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Littérature - Page 344

  • Tout Max Jacob

    1824 pages, 203 documents, tout Max Jacob en Quarto : Oeuvres. Je ne m’attendais pas à trouver cette brique de papier à la bibliothèque, je l’ai emportée chez moi avec curiosité. Cette édition de 2012 « établie, présentée et annotée par Antonio Rodriguez » s’ouvre sur une belle photo noir et blanc d’André Rogi, « Portrait de Max Jacob méditant » (1937) : de profil, à sa table de travail, souriant, la main gauche soutenant le front, la droite tenant un livre ouvert sur ses feuilles, sa plume posée sur le papier. 

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    En couverture : Marie Laurencin, Portrait de Max Jacob, 1907. 

    Allais-je tout lire ? Non, pas tout, pas d’un coup. Mais faire mon miel çà et là, et d’abord, de la préface de Guy Goffette, « Portrait de Max en accordéon », trois volets qui commencent ainsi : 

    « I. La première image, c’est un petit homme frêle,
    mais qui ne tient pas en place une fois qu’on l’appelle…

    II. C’est un petit homme gris, mais il a des yeux d’opéra,
    des yeux de femme, des yeux de velours noirs avec comme une aura…

    III. C’est un petit homme grave, mais qui pleut en courant comme une averse d’été
    quand la terre a soif et que l’âme penche du mauvais côté… »

    Un auteur « touchant, déroutant », un projet esthétique, poétique et narratif dont la puissance et la cohérence n’ont cessé de fasciner les peintres et les écrivains de la première moitié du XXe siècle, annonce Rodriguez. Max Jacob est déjà l’ami de Picasso – rappelez-vous Bohèmes de Dan Franck – quand il est bouleversé, à 33 ans, par une apparition mystique – « christique » – sur un mur de sa chambre, un des signes qui le mèneront, lui qui est juif, à se convertir au catholicisme. 

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    Max Jacob par Picasso, 1907. 

    « Max Jacob est aujourd’hui un classique du modernisme. » (Rodriguez) Sa vie et son œuvre (1876-1944) sont très bien présentées, la chronologie richement illustrée de photographies, autoportraits, manuscrits où dessin et texte se côtoient, citations, couvertures anciennes... La dernière photo de Max Jacob a été prise (par/avec Marcel Béalu) le 20 février 1944, quatre jours avant son arrestation à son domicile par la police allemande. Ensuite ce sera Drancy où il décèdera, deux jours avant la date prévue pour sa déportation vers Auschwitz.

    Histoire du roi Kaboul Ier et du marmiton Gauwain (1904), première œuvre publiée, est un conte drôle et féroce où le jeune François Gauwain, fils d’un maréchal-ferrant, arrive à se faire engager comme cuisinier au service du roi. Son rêve : épouser la plus jeune fille du souverain – il y arrivera, bien sûr. 

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    Max Jacob par Picasso en 1915.
    Picasso déclara avoir voulu voir
    « s’il pouvait encore dessiner comme tout le monde » 

    Je me suis surtout intéressée aux textes de Max Jacob sur l’art et sur l’écriture, comme cette Lettre à un éditeur (1907) pour accompagner un envoi de poèmes. Il y précise ses principes : « Un artiste doit considérer deux objets : la création ou réunion de forces constituant un noyau nouveau dans l’univers ; et l’émotion esthétique qui doit résulter de la création. L’émotion esthétique est une joie. » Il revient sur le conseil donné aux artistes d’étonner : « Les vieux psychologues disaient avec raison, selon moi, que le plaisir est dans le mouvement, il faut balloter le spectateur ; l’émotion esthétique, c’est le doute. »

    Après vient le cycle Matorel : Saint Matorel, roman publié chez Kahnweiler, galeriste et éditeur de livres d’artiste, est suivi des Œuvres burlesques et mystiques de frère Matorel mort au couvent. Y sont reprises les belles gravures sur bois d’André Derain qui contribuent au plaisir de la lecture. L’ensemble sera dédié plus tard à Picasso : « pour ce que je sais qu’il sait / pour ce qu’il sait que je sais. » 

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    Picasso et Max Jacob devant La Rotonde, photo Jean Cocteau, 1916.

