents, arrive un soir de mai dans le petit village de Banon, y voit en premier une fleur de bleuet, puis une minuscule boutique à vendre.

    Les livres, les mots ont une place essentielle dans la vie de René Frégni, et aussi les femmes comme Isabelle, dont le visage l’embrase – « Plus je le regarde, plus j’écris. » Il a tant décrit le corps féminin qu’un lecteur lui envoie, dans une grande enveloppe, une photo des seins de sa femme (« Je les trouve tellement beaux ! Il faut que vous en parliez dans votre prochain roman ! ») On connaît donc ses obsessions, malgré sa vue basse.

    « J’aime les grands espaces de lumière que fait jaillir l’automne. Si quelqu’un partait des granits de la Bretagne et cheminait vers la Haute-Provence [à l’inverse de Sylvain Tesson dans Sur les chemins noirs], il marcherait en dormant. La France est un doux vallonnement de vaches et de clochers. Brutalement ce marcheur se cognerait aux dentelles de Montmirail, au mont Ventoux ou à la montagne de Lure. Tout le monde se réveille à Malaucène ou à Nyons. »

    Quel bonheur de suivre René Frégni en Provence, d’en rencontrer les paysages et les gens, de lire toutes ces choses auxquelles il donne vie avec les mots – « un véritable enchantement » (Bonheur du jour). Des lectures, des dents cassées, la pauvreté, la faim, des matins, des midis, des soirs, le chemin parcouru. « J’ai travaillé pendant seize ans avant de me lancer dans l’écriture, pendant seize ans, j’ai eu la sensation qu’on me volait ma vie, mon temps. J’appartenais déjà au petit peuple discret des chambres d’hôtel et des greniers. »

    Au fil des jours d’automne et d’hiver, on découvre un homme qui a appelé « Baumette » un chaton recueilli en prison, sauvé d’une chute, et qui se souvient de tout ce qu’ils ont vécu ensemble après qu’une chute fatale les sépare dix ans plus tard. « Le ciel est bien trop petit aujourd’hui pour contenir tous les nuages. Avec mon bol de café, que je remplis souvent, je vais d’une fenêtre à l’autre. Je parle à ma mère, à mon chat. / Au début, je craignais qu’on ne m’entende derrière l’un de ces murs, à présent je prends du plaisir à faire les questions et les réponses. »



    Je me souviens de tous vos rêves est l’hommage à la vie d’un homme sensible à tous ces riens qui font tenir debout, qui mènent d’une journée à l’autre. C’est le récit au petit bonheur la chance de ce qu’il voit, entend, perçoit, le jour et la nuit, quand sa mère lui rend visite dans ses rêves. « Je me souviens de tous vos rêves est un poème, sculpté dans une langue pure et raffinée telle de la porcelaine, qui éloigne l’ombre de la mort et rappelle que la beauté se trouve en chaque chose, chaque être vivant, chaque instant de vie, même les plus simples. » (Anahita Ettehadi)

  • Parenthèse libertaire

    salvayre,pas pleurer,roman,littérature française,guerre d'espagne,bernanos,liberté,révolution,culture« Je n’avais jamais eu, jusqu’ici, le désir de me rouler (littérairement) dans les ressouvenirs maternels de la guerre civile ni dans les ouvrages qui lui étaient consacrés. Mais j’ai le sentiment que l’heure est venue pour moi de tirer de l’ombre ces événements d’Espagne que j’avais relégués dans un coin de ma tête pour mieux me dérober sans doute aux questionnements qu’ils risquaient de lever. L’heure est venue pour moi de les regarder. Simplement de les regarder. Jamais, depuis que j’écris, je n’avais ressenti une telle intimation. Regarder cette parenthèse libertaire qui fut pour ma mère un pur enchantement, cette parenthèse libertaire qui n’eut je crois d’autres équivalents en Europe, et que je suis d’autant plus heureuse de réanimer qu’elle fut longtemps méconnue, plus que méconnue, occultée, occultée par les communistes espagnols, occultée par les intellectuels français qui étaient presque tous à cette époque proches du PC, occultée par le président Azaña, qui espérait en la niant trouver un appui dans les démocraties occidentales, et occultée par Franco qui réduisit la guerre civile à un affrontement entre l’Espagne catholique et le communisme athée. Et regarder dans le même temps cette saloperie qui se manifesta du côté des nationaux franquistes et que Bernanos implacablement observa, cette saloperie des hommes lorsque le fanatisme les tient et les enrage jusqu’à les amener aux pires abjections. »

    Lydie Salvayre, Pas pleurer