Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 243

  • Deux fois Adamsberg

    Le roman policier n’est pas ma tasse de thé. J’avais pourtant envie de faire connaissance avec la célèbre Fred Vargas et j’ai emprunté à la bibliothèque L’homme aux cercles bleus et L’homme à l’envers. De quoi faire doublement connaissance avec le commissaire Adamsberg, Jean-Baptiste de son prénom, dont le personnage prend autant de place que l’enquête, un drôle de type. Personne ne comprend vraiment comment il raisonne, pas même lui, mais ses bons résultats suffisent à sa réputation.

    fred vargas,l'homme aux cercles bleus,l'homme à l'envers,littérature française,roman policier,adamsberg,enquête,culture

    En commençant L’homme aux cercles bleus, je me suis vite rappelé que j’avais vu l’adaptation télévisée. Peu importe. Les images rendent une intrigue, pas l’épaisseur des personnages. Ce n’est pas le commissaire qui fait l’ouverture, mais Mathilde, une femme à la voix grave qui prend des notes dans son agenda en buvant sa bière à une terrasse parisienne. Son voisin ne cesse de pianoter sur sa table et elle finit par lui adresser la parole ; l’homme est beau, mais aveugle, il s’appelle Charles Reyer. Ils vont se revoir.

    Adamsberg, 45 ans, vient d’être nommé commissaire dans le 5e arrondissement à Paris, « la seule ville qu’il pouvait aimer », lui qui a grandi puis travaillé dans les Basses-Pyrénées, un homme de montagne qualifié de « sylvestre » à ses débuts. Petit, solide, brun, il n’est pas beau mais une inspectrice lui a dit un jour qu’il avait « de la grâce pour mille » et de s’arranger avec ça dans la vie.

    Parmi les inspecteurs, Danglard est son préféré, « pas bien beau, très bien habillé », buvant pas mal et peu fiable après seize heures. Celui-ci est dérouté par le caractère vague et lent de son nouveau supérieur, mais il le respecte, il aime sa voix, il pressent l’intelligence derrière ce visage peu harmonieux. Le commissaire a du flair, c’est indéniable.

    Adamsberg a horreur des conversations prévisibles et des idées toutes faites. Dans sa vie privée, il n’a connu qu’une fois, huit ans plus tôt, « l’impossible, la brillance, le non-prévisible, la peau très douce, le mouvement perpétuel entre gravité et futilité » : sa « petite chérie » s’appelle Camille, il espère la revoir avant de mourir.

    Dès le début, le commissaire a pressenti qu’au milieu des cercles à la craie, un jour, au lieu de menus objets sans intérêt, il y aurait un cadavre, et sans doute plus qu’un. C’est cela qui l’occupe dans L’homme aux cercles bleus, où on fait connaissance avec sa façon singulière de chercher la vérité en prenant note des détails et en s’intéressant de près aux personnalités qui surgissent autour de l’homme aux cercles.

    fred vargas,l'homme aux cercles bleus,l'homme à l'envers,littérature française,roman policier,adamsberg,enquête,culture

    Dans L’homme à l’envers, l’enquête urbaine cède la place à une traque en montagne : dans le village de Saint-Victor où Camille vit avec Lawrence, un Canadien spécialiste des grizzlis venu observer les loups d’Europe, la colère gronde contre un grand loup qui égorge des brebis dans le Mercantour. Camille admire et aide à l’occasion – elle répare sa plomberie – une grande et grosse femme aux manières peu recherchées, Suzanne Rosselin, qui dirige « d’une main de fer » l’élevage des Ecarts. Sinon Camille compose de la musique.

    Suzanne vit avec Soliman, un jeune Africain qu’elle a adopté quand, « tout bébé », il a été déposé devant l’église du village avec un billet demandant qu’on s’occupe bien de lui. « Suzanne l’avait élevé comme un garçon du pays, mais éduqué en sous-main comme un roi d’Afrique, confusément convaincue que son petit était un prince bâtard écarté d’un puissant royaume ». Soliman a tout appris des moutons grâce au vieux Veilleux, le berger des Ecarts.