    « Brouillard, étoile d’araignée. » Le cornet à dés, l’ouvrage le plus connu de Max Jacob, un chef-d’œuvre dans l’histoire du poème en prose, offre des images éblouissantes. « Dans la nuit d’encre, la moitié de l’Exposition universelle de 1900, illuminée de diamants, recule de la Seine et se renverse d’un seul bloc parce qu’une tête folle de poète au ciel de l’école mord une étoile de diamants. » (Un peu de modernisme en manière de conclusion)

    « Le nuage est la poste entre les continents » est le premier vers du poème A M. Modigliani pour lui prouver que je suis un poète (Le laboratoire central). En 1922 paraît Art poétique, un ensemble de maximes dont l’édition originale se présentait au format de poche : « Le bleu de la couverture annonce bien ce livre « céleste » et qui, par chance, entre dans ma poche, dite « de revolver » – Je ne le quitte plus. Il me défendra plus qu’une arme » écrit Jean Cocteau à Max Jacob.

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    Max Jacob par Cocteau (1961)

    Les amitiés sont fortes dans la vie du poète : Picasso, Apollinaire, Modigliani, Cocteau… En revanche, cet homosexuel discret ne masque pas sa misogynie, ses rares jugements sur les femmes sont imbuvables. L’édition Quarto permet de se faire une idée plus complète de cet artiste inclassable. Saviez-vous qu’il avait écrit des Conseils à un jeune poète ? des Conseils à un étudiant ? C’est dans ces derniers que j’ai repris ceci, pour terminer : « Courteline disait à Jules Renard : « Ne vous amertumisez pas. » Ah ! quelle profonde parole ! Pas d’amertume ! Qualité rare. Rester un enfant, un enfant prudent, intelligent, profond, sensible. Pas d’amertume, jamais de votre vie. Pourquoi seriez-vous amer ? Dieu est avec vous. »

  • Dans le jardin

    « Dans le jardin, de temps à autre, Enjo voyait passer l’homme aux tempes grises, une bêche sur l’épaule ou un éventail à la main. Elle ne lui avait encore jamais adressé la parole et celui-ci semblait l’éviter, arborant un sourire contrit lorsque leurs itinéraires malgré tout se croisaient. Son livre tombé sur les genoux, délaissant les dragons et les princes, c’est d’une attention soutenue qu’elle l’observait alors qu’il taillait un arbre avec une application d’orfèvre, ou agençait des pierres comme s’il s’agissait d’ossements d’un dinosaurien. Il y avait dans ses gestes toute l’étrangeté de la constance. »

    Hubert Haddad, Le peintre d’éventail 

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    Maison de thé dans le jardin aux azalées 
    Yoshida Hiroshi, 1876–1950 © Museum of Fine Arts Boston

     




  • Le peintre jardinier

    Retour au Japon avec le dernier roman de Hubert Haddad, Le peintre d’éventail. Celui qui ouvre et ferme le récit, Xu Hi-Han, né de parents chinois (Taïwan), avait quinze ans quand il a rencontré Matabei Reien et fréquenté son atelier à Atôra. Ce peintre d’éventail inconnu avait choisi de finir sa vie là, « entre montagne et Pacifique », parmi les grands arbres. 

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    "Fin novembre au parc Hibiya" © Tokyo-Paris allers-retours, le blog de sylvie b 

    Hi-Han, à dix-huit ans, est parti étudier à Tokyo et c’est en reconnaissant le vieil homme en piteux état, sur une photo de magazine, qu’il décide, plein de repentir, d’aller le retrouver. Il recueillera ses dernières paroles : « Ecoute le vent qui souffle. On peut passer sa vie à l’entendre en ignorant tout des mouvements de l’air. Mon histoire fut comme le vent, à peu près aussi incompréhensible aux autres qu’à moi-même. »

    Vivre d’espérance jusqu’à l’heure du chaos, voilà comment Matabei résume sa vie : « L’histoire vraie de Matabei Reien – celle qui concerne les amateurs de haïkus et de jardins – commence vraiment ce jour d’automne pourpre où dame Hison l’accueillit dans son gîte. » Quand il s’est installé dans la pension « en bas de la première montagne », c’était au départ pour quelques jours, « histoire de changer d’air ». Les arbres, le lac Duji, la forêt de bambous géants, « cette lumière cendrée », voilà ce qui l’y a retenu, et les chants d’oiseaux si variés.

    La plupart des pensionnaires, célibataires comme lui, sont heureux de s’éloigner du bourg et de découvrir derrière l’auberge « le plus beau jardin qui fût ». Il faut presque un an à Matabei pour remarquer la présence du peintre jardinier – « maître Osaki avait atteint un rare degré d’invisibilité » – et sa baraque à l’ombre d’un grand châtaigner, au fond du jardin. Leur hôtesse, une « belle femme mûre », est une ancienne courtisane d’un commerce agréable.

