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  • Lesbre en trotteuse

    En quelque deux cents pages, Michèle Lesbre retisse l’écharpe de mémoire d’une autre dame qui marche, Anne, une visiteuse de maisons. Elle descend du train au début de La petite trotteuse, un roman publié en 2005. Caressant l’idée d’acheter la maison qu’elle va visiter, la trentième et la dernière, a-t-elle de toute façon prévu, elle aime surtout « explorer les lieux », s’approcher peu à peu de ce qu’elle cherche et qu’elle ne peut encore formuler clairement. Nous voilà entraînés dans son étrange parcours.

     

    A l’auberge où elle s’installe, une femme et une jeune fille, un chat orange l’accueillent. Un homme occupe une chambre voisine, dont la porte ouverte montre une table encombrée de papiers, des livres, un petit ordinateur. « Les endroits où je ne fais que passer me procuraient une paix incomparable qu’aucun espace de mon propre univers ne m’avait jamais apportée. Le statut de nomade que j’étais en train d’acquérir depuis quelque temps devait s’expliquer ainsi. J’éprouvais à cet instant un sentiment de grande sérénité. » Quand Alex Pasquier, son voisin de couloir, apprend qu’elle va visiter la maison de La Pinède, il lui offre de l’y conduire – il l’a déjà vue, il aimerait la visiter aussi.

     

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    Anne aime observer les choses et les gens, les allées et venues à l’auberge. Souvent, quelque chose lui rappelle un autre endroit, quelqu’un d’autre, un souvenir. Un article sur Pasquier dans le journal parle de son projet : un « théâtre éphémère » sur le littoral. Tout cela l’intéresse. Le chat de l’auberge vient souvent à sa rencontre et ressuscite Izou, le chat de son père. Le premier homme qu’elle a aimé et qui lui a échappé, celui qui partageait leur vie sans partager la chambre de sa mère – il dormait dans une espèce d’alcôve, avec le chat. Dans son sac, Anne emporte toujours la montre de son père retrouvée dans un tiroir chez sa mère, arrêtée depuis des mois avec « la petite trotteuse noire » bloquée « entre le chiffre deux et le chiffre trois ».

     

    Son père était tout mystère. Sous les plans de cadastre de son bureau, elle a découvert un jour des croquis de maisons, des ébauches – « J’aimais me glisser en douce dans ce petit secret, m’y reconnaître. » Quand Anne a visité la première maison, en décembre, elle a surpris la femme de l’agence en demandant à y rester quelques heures, le temps de s’habituer au lieu, de l’écouter, de « l’essayer, en somme… » Attirée par le bois tout proche, elle n’avait pas vu le temps passer, avait dû s’excuser quand le klaxon de la voiture l’avait ramenée à la maison où la femme l’attendait, choquée de sa désinvolture.

     

    Cette fois, un homme l’accompagne. « Trois lignes claires, trois horizons se superposaient dans l’encadrement de la baie : l’océan, le sable, la rambarde de la terrasse. » La maison de La Pinède fait surgir le souvenir de vacances au bord de la mer – « Le passé, même lointain, est toujours tapi quelque part, prêt à bondir. » Des vacances avec ses parents, pleines de tension, qui s’étaient mal terminées. Les hommes s’en vont toujours, dans ce roman de Michèle Lesbre : le père, l’oncle André, Jules. A moins que ce ne soit elle : « J’avais déjà épousé un homme de ma vie, il y avait bien longtemps. C’était une autre histoire de laquelle d’ailleurs je m’étais échappée. »

     

    Sur la plage, un homme a enfilé un peignoir en sortant de la mer, puis est venu vers la maison, dont il a vu la baie vitrée ouverte. Tout lui appartient, déclare-t-il à la visiteuse, dans ces pièces où il a connu un bonheur sans pareil. Avec Elise, la femme du couple qui a occupé cette maison en dernier. Pasquier, qui lui avait promis en la laissant à La Pinède de lui montrer son « théâtre éphémère » encore inachevé avant qu’elle ne parte, ne revient pas à l’heure prévue pour la ramener. Anne se laisse absorber alors par le « lointain pays de l’enfance » dont elle garde « l’image, douloureuse pour moi, d’une fillette abandonnée dans les bras de son père ».

     

    Il y a des chats et des livres, du théâtre et des fenêtres dans le roman très introspectif de Michèle Lesbre qui navigue sans cesse entre le présent et les autres périodes de sa vie, l’enfance, mais aussi cette période essentielle, à la fin des années soixante, « celle des choix, du désir de tout changer, de tout inventer, de construire autre chose ». En quittant cette trentième maison – son père avait laissé trente dessins –, Anne se prépare à se séparer de la « petite trotteuse » de la montre paternelle et à entrer dans son propre temps.