    Lawrence raconte à Camille que Suzanne, elle, ne croit pas vraiment au grand loup, mais soupçonne Massart, « le gars des abattoirs », d’être un loup-garou : il n’a pas de poils – « Il a les poils dedans parce que c’est un homme à l’envers. La nuit, il s’inverse, et sa peau velue apparaît. » Quand on retrouve Suzanne égorgée dans sa bergerie, tout le monde accuse à nouveau le grand loup. Camille et Lawrence ne comprennent pas, en principe le loup a peur de l’homme et de plus, Suzanne en imposait.

    On verra comment Camille, qui se lance presque malgré elle sur la piste du loup-garou, fera appel finalement à un flic spécial qu’elle connaît. Ça ne peut tomber mieux pour Adamsberg : il se cache pour échapper à une jeune femme qui tente de le tuer pour venger la mort de son frère.

    Les deux romans m’ont divertie, le second m’a captivée. Fred Vargas sait construire un suspense et y mêler un peu du mystère que sont les êtres humains les uns pour les autres. L’ambiance y compte autant que l’affaire à résoudre. Lisez-vous Vargas ? Probablement : je lis qu’elle est sixième dans le classement des dix auteurs les plus lus l’an dernier. Mazette !

  • Curiosité

    joyce carol oates,valet de pique,roman,littérature anglaise,etats-unis,suspense,thriller,culture« Et puis, le lundi matin, je ne pus m’empêcher de me rendre à l’audience, en fin de compte.
    Je sais, il y avait ma promesse à Eliott Grossman. Il m’avait expressément conseillé, à plusieurs reprises, de me tenir à l’écart. Mais j’en fus incapable.
    J’étais trop angoissé pour rester chez moi. Il me vint la terrible idée que l’avocat avait mal interprété l’assignation et que, faute de se présenter,
    Andwer J. Rash [son nom y est mal orthographié] serait passible d’arrestation pour « mépris du tribunal ».
    Et puis j’étais tenaillé par la curiosité, je voulais savoir qui était
    C. W. Haider. Personne n’avait jamais déposé plainte contre moi pour quoi que ce soit, a fortiori pour « vol » et « plagiat ». J’avais veillé misérablement une bonne partie de la nuit dans l’attente de l’audience. Il me fallait voir l’ennemi. »

    Joyce Carol Oates, Valet de Pique

     

  • Valet de pique

    Lui et l’autre ? L’auteur et son double ? Rivalités ? Gardons plutôt Valet de pique, le titre choisi par Joyce Carol Oates (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2017) pour ce thriller qui commence brutalement par un coup de hache. « Cinq mois, deux semaines et six jours auparavant, cela avait commencé innocemment. Rien ne permettait de soupçonner que le « Valet de pique » jouerait le moindre rôle. »

    joyce carol oates,valet de pique,roman,littérature anglaise,etats-unis,suspense,thriller,culture

    Andrew J. Rush, 53 ans, honorable « auteur de romans à énigmes et à suspense », parfois surnommé le « Stephen King du gentleman », vit dans son village natal du New Jersey avec sa femme, Irina. Celle-ci ignore tout du « Valet de pique », dont personne ne connaît l’identité, son pseudonyme pour écrire des romans beaucoup plus noirs où il lâche la bride à ses fantasmes. Vu le succès croissant de son double, Rush craint de plus en plus que quelqu’un ne perce son secret et songe à y mettre fin.

    Sa fille cadette, Julia, en visite chez eux pour le week-end, tombe sur une pile de livres de poche du Valet de pique, à la couverture racoleuse, qu’il a négligemment laissés sur une table de son bureau. Féministe, elle a envie de jeter un coup d’œil à ce bouquin manifestement « sexiste » et l’interroge sur l’auteur, qu’il prétend ne pas connaître.

    Et voilà qu’il reçoit du tribunal du comté une assignation à comparaître : quelqu’un a porté plainte contre lui pour vol, un certain C. W. Haider – quelle absurdité ! Il décide d’appeler le tribunal pour en savoir plus, mais la greffière en chef ne lui donne aucune information, elle insiste pour qu’il comparaisse le jour dit. Cette affaire l’empêche de travailler sereinement. Il cherche son accusateur dans l’annuaire pour lui téléphoner, même s’il sait que c’est probablement une erreur – il voudrait savoir de quoi on l’accuse.