    C’est en se promenant que Matabei, du haut d’une élévation, retrouve devant une vue splendide le goût de dessiner. Après la disparition de sa famille dans un bombardement qui l’a laissé orphelin, « il s’était peu à peu reconstruit à Kobe, dans le quartier européen » où après des études avortées et divers emplois, il avait connu le succès comme peintre abstrait et designer. Un jour, il percute en voiture une jeune femme qui a fait irruption à la sortie d’une voie souterraine dans la banlieue de Kobe – un regard étonné, un sourire, puis le choc –, l’étudiante meurt le soir même aux urgences. Et quelques jours plus tard, c’est le grand séisme de 1995, que Matabei vit comme « une réplique » de ce drame.

    A la pension, sa chambre donne de plain-pied sur le jardin et un soir, il aperçoit dans sa baraque éclairée le jardinier en train de peindre : « Osaki Tanako élaborait des éventails de papier et de soie aux trois couleurs d’encre. » Celui qui a transformé la friche de dame Hison en jardin d’agrément offre le thé à Matabei, ils font connaissance. Mais Matabei ne confie à personne ce qui a mis fin à sa vie antérieure, la mort d’une jeune fille inconnue, plus encore que le tremblement de terre dévastateur.

    Les saisons se succèdent à Atôra, il y jouit du jardin – « Le temps s’écoulait uniformément, fleuve sans source ni estuaire. » Le vieux jardinier finit par lui proposer de l’aider un peu, il est depuis le début au service de dame Hison, comme la vieille cuisinière, fatiguée elle aussi. Osaki et Matabei parlent de l’art des éventails, du jardin, du vent.

    Sur un éventail que le jardinier lui offre, où il a peint un paysage « d’une sublime harmonie », figurent ces trois vers :

    « Chant des mille automnes
    le monde est une blessure
    qu’un seul matin soigne »
    .

    L’art du haïku est au cœur de ce roman ; l’auteur a d’ailleurs publié à part Les haïkus du peintre d’éventail (composés pendant l’écriture du roman). Quand il fait le bilan de sa vie, Matabei que personne n’attend nulle part s’interroge : « Peindre un éventail, n’était-ce pas ramener sagement l’art à du vent ? »

    Atôra ou la quête d’une sagesse nouvelle, voilà ce que conte Hubert Haddad dans Le peintre d’éventail. Une quête née d’une souffrance, d’une absence, nourrie de belles rencontres dans ce « havre d’oubli » : Osaki, dame Hison qui lui permet de partager sa couche de temps à autre, un moine aveugle, puis ce jeune garçon engagé pour aider au jardin et à la cuisine, Hi-Han. Et enfin, Enjo, une étudiante recueillie par l’aubergiste, d’une beauté troublante.

    « Le manuel du parfait jardin de maître Osaki se nichait donc, dessins et poèmes, dans les pliures de ses trois lots d’éventails. » Au fil du récit, une harmonie se dessine, mais aux deux tiers du roman, tout est balayé. Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, en France depuis 1950, fasciné depuis toujours par le Japon, nous entraîne avec Le peintre d’éventail (prix Louis-Guilloux 2013) au pays du raffinement, et de la catastrophe. Poétique. Bouleversant.

  • Pas de portes

    « Il n’y a pas de portes. Il n’y a pas de jours. Le seul sens possible (pour le moment ?), c’est de remonter vers le passé. Et le jugement est sans fin, non pas parce que quelque divinité vous juge, mais parce que vos actions sont tout le temps jugées, de façon obsédante, par vous-même. » 

    Philip Roth, Indignation 

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    Valentin Serov, Autoportrait (vers 1885)

     

     

     

  • Marcus et les autres

    Indignation de Philip Roth paraît en 2008, quand l’écrivain américain (né en 1933) a 75 ans. Quel âge avait-il en 1951 ? A peu près l’âge de Marcus Messner, le fils du boucher kasher, un garçon sérieux, travailleur, un bon fils. Quand il devient étudiant cette année-là dans « un petit collège universitaire de Newark » (ville natale de Roth), la guerre de Corée vient de débuter, et c’est peut-être à cause de cela que son père se met soudain à craindre de le voir mourir. 