  • Le lycée

    « Cela faisait juste huit ans que Tourbine avait vu pour la dernière fois le jardin du lycée. Tout  à coup, une peur inexplicable lui serra le cœur. Il lui sembla qu’une nuée noire avait couvert le ciel, qu’une sorte de cyclone était survenu et avait balayé toute sa vie comme un terrible raz-de-marée balaye les quais. Oh ! ces huit ans d’études ! Que de choses ineptes, tristes, et désespérantes cela signifiait pour une âme d’enfant, mais combien de joie aussi ! Jour gris, jour gris, jour gris, le ut consécutif, Caïus Julius Caesar, un zéro en cosmographie et, de ce jour, une haine éternelle pour l’astronomie. Mais aussi le printemps, le printemps et le tumulte dans les salles, les lycéennes en tablier vert sur le boulevard, les marronniers et le mois de mai, et surtout, éternel phare au-devant de soi, l’université – la vie sans entraves – comprenez-vous ce que cela signifie, l’université ? Les couchers de soleil sur le Dniepr, la liberté, l’argent, la force, la gloire. »

     

    Boulgakov, La Garde blanche 

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  • Kiev 1918 - 1919

    Dans le premier volume des œuvres de Boulgakov (Bibliothèque de la Pléiade), après les nouvelles satiriques, La Garde blanche, un récit très différent. « Ma mère mourut en 1922. Cela déclencha une impulsion irrésistible. Je conçus le roman en 1922 et l’écrivis durant un an environ, de 1923 à 1924, d’une lancée », confie Boulgakov dans un entretien. Au départ, il envisage une trilogie en trois couleurs (blanc, jaune, rouge) qui corresponde aux étapes de la Révolution, mais après le succès au théâtre des Jours des Tourbine –  une pièce sur le même sujet qui le rend célèbre –, il modifie ses plans pour la plus autobiographique de ses œuvres. Kiev, sa ville, la mère des villes russes, y est le symbole de la civilisation, de l’ordre et de l’harmonie, avant d’être livrée à la barbarie et au chaos.

     

    « Vivez… en bonne entente » souffle avant de mourir la mère d’Alekseï Tourbine (28 ans, jeune médecin), d’Elena (24 ans, mariée au capitaine Thalberg) et de Nikolka (17 ans et demi). En décembre 1918, l’anxiété règne à Kiev et chez eux : Thalberg tarde à rentrer. Leur ami le lieutenant Mychlaïevski sonne à leur porte, incapable de rentrer chez lui, les pieds gelés après vingt-quatre heures de garde dans la neige sans bottes de feutre. Quand le mari d’Elena apparaît enfin, c’est pour repartir bientôt : il a décidé de fuir la ville avant l’arrivée de Petlioura, séparatiste ukrainien, et de gagner la Crimée en traversant la Roumanie. Elena se résigne à le voir repartir. Thalberg, en mars 1917, avait le premier mis un brassard rouge sur sa manche pour se rendre à l’école militaire, il méprise ceux qui considèrent Kiev comme une ville ukrainienne et non russe, mais l'abandonne.

     

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    Au rez-de-chaussée de l’immeuble, l’ingénieur Vassilissa profite de la nuit pour améliorer différentes cachettes où il range ce qu’il a de précieux, sans se douter qu’une « silhouette de loup grise et dépenaillée » l’observe par la fente du drap suspendu à la fenêtre. En cet hiver 1918, « la Ville vivait d’une vie étrange, artificielle, très vraisemblablement destinée à rester unique dans les annales du XXe siècle. » L’élection de l’hetman a amené à Kiev « des princes et des miséreux, des poètes et des usuriers, des gendarmes et des actrices » : « La Ville enflait, s’élargissait, débordait comme une pâte qui lève. » Mais les Allemands vaincus abandonnent l’Ukraine. On craint les bolcheviks, et plus encore les troupes du mystérieux Petlioura dont le nom circule sur toutes les lèvres. Alekseï Tourbine et ses amis vont proposer leurs services au colonel qui recrute des volontaires au centre de la Ville. Le médecin est affecté au lycée Alexandrovski où il a fait ses études et qui ressemble maintenant à « un navire mort de trois étages ». Là, une fois les tenues et les armes distribuées, le colonel Mylachev donne l’ordre de disperser les recrues et leur donne rendez-vous le lendemain matin – on dit Petlioura tout proche.

     

    Boulgakov place les Tourbine, chacun à leur manière, au cœur du chaos qui se prépare à Kiev. L’hetman et le général en fuite, la Ville est bientôt livrée aux assauts. Le sabotage des blindés laisse la défense de Kiev à la seule unité du colonel Naï-Tours, d’une loyauté irréductible. Le docteur Tourbine, convoqué tardivement, ne comprend rien à la situation qui change rapidement d’une rue, d’un quartier à l’autre. On tire, on tue, on cherche un abri. « Il était donc venu, le temps de l’horreur. » Blessé, Alekseï Tourbine est ramené chez lui, où un confrère vient l’opérer sur place. Mais une forte fièvre l’accable, on craint pour ses jours. A l’abri des rideaux crème qui donnent « l’impression d’être coupé du monde extérieur », tandis que Tourbine s’endort après une injection de morphine, ses amis jouent au whist et parlent des âmes blessées autant que les corps.