    Une voix de femme lui répond et l’accuse de plagiat : il lui a volé des pages et des pages pour ses romans, elle entend bien le dénoncer et obtenir une compensation. « Elle est folle. C’est de la folie. Rien à voir avec toi. Appelle un avocat. Ne t’en mêle pas. » lui souffle Valet de pique. Bouleversé, Rush sent soudain menacée sa paisible et confortable existence.

    Dans la ferme du XVIIIe siècle qu’ils ont rénovée, en bordure de la Mill Brook où vivent surtout des gens fortunés, il écrit dans son bureau au premier étage, une pièce lumineuse dont les fenêtres « donnent sur une pente herbeuse et sur un grand étang où glissent languissamment des oiseaux aquatiques (colverts, oies du Canada, cygnes). » Au-delà, une forêt caduque et « la courbe gris bleuté de la Mill Brook ». Sur une petite table ancienne à l’écart, il écrit à la main ses « romans Valet de Pique » en buvant du scotch, souvent après minuit, quand il ne craint pas d’être interrompu – sa « récompense » après avoir écrit une dizaine de pages du prochain roman d’Andrew J. Rush.

    Cette manière de rompre sa « terreur routinière de la vie ordinaire » vient peut-être du drame vécu dans son enfance quand il allait avec son petit frère dans la carrière du parc de Catamount Park où seuls les grands se risquaient sur le plongeoir du haut – les images lui en reviennent souvent. Quand sa femme, se retrouvant seule au milieu de la nuit, vient voir s’il va bien, il supporte difficilement son intrusion ou son inquiétude à son sujet.

    L’avocat de son éditeur prend contact avec l’écrivain pour le rassurer, il le représentera au tribunal où il lui conseille de ne pas se déplacer en personne, c’est plus prudent avec ce genre de « timbrée ». Il a déjà représenté Stephen King en personne – un modèle pour Rush, qui collectionne les exemplaires rares de livres d’horreur dans une bibliothèque secrète à la cave. Son client avoue avoir téléphoné à la plaignante, l’avocat le regrette, mais il est sûr de régler facilement cette affaire.

    Valet de Pique est construit sur ces différents plans de la vie d’Andrew J. Rush : ses rapports étranges avec son double, sa vie perturbée par cette plainte inattendue, ses relations de plus en plus tendues avec sa femme qui s’inquiète de son comportement. Irina s’absente plus souvent pour son travail (elle donne des cours de dessin et s’est engagée dans diverses associations) ou des sorties entre collègues. En plus de cela, Julia a retrouvé dans un des romans du Valet de Pique des éléments inspirés de son propre vécu et met son père en garde contre cet auteur qui semble les connaître de près.

    Joyce Carol Oates, dont les grands romans sont plus subtils que celui-ci, secoue son shaker rempli de ces ingrédients pour produire un suspense de plus en plus crispé : on sent qu’à tout moment, cela risque de déraper, et on peut compter sur JCO (qui a elle-même écrit des romans policiers sous pseudonymes) pour glisser vers la crise et nous secouer, en pimentant le tout d’inattendu. Si un divertissement bien noir vous tente, Valet de Pique vous attend.

  • Libre arbitre

    Kosmas à Eliot :

    Arditi Points.jpg« Bien sûr, il y a le destin, ses coups de dés, les désordres qu’il sème à tout-va. Pourtant, le libre arbitre existe. Dans les choses petites ou grandes, nous avons toujours une part de liberté, petite ou grande, elle aussi. Moi, lorsque je me sens à deux doigts d’être emporté par la colère, je fais la promenade qui, du monastère, mène jusqu’au phare. Cela n’a l’air de rien. Et pourtant… Cette promenade me transforme chaque fois. Je la poursuis jusqu’à son extrême pointe, là où, par gros temps, les vagues s’écrasent contre les rochers. J’en reviens trempé mais calmé. Et cette promenade, je l’ai faite de ma seule volonté. A toi de chercher ce qui, dans ta vie, dépendra de ta seule volonté. Ne serait-ce qu’une promenade le long de la mer. C’est ta part de libre arbitre. »

