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  • Des promesses

    « Cela ne figurait-il pas dans "la Bible", Mein Kampf ? Tu nous as suffisamment lu ces passages à haute voix. Parfois je me demande, continua Hannes Schweiger en attirant la photo vers lui, pourquoi nous n’avons jamais lu que les passages qui nous parlaient des promesses, et pas les autres, qui nous auraient fait comprendre ce qui nous attendait. Je me demande pourquoi, jamais, nous n’avons vu les contradictions, toutes ces contradictions qui font qu’aujourd’hui je suis ici en train de falsifier mes livres de comptes. »

    Erika Mann, Surveillance réciproque (Quand les lumières s’éteignent) 

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     Exposition Robert Wehrlin
    La Piscine, Roubaix

     


  • Histoires vraies

    Curieux destin éditorial que la nouvelle traduction française de Quand les lumières s’éteignent d’Erika Mann, « à partir de la version allemande (de 2005) au miroir des traductions américaine (1940) et espagnole (1942) par Danielle Risterucci-Roudnicky » (note de l’éditeur), le texte original (en allemand) étant perdu et la première version française (Ténèbres sur l’Allemagne) partielle. Dix histoires vraies des années trente dans une petite ville du sud de l’Allemagne, qui s’ouvrent chacune sur une illustration de John O’Hara Cosgrave tirée de l’édition originale. (La collection Biblio du Livre de Poche offre une préface de la traductrice et une postface signée Irmela von der Lühe, intéressantes l’une et l’autre.) 

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    La dernière de sa famille à quitter l’Allemagne en 1933, Erika Mann (fille de Thomas Mann, sœur de Klaus Mann, son « jumeau » bien que son cadet d’un an) décrit « le déclin progressif d’un monde que la raison déserte » (traductrice). Elle avait envisagé pour premier titre « Facts » et « Our Nazitown » : « rien n’y est imaginé, tout s’est réellement produit, et il n’y a pas un seul incident dont l’auteur n’ait eu connaissance, soit par les intéressés eux-mêmes, soit pas des témoins tout à fait dignes de foi. » (Remarque préliminaire d’Erika Mann)

    « La vie dans notre ville suivait son cours. La vieille place du marché aux maisons colorées encerclant la statue équestre n’avait pas changé au cours des siècles. Au visiteur de passage s’offrait un tableau paisible et envoûtant. » Un étranger sous le charme de la vieille ville s’y fait apostropher par deux SA : pourquoi ne répond-il pas au salut hitlérien, pourquoi n’est-il pas chez lui à écouter le discours du Führer à la radio ? Constatant qu’il n’est pas allemand, ils s’excusent et s’en vont. 

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    Le décor est planté. En réponse aux pensées de l’Américain qui se voudrait invisible pour « pénétrer dans les maisons » et en apprendre davantage sur les habitants, voici Marie, dont les parents tiennent une boutique d’images et d’objets pieux sur la place. Au lieu de commencer des études d’institutrice, elle est obligée de faire « une année de service obligatoire » comme domestique chez les Pfaff, qui ont quatre enfants – le minimum attendu de « tout jeune Allemand en bonne santé », comme le rappelle son fiancé, Peter, étudiant en droit, à qui elle se plaint de sa charge.

    Epuisée par le ménage et les enfants, Marie se rend un jour au cabinet d’un jeune médecin nazi qui lui fait des avances puis lui annonce qu’elle est enceinte. Peter ne croit pas à ce diagnostic et l’envoie chez son oncle, médecin libéral à Munich. Celui-ci la rassure : pas de grossesse, mais elle est surmenée et sous-alimentée, il la garde trois jours en clinique. Au retour, le bruit court qu’elle s’est fait avorter et on la renvoie sans préavis. Quand elle rentre chez ses parents, la place du marché est noire de monde. La vitrine a été brisée, le magasin saccagé, ses parents emmenés en détention préventive. Peter vient d’être exclu de la Ligue national-socialiste des Etudiants. Désespérés, les jeunes gens s’en vont vers le fleuve, Peter supprime Marie avant de retourner le revolver contre lui. Un procès posthume prouvera leur innocence « à la suite d’une regrettable erreur » – trop tard. « L’affaire était réglée. » 

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    L’un après l’autre, dans une troublante et absurde dégradation de leur situation, un commerçant, un industriel, un professeur de droit criminel, le chef de la police municipale, un jeune paysan venu chercher du travail en ville, une mère qui attend le retour de son fils aîné, un chirurgien-chef réputé, un rédacteur littéraire vont voir leur destin basculer.

