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Littérature espagnole - Page 3

  • Intimité

    « Bien sûr, il y a des choses que tu rates en ne voyageant pas. Tu as dû renoncer à voir un jour Le Rêve, l’une des grandes peintures de Rousseau qui se trouve au MoMa de New York et qui, dit-on, fait trembler le sol sous les pieds. Tu ne verras pas non plus la Madonna del Parto de Piero Della Francesca, qui est à Monterchi et qui porte une tunique bleue capable d’émouvoir une institutrice allemande ; le Baiser à la dérobée de Fragonard, qui est à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, ce sera pour une future réincarnation slave. Et, entre nous, il est temps de renoncer à l’idée saugrenue de contempler de tes propres yeux le hanami, la neige la plus exquise du monde, le moment précis où les cerisiers fleurissent au Japon.

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    Henri Rousseau, Le Rêve, 1910, huile sur toile, 298,5 x 204,5 cm, MoMa, New York

    Tu te dis que l’imagination reste ta plus fidèle alliée et qu’avec ce que tu as là-dedans, ton esprit s’amuse comme un fou. Tu prends un autobus, tu descends, tu entres dans le musée et tu marches droit vers le tableau qui t’attire. C’est rapide et bon marché. Avec certaines de ces œuvres, tu entretiens la même intimité qu’avec les livres de ta bibliothèque ou les plantes de ton jardin. »

    Maria Gainza, Ma vie en peintures

  • Sa vie en peintures

    Voici un livre passionnant qui m’a fait sourire tout du long. María Gainza, journaliste argentine et critique d’art, nous invite à Buenos Aires dans son premier roman, Ma vie en peintures (El nervio óptico, 2014, traduit de l’espagnol par Gersende Camenen, 2018). « Les aspects visuels de la vie ont toujours eu pour moi plus de poids que sa substance. » (Joseph Brodsky) « « Je vais regarder le petit tableau », dit Liliana Maresca après avoir pris sa dose de morphine. » (Lucrecia Rojas) Les deux épigraphes donnent le ton.

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    L’imaginative María Gainza mêle avec verve choses vécues et choses vues dans un récit par épisodes où la narratrice parle d’elle-même, de sa famille, de ses amis tout en racontant ses rencontres avec des peintures. « Le cerf de De Dreux » commence avec une pluie soudaine et le passage d’un taxi qui l’éclabousse. Trempée, la petite robe jaune qu’elle porte ce jour-là pour « faire visiter une collection privée à un groupe d’étrangers. C’est ce que je faisais dans la vie et c’était pas mal comme travail […] » Après l’orage, une voiture dépose un couple d’Américains, « elle en blanc et lui en noir, impeccables et parfaitement secs, comme si leur chauffeur venait de les récupérer chez le teinturier. »

    L’hôtesse, qui l’a « scannée de haut en bas » à son arrivée, a le bon goût de lui prêter des « pantoufles blanches poilues », ridicules. « Tout ce qu’il me restait, c’était le trait d’esprit, le coup d’œil sagace, et j’étais plus ou moins remise en selle lorsque je suis tombée sur un cheval gris pommelé qui galopait dans ma direction sous un ciel couleur d’étain. » La femme en gris remarque l’hésitation dans son regard et décoche : « Alfred de Dreux. On ne vous en parle pas à l’université ? A propos du dix-neuvième siècle ? »

    Je vous donne ces détails du préambule ironique à sa rencontre avec « La chasse au cerf » au musée national d’Art décoratif pour rendre l’atmosphère du livre de María Gainza – des illustrations permettent de découvrir les œuvres, de différents musées de Buenos Aires. « Tout l’art se joue dans la distance qui sépare ce que l’on trouve joli de ce qui nous captive. » Quand elle décrit et commente un tableau, c’est sur le même ton primesautier qui donne tant de sel à ce roman dont chaque chapitre peut se lire comme une nouvelle. Chacun raconte une histoire autour de l’œuvre d’un artiste, célèbre ou non.

    Dans Ma vie en peintures, une scène de chasse peut mener à une assiette de gibier ou à la balle perdue qui a emporté une amie, un brouillard « de lin » causé par des brûlis de pâturages hors contrôle à un petit musée à l’autre bout de la ville, un coup de téléphone du frère de la femme de son premier mari au souvenir d’un feuilleton télévisé. Au passage, on découvre des ruines en tous genres et le dialogue difficile de la narratrice avec une mère issue du milieu patricien qui la considère comme « celle qui a gâché sa vie, la petite gauchiste distinguée qui vit comme une paria. »

    Ce qui rend le roman très vivant, c’est ce mélange d’observations et d’anecdotes avec les considérations esthétiques d’une amatrice d’art pour qui les musées sont un but de promenade idéal, qui examine la peinture sans souci des conventions en la matière et trouve les mots pour décrire son dialogue personnel avec une œuvre.