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    Bienveillant jusqu’alors, à la cinquantaine, Messner se met à harceler Marcus : il lui faut absolument savoir où il est allé, chaque absence de son fils le rend « fou d’angoisse », comme s’il découvrait « avec stupeur qu’un petit garçon grandit, en âge et en taille, qu’il se met à éclipser ses parents, et qu’à ce moment-là, on ne peut pas le garder pour soi, qu’il faut le livrer au monde. »

    Au bout d’un an, Marcus ne le supporte plus. Son père le cherche un soir dans l’une ou l’autre salle de billard où il l’imagine sur la voie de la perdition alors qu’il était à la bibliothèque publique. Cette première année universitaire a été « la plus excitante et la plus affreuse » de sa vie : les cours lui plaisent, les étudiants aussi, du même milieu que le sien, et il est devenu joueur titulaire dans l’équipe de base-ball. Mais il lui faut mettre une distance entre son père et lui, et il va poursuivre ses études d’ingénieur à Winesburg dans l’Ohio, « à huit cents kilomètres de la serrure à double tour de notre porte de derrière. »

    On lui a attribué la quatrième place dans une chambre avec d’autres Juifs, un regroupement qui lui paraît bizarre : il s’attendait à une chambre de deux et à fréquenter des non-Juifs. Et le voilà obligé d’occuper le lit sous la couchette d’un certain Flusser qui le traite avec mépris. La cohabitation est difficile, son « coturne » se moque sans cesse de lui, ne se lève jamais avant midi, sèche les cours. Et quand Marcus se couche pour dormir, lui met du Beethoven sur son électrophone ou répète son rôle dans La nuit des rois.

    Marcus cherche un autre lit vacant sur le campus. En fin de semaine, il travaille comme serveur dans une auberge pour aider ses parents qui ont dû emprunter pour lui payer ses études. Un soir, il finit par craquer et arrache le disque de l’électrophone avant de le jeter contre un mur. Les deux autres essaient de le calmer, pour eux Flusser est « un emmerdeur », c’est tout. Après plusieurs semaines, il trouve enfin un lit près d’un étudiant non-juif de quatrième année, Elwyn Ayers Jr, dont la seule passion en dehors des études est de rouler dans une Touring Sedan La Salle noire de 1940. Un garçon si silencieux que vivre avec lui « revenait pratiquement à vivre tout seul. »

    Marcus est le premier de sa famille à faire des études supérieures. Il veut « tout faire dans les règles », seule sa réussite peut justifier à ses yeux le coût de ses études et le sacrifice de sa mère qui a recommencé à travailler dans la boucherie à plein temps. Si la guerre de Corée se prolonge, son diplôme lui vaudrait un statut d’officier. Aussi refuse-t-il les invitations à entrer dans une fraternité. Il est là pour « bosser », pas pour s’amuser. Il a tout de même remarqué une fille au cours d’histoire américaine, « mince et pâle, avec des cheveux auburn foncé » et c’est elle, Olivia Hutton, qui va peu à peu le faire sortir de ses rails.

    Banlieue huppée de Cleveland, parents divorcés, Olivia révèle une étonnante audace sexuelle lors de leur premier rendez-vous, et la vie du jeune homme en est chamboulée. C’est à ce moment du récit que le narrateur – Marcus lui-même – nous apprend qu’il est mort à dix-neuf ans : « Est-ce à cela que ça sert, l’éternité, à ruminer les menus détails de toute une vie ? »

    Il y a dans ce roman (traduit par Marie-Claire Pasquier) quelque chose de l’atmosphère, de la tension qui règne dans Moïra de Julien Green. Marcus est si rigide sur ses principes qu’il va se mettre à dos, malgré ses excellents résultats, le doyen des étudiants, inquiet de constater qu’il a encore changé de chambre pour se réfugier dans une mansarde – serait-il incapable de tolérer la présence d’autrui ? – et furieux de l’entendre critiquer l’obligation faite aux étudiants d’assister quarante fois à l’office religieux du mercredi pour obtenir leur diplôme.

    Tout ira de mal en pis pour Marcus, vous l’avez deviné. Roman d’apprentissage, Indignation (les quatre syllabes d’un chant de guerre chinois qu’il reprend dans sa tête pendant les sermons insupportables) raconte comment la vie d’un garçon qui avait tout pour réussir tourne au cauchemar. On mesure en le lisant l’écart entre les mœurs des années cinquante et les libertés nouvelles qui s’épanouiront sur les campus universitaires vingt ans plus tard. Philip Roth y a mis l’énergie de la jeunesse, avec une telle force qu’il apparaît bien comme un des écrivains majeurs de la littérature américaine. Même sil cessait décrire.