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Littérature française - Page 165

  • L'eau et le feu

    « A notre surprise, nous le voyons tirer des poches de la vieille veste de velours qu’il semble affectionner un pinceau, de l’huile, diverses fioles et il commence à travailler un petit morceau de la toile que Simon avait recouvert d’un fond sombre. La surface opaque s’anime, s’éclaire, le fond vert foncé ne disparaît pas, mais il n’est plus qu’un reflet, un fond lointain et au-dessus il y a une étendue ou une profondeur d’eau. Ce n’est qu’un petit carré dans la vaste surface recouverte par Simon. Celui-ci est impressionné par ce qu’il voit, intéressé aussi, mais il doute d’y parvenir : « C’est très délicat, dit-il, très minutieux et je n’y connais rien. » Florian ne répond pas, il secoue seulement la tête, l’air de dire : « Tu trouveras. » J’ai l’impression qu’il invite aussi Simon à inventer, à découvrir avec lui et j’ai peur pour Simon. »

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    « Nous voyons que le feu va devoir affronter toujours le mouvement des océans, des fleuves, des orages, et le froid des longs hivers terrestres.

    Florian, Simon et moi nous élevons sur les échafaudages pour faire monter le feu. Il produit une telle chaleur, un tumulte si effrayant que nous devons nous prendre constamment par la main et respirer ensemble en nous rappelant que c’est nous qui peignons ce feu qui ne peut nous consumer. »

     

    Henry Bauchau, Déluge

  • La folie de peindre

    L’épigraphe du roman est de Proust, à qui Noé dans l’arche pendant quarante jours semblait si misérable quand il était enfant : « Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester dans l’« arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur la terre. » Noé hante Déluge (2010) d’Henry Bauchau, de part en part. C’est d’abord le récit d’une rencontre entre une femme à peine guérie d’un cancer avec un peintre qui brûle ses dessins au bord de la mer. Le feu est pour Bauchau (né en 1912) lié à un traumatisme originel, celui de de l’incendie de Louvain où il se trouvait chez ses grands-parents pendant la première guerre mondiale.

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    Lever de soleil sur le volcan © Abdel OULAI

    « Pendant ma promenade ce matin, raconte Florence (c’est la première phrase), j’ai pensé de nouveau que, jusqu’à la mort de ma mère, je n’ai pas vécu ma vie mais celle qu’elle aurait voulu avoir. » Son amie Margot l’a décidée à changer de vie, à quitter le monde universitaire parisien, pour vivre autrement dans un port du Sud. Florence y est heureuse, elle travaille dans un jardin d’enfants mais redoute que la mort rôde encore en elle.

    Du côté de l’ancien port dont elle aime l’activité, le va-et-vient des barges et le tumulte des oiseaux de mer, elle voit un homme grand, maigre, les cheveux gris en désordre sous sa casquette de marin, qui s’installe au pied d’un escalier pour dessiner. Quand il a terminé, il regarde sa feuille, la froisse, la jette en boule à ses pieds. Elle comprend que ce doit être Florian, « le fameux peintre dont on dit qu’il jette ou brûle la plupart de ses œuvres. » 

    Impulsivement, elle s’assied près de lui et dit son admiration. « Ne parlez pas, ne regardez pas, dessinez », lui répond-il. Elle tente d’esquisser un plan, où le peintre ajoute quelques traits ; elle y voit alors un mur, « celui qui barre (sa) vie ». La présence du peintre lui rappelle le père qu’elle n’a jamais connu, parti avant sa naissance. Elle se sent bien avec lui.

     

    Mais quand il met le feu à ses dessins avec son briquet, un type costaud surgit et l’invective – c’est très dangereux si près des barils d’essence et du pétrole –, bientôt suivi d’un autre, plus jeune et très beau, armé d’un extincteur. Celui-ci, Simon, a entendu parler de l’artiste pyromane et calme Albert, son collègue. Florian s’excuse : « J’ai été trop longtemps à l’hôpital. Je peux dessiner n’importe où mais faut pas que des gens viennent. »

     

    Ainsi commence une histoire d’amitié et d’amour. Le vieil homme demande à Florence de le ramener à l’hôtel et de l’aider, comme le faisait à Paris Hellé, celle qui l’a tiré de l’hôpital et « s’occupe de tout, de l’argent, des tableaux, de (sa) folie. » Dans sa chambre, il lui fait composer le numéro de la doctoresse avec qui il échange de « petits mots tendres et sans suite » avant de lui passer Florence.