    Elle se souvient par exemple d’avoir accompagné son père avec Alexia, sa sœur de cœur, chez un peintre animalier à qui son père achète un chat hyperréaliste. Trois ans plus tard, lorsque les deux amies découvrent un autoportrait de Foujita avec son chat, elle devine immédiatement le verdict d’Alexia : « A côté de ce chat, celui de ton père a l’air empaillé. » Un séjour à Mar del Plata avec des amis surfeurs et voilà « Mer orageuse » de Courbet, « la vie avec tout son panache ». Une visite chez l’ophtalmo pour l’œil droit qui papillote et voici Rothko sur un poster dans la salle d’attente.

    María Gainza montre beaucoup d’aisance à raconter quelques épisodes de sa vie et à nous rappeler en même temps, sans lourdeur ni superficialité, le parcours des peintres évoqués. Je n’ai pas encore signalé les nombreuses citations littéraires qui se glissent dans son roman comme si de rien n’était. La littérature, l’art, l’écriture, ce sont ses joies, à n’en pas douter, et elle sait les partager.

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    Remarqué sur les blogs d’Annie, de Keisha et de Marilyn, Ma vie en peintures présente en couverture « Jeune fille assise » du peintre argentin Augusto Schiavoni – pour María Gainza sa « copie conforme » : « J’étais comme ça à onze ans, les yeux écartés, glacials comme la pointe d’une aiguille, la mine renfrognée, le menton frondeur. » Et plus loin, cette phrase avec laquelle je conclus : « Toute interprétation n’est-elle pas aussi une autobiographie ? »

  • Vu à Lanjarón

    « Granada es Lorca, y Lorca es Granada » peut-on lire sur le site Universo Lorca : la région natale de Federico García Lorca (1898-1936), celle où il est mort assassiné par les franquistes.

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    En me promenant à Lanjarón, dans les belles montagnes des Alpujarras (ou la Alpujarra), j’ai pu lire des vers de García Lorca un peu partout, sur une fontaine, un mur, le long du chemin... Sa famille et lui ont régulièrement séjourné dans cette station balnéaire entre 1924 et 1935.

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    Bien sûr, je pensais à notre chère Colo qui traduit régulièrement des poèmes de Lorca (un billet d’Espaces, instants à propos de l’enfance du poète et de la nature ici). Par exemple, Romance de la Pena negra, peut-être un des poèmes du Romancero gitano (1928) écrits à Lanjarón.

    Lanjaron fontaine.jpgPilier de chaleur

    Le havre de l’air
    sous la branche de l’écho.

    Le havre de l’eau
    sous le feuillage des étoiles.

    Le havre de ta bouche
    sous un buisson de baisers.

    Federico García Lorca

    (Merci à mes amis traducteurs.)

  • Pas seuls

    llop,josé carlos,parle-moi du troisième homme,roman,littérature espagnole,1949,franquisme,armée,famille,culture« Mon père et moi n’étions pas seuls parce que nous avions ma mère, mais parfois je doutais que notre famille fût une famille. Lorsque nous restions seuls à la maison, j’avais l’impression que nous étions deux fantasmagories silencieuses dont la vie aurait été en latence, et que cette vie n’acquerrait de sens qu’au moment où ma mère franchirait le seuil de la maison et où nous entendrions le tintement de ses clefs et le son de son parapluie dans le porte-parapluies de métal, le culot d’un obus d’une guerre ancienne et oubliée, les arbalètes et les heaumes de la tapisserie. Pendant les heures que durait son absence, chacun d’entre nous vivait au milieu de ses affaires comme un animal en état d’hibernation. »

    José Carlos Llop, Parle-moi du troisième homme 

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    Textes & prétextes,
    9 ans

     

  • Un garçon en hiver

    Premier roman traduit en français de José Carlos Llop, Parle-moi du troisième homme (2001, traduit de l’espagnol par Edmond Railland, comme Le rapport Stein) est le récit d’un garçon, le fils du capitaine Eduardo Balmoral affecté durant l’hiver 1949 dans une garnison du Nord de l’Espagne. La première image qu’il en garde, c’est celle de ses parents dansant au milieu de la rue en revenant du cinéma où ils avaient vu Le troisième homme. « Depuis lors ma vie a été un long épilogue à la vie de Harry Lime. Depuis lors ma vie a été une suite d’accords de cithare à la poursuite de Harry Lime. »

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    Ils ont d’abord habité à l’hôtel Bristol, d’où il pouvait voir, de la fenêtre de sa chambre, son père revenir de la batterie sur ses skis. « Toute vie s’appuie sur la mémoire et la mémoire est pure fantasmagorie. » Luis Duncan, le seul civil de l’hôtel – « Don Luis Duncan de Rivera » sur ses cartes de visite – fumait de gros cigares ; propriétaire du cinéma et du café Mundial, il était toujours au courant de tout à propos du gouvernement ou de Franco.