    Tous critiquent en eux-mêmes la nouvelle politique et sa cohorte de mesures en tout genre mais se gardent bien d’en faire état. « Je crois cependant qu’un génie change l’esprit du temps en le portant vers l’avenir. Et un génie qui veut ramener l’esprit du temps vers un passé barbare est en réalité un génie pour le moins étrange », se dit Hannes Schweiger obligé de tenir une fausse comptabilité pour sauver son commerce (pour combien de temps encore ?) 

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    Et puis, chacun se méfie du « blockwart » qui surveille les allées et venues, les comportements. L'industriel Herr Huber soupire devant la médiocre production des usines allemandes, désormais privées de leurs meilleurs ouvriers au profit de l’économie de guerre. Sa secrétaire dont il est amoureux lui cache qu’elle a une mère juive. « Pourquoi, se demandaient-ils alors, pourquoi suivons-nous avec une obéissance aveugle un destin nommé Adolf Hitler ? Pourquoi obéissons-nous ? Mais comme aucune réponse ne venait, ils continuaient – pour l’instant – d’obéir. » Des moments de lucidité poignants, mais stériles.

    Le dernier chapitre éponyme raconte comment Hans Gottfried Eberhardt, camarade du Parti promu rédacteur littéraire en 1933, satisfait du bon salaire qui lui permet de conserver en dehors de la ville la maison où il vit avec sa femme et leurs quatre enfants, se laisse aller, cinq ans plus tard, un peu las de devoir une fois de plus commenter « le clou des festivités » du Jour de l’Art allemand, le discours du Führer. Inconsciemment, il souligne au crayon rouge pas moins de « trente-trois fautes graves de grammaire et de style » et note dans la marge : « Elève recalé ! » Surpris par son rédacteur en chef, il a toutes les peines du monde à dédramatiser la situation. Un an plus tard, il perd sa place. Il n’aura plus qu’une idée en tête, quitter l’Allemagne avec sa famille avant que la guerre n’éclate. Quand les lumières s’éteignent ou la vie quotidienne sous le IIIe Reich – quand s’installe un régime totalitaire.

  • Baigner dans l'art

    Roubaix a inauguré en 2001 son Musée d’Art et d’industrie André Diligent plus connu sous le nom de La Piscine (à une heure trente de Bruxelles en voiture, n’hésitez pas à vous y rendre en train, ce n’est pas loin de la gare). Après une matinée à l’exposition Chagall, une après-midi ne m’a pas suffi pour découvrir toutes les facettes de ce musée hors du commun, aux collections hétéroclites. Je serais heureuse d’y retourner à la belle saison et de me promener aussi à l’étage et au jardin.  

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    La Piscine de Roubaix (Photo Camster 2 - Wikimedia Commons)

    Pour l’histoire des lieux, je vous renvoie au site de La Piscine, « sanctuaire de l’hygiénisme » inauguré en 1932 « en réponse à la misère des populations ouvrières » et fermé en 1985 à cause de la fragilité de sa voûte. (L’histoire se répète au Havre, où les Bains des Docks de Jean Nouvel viennent de fermer – quatre ans après leur ouverture !) Musée industriel de Roubaix, collections et legs divers ont trouvé de nouveaux espaces dans l’ancienne piscine et les nouveaux bâtiments qui l’entourent, où se côtoient beaux-arts et arts décoratifs, mode et design.

