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Sortir de l'amertume

L’essai de Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer, a pour sous-titre « Guérir du ressentiment ». Lire les titres de la quinzaine d’ouvrages publiés depuis 2000 par cette philosophe et psychanalyste donne un aperçu de ses thèmes de prédilection : culture, soin, démocratie, courage, dignité… Elle rappelle au début que la lutte contre le ressentiment est l’objet premier de la cure psychanalytique et avertit : il n’y a pas de réparation au bout du chemin. Le bonheur visé « ne sera jamais cet ancien bonheur », il s’agit de « créer ce qui n’a jamais existé ».

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Retrouver « une forme de santé », « ce sera reprendre le chemin de la création, de l’émergence possible ». L’incitation à écrire pour s’extraire du ressentiment n’est pas du côté de la rumination mais de la répétition, comme dans un rituel : « Le rituel permet d’habiter le monde. » Dans le ressentiment, on perd « l’accès au juste regard sur les choses », en sortir permet de « continuer à s’étonner du monde », à s’émerveiller.

« Un monde incommensurable existe entre éprouver l’amertume, le sentiment d’humiliation et d’indignité, réel mais dont on refuse la permanence, et le fait de se considérer comme la victime expiatoire universelle, de poser cela comme un statut, de vouloir donner écho à cette aigreur, qu’elle vienne consolider une théorie, et se vivre comme réaction, comme débordement. »

Le lien avec les discours victimaires ou les postures agressives, le ressentiment collectif dont l’actualité nous abreuve s’établit aisément, et en particulier dans la deuxième partie du livre, consacrée au fascisme. Qu’il s’agisse du leader, « un autre médiocre » vu comme protecteur, ou de l’idéologie fasciste, « idéal de rétrogradation » lié au délire de persécution, issu de l’impuissance à produire une action transformatrice dans le monde. De l’acquiescement secret à Vichy, l’autrice rapproche la prolifération des propos haineux sur les réseaux sociaux où l’on exprime son ressentiment « sans en payer le prix », anonymement.

La part de vérité qui l’intéresse, écrit-elle, « se situe du seul côté de l’œuvre, qu’elle soit artistique ou qu’elle relève plus généralement de l’ordre de la subjectivation (enfantement, amour, partage, découverte du monde et des autres, engagement, contemplation, spiritualité, etc.) » Parmi les nombreux philosophes, psychanalystes et écrivains auxquels l’autrice fait référence, attentive à ce qui constitue l’essence du « soin », j’ai été frappée par cette citation de Frantz Fanon, « psychiatre et penseur de l’après-colonialisme » : « Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence » (Peau noire, masques blancs).

Cynthia Fleury : « L’expérience de la beauté est une éthique de la reconnaissance qui ne dit pas son nom. Et lorsque des êtres faillissent, lorsqu’ils sont incapables de nous donner un peu de cette reconnaissance dont nous avons tant besoin, il faut alors se saisir de la vie passée et faire alliance avec les morts, les grands artistes souvent non reconnus qui nous ont précédés. Il faut faire alliance avec la culture pour sortir du désastre de l’avilissement programmé. »

Ci-gît l’amer, une fois analysées les multiples raisons ou façons de céder au ressentiment, individuel ou collectif, propose un chemin pour en sortir, même si cela peut prendre des années. Cet essai, une lecture exigeante, parfois difficile dans ses commentaires philosophiques et psychanalytiques, est en même temps une belle défense de l’art et de la littérature pour résister à l’assaut du ressentiment, rebâtir « une part de paix » en laissant derrière soi (« ci-gît ») l’appel ténébreux de l’amertume.

Commentaires

  • Souvent entendue/écoutée attentivement à la radio ou à la télévision, et selon les sujets abordés, je la comprends aisément et la trouve vraiment intéressante.
    Je ne pense pas, surtout par ces chaleurs, avoir envie de lire ses livres, même si ce sujet du ressentiment (si commun, dans tous les domaines) et des voies pour en sortir semble une lecture incontournable.
    Il n'a pas dû être facile pour toi d'en faire un billet....merci.

  • Intéressante, certainement. Sur le terrain de la philo et la psychanalyse, j'ai eu du mal à la suivre, les références me manquaient. Mais il y a de bonnes choses à grappiller dans cet essai.

  • " « L’expérience de la beauté est une éthique de la reconnaissance qui ne dit pas son nom...." J'aime beaucoup ce paragraphe que tu nous offres. Et le remède proposé, qui est de se tourner vers l'art quand "la reconnaissance" de soi, n'a pas été vécue : un face à face à travers le temps qui libère.

  • Heureuse que tu apprécies ce paragraphe, Fifi.

  • Ce que tu en dis entre en résonance lointaine mais signifiante avec ma lecture du moment : Vivre avec l'irréparé, d'Isabelle Le Bourgeois.
    Bien amicalement, chère Tania.

  • Je suis allée voir la présentation de ce livre chez l'éditeur et je ne doute pas de ces résonances, Anne, merci.

  • J'ai lu ce livre d'Isabelle Le Bourgeois qui est très profond et reprend effectivement cette idée que ce qui a été détruit l'a été et qu'il s'agit, pour avancer, d'accepter de faire autrement et, surtout, d'être autrement. Un très beau livre aussi.

  • Merci pour ton avis sur cet autre livre, Marie.

  • Un thème très intéressant à méditer tout d'abord pour appliquer dans notre propre vie ce qui est dit du ressentiment, car c'est un véritable poison qui nuit au bonheur quotidien j'en suis bien certaine, et qui empêche d'aller avec confiance vers l'avenir et donc de créer un nouveau chemin qui sera différemment heureux. Elargir ensuite le débat, réanalyser l'actualité sous cet angle-là ainsi que l'Histoire...cela me tente. Mais ce ne sera pas pour tout de suite, je ne peux me plonger dans une telle lecture pendant les vacances scolaires...Merci pour ce partage et désolée d'être moins fidèle, ma petite famille m'occupe beaucoup en ce moment

  • Bonjour, Manou, merci d'avoir commenté ce sujet. Profite bien de l'été avec ta famille, le reste peut attendre.

  • Je ne rate rien des publications de Cynthia Fleury et Ci-gît l'amer est, pour moi, un très grand livre. Je l'ai lu il y a maintenant un petit moment mais chaque jour l'actualité me rappelle combien le ressentiment est comme un cancer dans notre monde.
    Merci pour cette chronique.

  • Ton enthousiasme pour cette philosophe m'a incitée à la lire - merci, Marie - et, tu as raison, son analyse du ressentiment et des moyens d'en sortir rencontre tant de situations que nous rencontrons, tant de sujets d'actualité qui se rapportent à cette problématique.

  • Je suis heureux que vous ayez trouvé le bon moment pour attaquer ce très bon mais difficile essai de Cynthia Fleury. Votre billet me remet en tête tout l'intérêt que j'y avais trouvé.
    Vos quelques extraits soulignent la trempe intellectuelle ainsi que la qualité d'expression de l'autrice.

  • Oui, votre commentaire sous l'extrait m'a rappelé votre lecture, je l'ai relue attentivement. Merci, Christw.

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