     

    Après les événements tragiques, un office solennel est organisé à Sainte-Sophie en l’honneur de Petlioura. « Il gelait à pierre fendre. La Ville entière fumait. » Nikolka, qui a été témoin de la mort héroïque de Naï-Tours, va prévenir sa famille et ramène sa dépouille à la caserne. Elena prie, follement, s’incline et s’incline encore devant l’icône de Notre Dame de l’Intercession, pour que son frère aîné ne meure pas.

     

    La Garde blanche réussit à nous entraîner, nous aussi, les lecteurs, dans le tumulte incompréhensible de la guerre, de l’histoire en marche, avec son lot d’absurde, de haine, de courage, de lâcheté et de bêtise. Boulgakov s’est inspiré des siens pour les jeunes Tourbine dont l’idéal se heurte de plein fouet aux réalités les plus amères de l’existence. Le récit vibre de cette solidarité entre eux et leurs amis, tout en peignant une fresque puissante de la Ville en proie à ses démons. Quand les hommes de Petlioura s’en iront, ce sera le temps des bolcheviques. « Tout passera. Souffrances, tourments, sang, faim et peste. »

  • Dire

    « Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ebodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes. »

     

    Eugène Ebodé, La transmission 

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  • Douala ou Mitouba

    Je lis peu de littérature africaine, le titre d’un roman d’Eugène Ebodé m’a donné envie d’y faire un tour : La transmission (Gallimard, Continents noirs, 2002). « J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ebodé ». Dès la première page, ce roman puise aux sources de l’auteur, né à Douala, où son père lui a communiqué ses dernières volontés dans une « ultime causerie ». « A ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »

     

    Si sa mère Magrita n’est pas aux côtés du mourant, c’est que ses parents ont besoin d’elle à Mitouba. Pas seulement. Celui que ses amis surnommaient le « Patrouillard » s’est rendu utile au Pays des Crevettes pendant la guerre d’indépendance du Cameroun, les maquisards l’appelaient « Docta ». Infirmier, il sera plus tard conseiller municipal. Karl Ebodé a fui la campagne, les traditions, les obligations familiales. Avant de mourir, il exhorte son fils à ne pas retourner vivre au village maternel, tant il a aimé Douala, sa ville, où il veut être enterré « au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire ». Mais il lui demande aussi de payer sa dette, de réparer une faute ancienne : il n’a pas offert la dot avant d’épouser Magrita, qui lui en a toujours voulu. Il souhaite que son fils répare enfin ses torts. Ensuite Eugène fera sa propre vie, lui qui ne pense encore qu’au football.

     

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    Chez Thimoté Ichar, le meilleur ami de son père, Eugène Ebodé cherche conseil quelques semaines plus tard. L'homme se délivre alors d’un secret qui les concerne, son père, sa mère et lui, et qui bouleverse le garçon : « j’étais envolcanisé. Il me faut résumer mon état : j’étais devenu averse et tempête de sable. J’étais brise et cyclone. J’étais comme une mer secouée par ses rouleaux. » La cuisine de Mininga, la femme d’Ichar, le pousse à rester, bien que rongé par la colère. Il a besoin d’Ichar pour affronter ses grands-parents à Mitouba, pour organiser cette fête inédite où un fils offrira la dot à la place de son père.

     

    Les premières réactions, au village, ironisent sur cette dernière foucade de Karl Kiribanga Ebodé, un provocateur. La mère d’Eugène plaide néanmoins pour que soit mis fin à l’humiliation de cette dot non payée. Ichar l’y aidera, et aussi le parrain d’Eugène, Syracuse. En rencontrant les uns et les autres, le fils apprend à mieux connaître le passé de son père, celui à qui son propre grand-père avait prédit : « Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. » Le « chirurgien impromptu » avait gagné le respect du maquis pendant la guerre. A Douala où il ne connaissait personne, il prétendant avoir appris l’essentiel auprès des « mamies makala », les vendeuses de beignets et de kourkourou.

     

    En plus des femmes, Karl Ebodé avait trois passions : « la ville, le vin et la langue française ». Il faut dire qu’il « excellait dans l’art de raconter les histoires ». Eugène se souvient des querelles incessantes de ses parents. Quand il était ivre, son père ne s’exprimait plus que dans la langue de Voltaire, et sa mère lui tenait tête dans sa langue maternelle, l’éwondo. Et chaque fois s’affrontaient la culture urbaine de son père et la tradition paysanne de sa mère.

     

    En suivant dans La transmission (premier roman d'une trilogie) les étapes préparatoires et puis la cérémonie de la dot, nous découvrons la personnalité haute en couleur de celui qui mort exerce encore son pouvoir sur les vivants, en même temps que les usages des uns et des autres. Quand Eugène Ebodé aura rempli sa mission et planté « l’arbre du désir », il fera ses propres choix. Lui aussi sera l’homme d’une ville, non pas Douala, mais Marseille, qui l’enchante.