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    Vase de Beauvais (Horace Bieuville) et détail du socle

    Le plus spectaculaire et le plus connu, c’est bien sûr le grand bassin, avec ses deux verrières solaires en demi-cercle, le levant et le couchant : près de la lame d’eau, fascinant piège à reflets, des écoliers s’étaient installés çà et là pour dessiner l’une ou l’autre des sculptures qui la longent. Des œuvres des XIXe et XXe siècles composent un ensemble décoratif qui s’insère parfaitement dans cette architecture art déco, avec en point de mire un extraordinaire Portique en grès cérame de Sèvres, blanc, turquoise et brun, conçu par Alexandre Sandier pour la bibliothèque du pavillon français à l’Exposition Internationale de Gand en 1913. D’énormes vases terminent les rangées de sculptures, certains posés non sur les sobres cubes de bois du nouveau musée mais sur de très beaux socles en céramique (détail ci-dessus).

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     Alfred Boucher, Amour maternel (détail)

    Les sculptures les plus intéressantes sont à découvrir dans l’aile consacrée aux beaux-arts, mais chez les petits maîtres, il y a déjà de jolies choses à regarder – baigneuses, plongeuses, athlètes, travailleurs, musiciens, Pierrot... Et puis, le décor même de la piscine vaut le coup d’oeil, les volutes bleues qui la bordent, les cabines de douches en briques émaillées qui séparent cet espace central des galeries parallèles dévolues aux arts décoratifs. Sur le mur des douches, des citations sur l’art. 

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    Steinlen, Chat sur un fauteuil

    Du côté des « arts appliqués », à peine regardés faute de temps – des tables couvertes de vases, un ensemble de céramiques signées Picasso –, des peintures d’intérêt inégal ont été accrochées dans le passage emprunté par les visiteurs. L’une ou l’autre ne manque pas de charme, et je les ai retrouvées sur un blog d'artiste (Franck Guidolin) : une Fenêtre sur Honfleur de Cavaillès, un Intérieur de Bessie Davidson, une Nature morte à la nappe blanche de Georges Arditi, un bouquet d’œillets de Raymond Woog et enfin, inattendu, le magnifique Chat sur un fauteuil de Steinlen qui vous regarde de ses yeux mi-clos (dépôt du musée d’Orsay). 

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    Laumonnerie, Souvenir d'automne (1900) 

    la piscine,musée,roubaix,art et industrie,arts décoratifs,beaux-arts,cultureConstant Roux, L’eau (au centre) 

    Souvenir d’automne (Paris, 1900), un grand vitrail art nouveau de Théophile Laumonnerie, comporte dans sa bordure inférieure quatre vers de Jeanne Furrer : « Dans l’allée solitaire jonchée de feuilles mortes / Qu’en calme tourbillon le triste vent emporte / L’atmosphère d’Automne qui grise et qu’on oublie / T’imprègne toute entière de sa mélancolie. »  Juste à côté, un grand triptyque mural en grès émaillé blanc et vert pâle plein de charme : trois enfants nus près d’une cascade (L’eau de Constant Roux), entourés de deux naïades dans un décor végétal.  

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    Pompon, Panthère (Sculpture animalière du XXe siècle)

    Mais voilà, au bout de cette allée, un Chien rongeant un os de Camille Claudel dans une vitrine, près d’autres sculptures animalières du XIXe siècle. Un énorme groupe en bronze de Théodore Rivière, Attila et la horde des Huns, semblait comme une transition vers l’exposition consacrée à Robert Werhlin, artiste engagé contre Hitler (Le mauvais peintre) et le nazisme – une réponse aux critiques concernant Bouchard ? Si vous aimez les sculptures danimaux, ne manquez pas celles du XXe siècle, à la fin du parcours au rez-de-chaussée, près de la boutique, vous y verrez quelques chefs-d’œuvre de François Pompon : grand cerf, ours, panthère... 

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    Jean-Joseph Weerts, Rêverie ou Tout est rompu (1908) 

    Les salles « Beaux-Arts », autour du jardin botanique, réunissent des œuvres très diverses, dans tous les genres. Sur la plage de Martha Walter (prêt du Centre Pompidou), près d’autres jolies scènes de plein air, précède une série de portraits signés Jean-Joseph Weerts, « l’enfant du pays », comme Rêverie ou Tout est rompu (1905) : les cadres d’époque sont intéressants à observer ; conçus pour créer une perspective, ils sont parfois de petits temples élevés à la peinture. Weerts, célèbre pour ses portraits mondains et ses décors publics, élève de Cabanel, a donné son fonds d’atelier à la ville de Roubaix. Le portrait de l’architecte Ferdinand Dutert a beaucoup de présence. 