     

    Hellé – personnage inspiré sans doute par Blanche Reverchon et par le travail de thérapeute de Bauchau lui-même – aimerait que Florence reste aux côtés de Florian, l’aide à travailler, prenne soin de lui. Elle sent de la sympathie entre eux, le peintre aime sa voix qui le rassure, elle est « légère à son bras » comme il a dit. Elle explique qu'il a besoin d’elle pour peindre une très grande toile, qu’il ne peut faire seul – « il la brûlerait ». Comme Florence évoque sa propre maladie, Hellé insiste : « Travailler avec Florian vous aidera. » Elle l’a vu peindre à l’hôpital, revenir à la vie après des années d’errance – « Il a des côtés fous, est-ce que nous n’avons pas tous nos moments de folie ? »

     

    Florence se met donc à dessiner en compagnie de Florian,. Le peintre ne brûle plus ses feuilles, mais les met dans son sac, pour Hellé qui en fera ce qu’elle voudra. Il y glisse aussi les dessins de Florence. Un soir, elle lui propose de l'accompagner, avec Margot et une amie, à une grande soirée chez un armateur et son épouse avocate, des gens très riches qui possèdent de beaux tableaux, mais rien de lui.

     

    C’est Margot qui les introduit, annonce « la célébrité » à leur hôtesse : enchantée, celle-ci réserve au peintre « un petit espace protégé ». Assauts d’amabilités, curiosité des invités. Florence se sent belle, danse, s’amuse, et Florian lui-même veut danser avec elle. Il danse très bien mais se fatigue vite, réclame du vin, du café, s’assoupit. Quand il ouvre les yeux, un jeune garçon descend l’escalier en pyjama, c’est Jerry, le fils de la maison, que le vieil homme prend sur ses genoux et rebaptise « Jerry dans l’île ». Il lui parle à l’oreille, l’enfant sourit. Florian demande son carton à dessins et commence à dessiner avec Jerry contre son épaule, qui ne veut pas retourner dormir et s’endort là, tandis que Florian le dessine, beau et fragile dans son sommeil. Une grande complicité naît entre eux ce soir-là.

     

    Au téléphone, Florian raconte à Hellé comment il a voulu brûler le portrait de Jerry, comment il a ordonné à Florence d’en approcher l’allumette jusqu’à roussir le centre du dessin par en dessous, puis de verser de l’eau dessus. Elle est la première, dira Hellé à Florence, à avoir pu l’arrêter à temps, c’est un signe. Elle lui propose de démissionner de son emploi pour s’occuper de Florian à plein temps, devenir son assistante, l’aider à faire la grande œuvre qu’il porte en lui sans la laisser détruire. Le peintre a plein d’argent, Hellé versera sur un compte de quoi acheter une voiture, louer un grand appartement pour y installer un atelier – «  ce sont ses dernières années, ses dernières chances de s’accomplir. Vous me comprenez ? » Abasourdie, Florence prend le temps de réfléchir, puis accepte.

     

    Déluge, publié un an après Le Boulevard périphérique, est le roman de la folie de peindre et aussi, selon l’auteur lui-même, « un livre d’espoir ». Florence ne sait pas dans quelle aventure elle s’engage, quelle force la pousse à s’occuper de Florian, à peindre avec lui, elle, l’intello qui ne sait pas dessiner, mais aime les couleurs et l’art. Simon et Albert viendront renforcer l’équipage de l’atelier où se prépare une toile fantastique, une arche de Noé en plein déluge.

     

    Bauchau dit les gestes de la peinture, les effervescences et les découragements, les orages et les délires. « Ecrit au présent, Déluge est la sismographie des tremblements de l’être », écrit Claire Devarrieux dans Libération. L’acte de créer, la quête de l’absolu – on se souvient de la vague sculptée dans Oedipe sur la route – occupent une place essentielle dans l’univers de ce romancier qui offre ici une prodigieuse fable sur la vie à réinventer sans cesse pour rester vivant, dans le mariage improbable de l’eau et du feu.

  • Carnets du désir

    En apprenant la mort de Hubert Nyssen, en novembre dernier, je m’étais promis de relire Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie, un roman dédié à Nancy Huston. L'éditeur a mis, j’imagine, beaucoup de lui dans le personnage de Paul Leleu, fondateur des éditions du Jeu de Patience, le narrateur. Il saisit le prétexte de la mort d’un ami traducteur, Cyril Trucheman, pour réécrire la vie de ce libertin – son double ? – à travers les femmes dont il lui a tant parlé et qui le fascinent. Nyssen, faut-il le rappeler, adorait « le truchement de la métaphore et de l’allégorie » (La maison commence par le toit).