    Metin Arditi, L’enfant qui mesurait le monde

  • L'enfant qui mesurait

    L’enfant qui mesurait le monde est peut-être le roman le plus connu de Metin Arditi, le plus aimé aussi, et il le mérite bien. Comment ne pas se laisser émouvoir par cette belle rencontre entre Eliot, un architecte américain venu enterrer sa fille sur une île grecque et Yannis, le garçon spécial de Maraki qu’elle élève seule, depuis qu’elle est séparée de son père, Andreas, le maire de Kalamaki ?

    metin arditi,l'enfant qui mesurait le monde,roman,littérature française,grèce,enfant,autisme,famille,culture

    Racontée en courts chapitres, leur histoire explore les liens entre parents et enfants et bien plus que cela, même si c’est une part essentielle (son dernier récit paru parle de son père). Née aux Etats-Unis, où les parents grecs d’Eliot Peters étaient allés chercher du travail après la guerre (son père tenait une taverne), sa fille Dickie (pour Evridiki, Eurydice, le prénom de sa grand-mère) était passionnée de théâtre. C’est en rencontrant le prêtre Kosmas qu’Eliot découvre comment elle est décédée, accidentellement, sur ce qui reste des gradins d’un théâtre antique, près d’un monastère.

    L’endroit est d’une telle beauté, et les habitants de l’île si gentils avec lui, que l’architecte décide de vendre sa maison de New York et sa part dans le cabinet d’architectes pour s’établir à Kalamaki. Il y achète une maison juste à côté de celle de Maraki et Yannis. Dickie a laissé des tas de notes sur ses recherches et ses projets, Eliot veut à présent prendre le temps de s’y intéresser vraiment, de relire ses courriels trop vite lus ; il veut comprendre pourquoi elle a voulu rester sur cette île.

    Parce qu’un jour Yannis a failli se noyer, Maraki lui donne patiemment, semaine après semaine, des leçons de natation. L’enfant renâcle, il lui faut ruser pour le faire progresser, et cela passe par les nombres : compter les pas, les objets, le nombre de gens assis au café Stamboulidis, retenir le poids de la pêche du jour – le travail de Maraki, qui pêche seule à la palangre. Comment aider à grandir un enfant autiste, tel est le défi de sa mère.

    L’intrigue de L’enfant qui mesurait le monde se déroule dans la Grèce actuelle, en proie au déclin économique, où chacun se débrouille pour survivre malgré l’austérité imposée par la Communauté européenne. Quand un grand groupe immobilier projette de construire à Kalamaki un complexe hôtelier de luxe, le Périclès Palace, la plupart des habitants y voient, comme le maire qui défend le projet, une promesse de progrès pour l’économie et l’emploi sur l’île. Pas tous. Certains craignent de voir la côte dévastée, bétonnée. Une journaliste pourtant connue pour ses articles critiques, contactée par InvestCo, accepte de présenter le projet dans son journal, malgré ses problèmes de conscience.

    Le cœur du roman n’est pas là, mais dans la personnalité de Yannis, le garçon qui épuise sa mère. Eliot, admiratif devant certains comportements de l’enfant qui réalise de magnifiques pliages pour s’apaiser, va s’occuper de lui de plus en plus souvent. A son écoute, convaincu de son intelligence, il va devenir pour lui un véritable mentor. En retour, Yannis lui apprendra à sa manière à mieux comprendre l’ordre du monde.

    Metin Arditi propose dans ce roman une belle approche de la magie des nombres, notamment du Nombre d’Or essentiel dans l’art des justes proportions. Il revisite avec simplicité le génie de la Grèce antique et chante la beauté des sites et paysages grecs. Comme dans Le Turquetto, le romancier mêle au destin des personnages une réflexion sur la vie, des paroles de sagesse ou de spiritualité, empreintes d’un profond amour de l’humanité et d’un puissant désir de paix.