    Dans la garnison dirigée par le colonel Montero, flanqué d’une épouse hautaine et de deux caniches, O’Callaghan, son ordonnance (poste refusé par Balmoral) élève seul ses trois filles, Leonor, Claudia et Irene. Quand les premières lettres anonymes contre Franco apparaissent, plus que d’éventuels maquisards, elles deviennent le premier souci dans la place, sauf pour l’épouse du commandant – « Moi, ma fille, c’est Balenciaga qui m’habille ou rien ».

    Les mots anonymes se multiplient, circulent bientôt sur des billets de banque chinois. Madrid envoie deux hommes, dont le capitaine Alberto Horsch avec qui Eduardo Balmoral avait été au front, « et ensemble ils avaient connu ma mère à Madrid, au cours d’un voyage que mon grand-père lui avait promis lorsque la guerre serait finie. » On soupçonne Luis Duncan.

    Parle-moi du troisième homme raconte cette affaire et surtout la vie de garnison, les familles des militaires, les rencontres troublantes – Claudia sera pour le narrateur « l’impératrice de l’hiver » – et les changements dus aux arrivées ou aux départs. Le garçon est seul avec sa mère à la villa Edelweiss, son père parti en manœuvres pour dix jours, lorsqu’arrive son oncle Jaime Doval, lieutenant d’infanterie, le mari de la sœur de sa mère. Celui-ci l’emmène avec lui en France dans une Duesenberg réquisitionnée.

    L’adolescent a les yeux bien ouverts, qui enregistrent tout comme une caméra. Dans la boîte à gants, il voit le même carnet de moleskine noir que celui où son père prend des notes, un appareil photo, un pistolet. A la frontière française, l’autre passeport montré par son oncle et la croix de Lorraine qu’il épingle à sa veste. Au retour, surtout, il observe l’homme muet installé sur le siège devant lui, qu’il doit ramener à Barcelone – son oncle ne remarque pas qu’en lui touchant accidentellement la tête, son neveu l’a sentie froide comme la mort. Malaise.

    Changement d’atmosphère : sa mère l’emmène chez elle pour Noël, c’est-à-dire dans la maison des grands-parents sur l’île (Majorque), « la maison des femmes ». Sa grand-mère Amélia, qui a vécu aux Indes, y dirige tout de son fauteuil, les tantes, l’oncle Ramón qui vit seul à l’entresol, le grand-père qui travaille à son encyclopédie de l’art militaire, Nani la servante et sa propre mère, si différente quand elle est dans cette maison.

    « Tout le monde choisit pour vivre un endroit situé à mi-chemin entre ce qu’il sait et ce qu’il peut, c’est inévitable » lui avait dit son père. Ici, c’est sa grand-mère qui l’éduque : « apprends, plus tu apprendras tôt, mieux cela vaudra, comme ça tu pourras tout comprendre, et celui qui comprend tout pardonne tout et rien ne peut lui faire de mal. » Pour elle, il importe d’être craint et de garder les apparences.

    Le dîner de Noël avancé à la veille de leur départ est l’occasion pour José Carlos Llop de peindre un grand tableau de famille, et la vision inoubliable qu’en gardera le narrateur, notamment de sa mère radieuse comme jamais il n’en a été témoin : « et je sus que ma vie serait une vie parmi les ombres, une vie à poursuivre des ombres ».

    Le romancier a l’art de choisir pour ses chapitres des titres qui titillent l’imaginaire du lecteur, du premier, « Ascendance viennoise », au dernier, « Le sabre de mon père ». Différentes choses vont se préciser, parfois dramatiquement, au retour à la garnison : ce qui se passe entre ses parents, les rivalités politiques et militaires, sa relation avec Claudia, l’affaire des billets anonymes. Huit ans plus tard, le garçon devenu jeune homme choisira son camp.

    Parle-moi du troisième homme est un roman d’atmosphère et une succession d’images vues ou réinventées. José Carlos Llop y déploie son talent de conteur, son œil, son sens du rythme. On y croise plus d’un trio, mais pour le jeune Balmoral, c’est dans le triangle familial que tout prend racine. Dans un entretien paru au Figaro en 2006, le romancier déclarait : « La famille est le vrai roman de l’individu. Aux chapitres qui se succèdent en lui répondront les chapitres de sa relation au monde. Et quand je dis monde, ici, je veux parler de la littérature. »