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    « La violoncelliste » (La neige des mots)

    C’est dans sa maison d’Escalles, entre Cap Gris-Nez et Cap Blanc-Nez que Leleu s’est retiré pour rédiger une « épître » à Caroline Martin : après avoir provoqué « une embardée » dans sa vie, celle-ci est partie vivre aux Etats-Unis. Il s’est donné un an – douze mois qui feront douze chapitres – pour l’écrire, et décider ensuite s’il la lui envoie ou pas, pour « l’intime et unique plaisir de redistribuer les cartes de sa vie ». 

    L’autre personnage clé de sa rencontre avec Caroline est un linguiste, Albert Molinari. Philosophe, il enseignait dans un lycée de Lille sous l’Occupation, et sachant que le jeune Cyril Trucheman, son élève entré dans la Résistance, s’était réfugié dans la mansarde d’un médecin de Valenciennes, il lui avait apporté des livres : La Chanson de Roland, Tristan et Iseut et autres chefs-d’œuvre – l’occasion ne se représenterait pas de sitôt de « traverser la littérature française, dans l’ordre des âges, depuis les origines… » Et c’est là qu’il avait lancé au jeune homme : « Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie ! » Il n’y était pas arrivé, la guerre avait pris fin, et Trucheman en avait gardé « une hantise de l’incomplétude qui avait marqué toute sa vie ».

     

    Le traducteur de Belmaker (l’écrivain américain que Caroline finirait par épouser) avait confié à Leleu cette manie qu’il avait, dans une ville étrangère, de vérifier dans l’annuaire s’il n’y trouvait pas un homonyme. Quel trouble, un jour, en découvrant dans la liste des victimes d’une catastrophe aérienne un certain Cyril Trucheman ! Une erreur : en réalité, ce passager se prénommait Fabien, et sa veuve, Florence Trucheman, deviendrait une des élues du traducteur « qui aimait les femmes ». Leleu lui rendra donc visite, sur la piste désormais de toutes celles dont son ami lui a parlé, qu’il tâche de retrouver à partir d’indices donnés par Trucheman et dont l’éditeur se souvient. Qu’il aimerait mettre la main sur ses carnets !

     

    Norma, par exemple, « une petite Normande qu’il avait jadis rencontrée à Paris », des années après, envoyait régulièrement à Cyril de jolies lettres parfumées où elle se souvenait de leurs ébats amoureux. Ou encore Zoé, toute de blanc vêtue, que Leleu a rencontrée à New York lors d’un dîner avec Belmaker et Trucheman – Zoé blanche comme « la baleine que poursuivait Achab », et donc à rapprocher de Blanche Meyer et d’Adelina White, dont parle Giono dans sa préface Pour saluer Melville ?

     

    Pour Caroline qui aime les « récits gigognes », Leleu a entrepris de décrire les circonstances qui ont précédé l’apparition de la jeune femme dans sa vie. Il ouvre tous les tiroirs, se jette sur toutes les pistes, inventorie les charmes des rencontres, les paysages du corps féminin, les figures du langage amoureux. Résumer l’intrigue ne convient pas à ce roman qui rebondit de mois en mois. A l’exploration du désir entre homme et femme, Nyssen mêle le plaisir des mots, les mirages du temps, les allusions littéraires et musicales, l’art de traduire, les métiers du livre, entrelace réalité et fiction, Collectionneur de coïncidences, Leleu compose en quelque sorte le roman que Trucheman a toujours refusé d’écrire.

     

    Et c’est un plaisir de lecture sans pareil que d’avancer dans ces cinq cent cinquante pages de passion pour les femmes, les livres, les villes et les arbres. On y rencontre aussi une superbe violoncelliste, une vieille Héloïse, une résistante, une agente littéraire. On y fait connaissance, peu à peu, avec la belle Caroline Martin qui s’est installée un jour dans l’immeuble en face du bureau parisien de Paul Leleu. Elle deviendra son associée, sa « Dea Dia », sa muse. « Chacun de nous n’est jamais pour l’autre qu’un recueil d’images. »

  • Il y a

    « Il y a deux sortes de gens.

     

    Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent.

     

    Et il y a ceux qui ne font jamais rien d’autre que se tenir en équilibre sur l’arête de la vie.

     

    Il y a les acteurs.

    Et il y a les funambules. »

     

    Maxence Fermine, Neige

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    Georges Lemoine, La lettre et l’image