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    Camille Claudel, La petite châtelaine (1896)

    Parmi les sculptures de Camille Claudel exposées ici, deux chefs-d’œuvre : La petite châtelaine, qu’on a entourée de tableaux évoquant l’enfance (dont un ensemble de quatre frimousses dues au Belge Frans Depooter) et le fameux Buste de Rodin, emprisonné lui aussi dans un cube de verre et placé contre un mur, ce qui ne permet malheureusement pas de tourner autour. De Rodin, un beau buste en bronze de Dalou, hommage d’un sculpteur à un ami sculpteur.

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    Dioniso Baixeras-Verdaguer, Jeune pêcheur dans un port

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    Montezin, Les marais de la Somme (vers 1924)

    Le site du Musée vous offre un aperçu illustré des collections, je terminerai en vous signalant quelques coups de cœur côté peinture dans la première moitié du XXe siècle : le Jeune pêcheur dans un port de Dioniso Baixeras-Verdaguer, un artiste catalan ; La cigarette, une élégante en robe rayée jaune et bleue de Henri Lebasque ; La Pergola en été d’Henri Martin, une couseuse ; Les Marais de la Somme de Pierre Montezin. Et surtout ce Foujita de la plus belle eau : Au café, à ne pas manquer, « la Joconde de La Piscine » selon les amis du musée, dont je suivrai désormais Le Fil de l'eau.

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    Foujita, Au café (1949)

  • Cher Monsieur,

    Je ne pourrai pas assister au vernissage de votre exposition, étant encore très pris à Madrid depuis la fin de l’exposition Marc Chagall au musée Thyssen. Le gardien de nuit, un jeune stagiaire, a mal fermé la porte du local à poubelles et les « pensionnaires » de l’exposition en ont profité, comme souvent, pour s’enfuir. J’avais bien une équipe de récupérateurs mise à ma disposition par la fourrière municipale, mais pour deux semaines seulement. Je suis désormais seul pour trouver et ramener les derniers personnages du « Cirque », que j’avais prêtés jusqu’en été et qui se sont, vous pensez bien, rapidement égaillés dans les rues, si joyeuses en cette saison. À l’heure où je vous écris, il manque encore à l’appel deux clowns, un jongleur et une écuyère rousse, jeune femme très indépendante, nièce du grand Bouglione, qui, on s’en doute, bénéficie dans sa cavale de l’aide de tous les Gitans de la capitale. (...) 

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    . Collection particulière © Adagp, Paris 2012 

    Peu de gens savent les problèmes que les responsables des musées connaissent chaque matin, replaçant dans leurs encadrements les héros des oeuvres exposées, qui en descendent dès l’extinction des feux, soi-disant pour se dégourdir les jambes, ça dégénère vite en bamboula. J’ai même lu un rapport du conservateur du Louvre qui, en 1955, a dû déplorer des scènes que je n’ose décrire ici, où figurèrent les vedettes des principales cimaises rejoignant les odalisques au « Bain Turc », les Horaces et les Curiaces n’étant pas les moins actifs.

    Je vous sais gré, Monsieur le Directeur, d’organiser cette étonnante exposition, L’Épaisseur des rêves, d’autant plus qu’aujourd’hui nombre de conservateurs se limitent à exposer des abstraits ou des constructivistes, à la rigueur quelques cubistes, les cubes, au matin, c’est facile à ranger. Je serai avec vous en pensée chaque jour, aux heures précédant l’ouverture de votre bel établissement.

    Bon courage.


    David McNeil (fils de Marc Chagall)


    (Lettre ouverte à Monsieur le Directeur de « La Piscine » à Roubaix in
    Catalogue Marc Chagall, L'épaisseur des rêves, Roubaix, 2012.)