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Une vie entre soi

La cache de Christophe Boltanski étonne d’abord par sa construction spatiale, un plan des lieux précède chaque chapitre. Pour le premier, « Voiture », le dessin d’une voiture dans une cour intérieure, garée devant la cuisine, dirigée vers le portail. Ensuite, le récit progressera pièce par pièce de la cuisine du rez-de-chaussée au grenier de la maison des grands-parents de l’auteur et narrateur, le « Rue-de-Grenelle », la maison parisienne des Boltanski.

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Ils circulaient tous ensemble dans la Fiat 500 : « Elle au volant. Lui, à côté d’elle. Jean-Elie, Anne et moi, entassés sur la banquette arrière. » Elle : ainsi est désignée la grand-mère qui partout est à leur tête, malgré la polio contractée peu après la naissance de Jean-Elie, son fils aîné. Depuis lors, elle ne marche plus et comme elle, eux aussi ne se déplacent qu’en voiture. C’est elle qui conduit son mari médecin jusqu’à l’hôpital où il travaille.

Que de souvenirs à bord de ce bocal automobile pour Christophe Boltanski, qui vit chez eux à partir de ses treize ans. Ils passaient des heures dans la Fiat ou dans la Citroën : son oncle Christian davantage que Luc, son père, devenu autonome plus tôt. Mère-Grand, comme elle voulait être appelée (« ma tante » en public), y passait des heures et y écrivait des romans (une vingtaine). Au cinéma ou au restaurant, son petit-fils sentait « le poids des regards » sur eux, tous petits, noirauds, maigres.

Elle avait sa carte du parti et vendait l’Humanité le dimanche : elle conduisait, Jean-Elie et Anne livraient puis allaient à la messe à Saint-Sulpice, lui attendait avec eux dans la voiture. Tous ensemble, les descendants de l’aïeul du ghetto d’Odessa devenu carrossier à Paris allaient ensuite faire des courses dans le Marais. Les vacances, ils les passaient aussi dans la voiture (Volvo), y dormaient et parcouraient un maximum de kilomètres.

C’est sur le pare-brise de la Fiat 500 qu’un gamin pose un jour un carton : « PROFFESSEUR BOLTANSKI JUIF » (sic). « Et tout recommence. » D’abord docile, celui-ci va chercher l’étoile jaune au commissariat du quartier. Puis un jour, il s’en va tout seul, avec une grande valise, et disparaît.

Dans la cuisine, le frigo était le plus souvent quasi vide, tous suivaient le régime minceur de la maîtresse de maison, sauf le grand-père. Dans leur hôtel particulier, « patchwork de différentes époques », « ils habitaient un palais et vivaient comme des clochards. » Rejetant les bonnes manières et les conventions, ils vivaient dans un « provisoire perpétuel », surtout depuis qu’ils n’avaient plus de bonne. Parfois, Mère-grand sortait la belle vaisselle et cuisinait à la russe, ranimait « l’âme des Boltanski », des recettes héritées de Niania, sa belle-mère, comme le samovar qu’elle avait ramené de Russie, leur « totem ».

Dans le bureau du gastro-entérologue, son petit-fils cherche des traces, reconstitue le parcours et la carrière du Dr Etienne Boltanski, médaille d’or de l’internat de médecine – un patronyme mal orthographié à l’arrivée de son père en France (« i » au lieu de « y »). A neuf ans, sa mère lui avait appris qu’ils étaient juifs. Malgré sa croix de guerre de 14-18 (médecin auxiliaire), il subira l’antisémitisme virulent du milieu « dit hospitalier » dans les années 40, avant d’en être écarté.

Salon, bureau, escalier… Les années de la seconde guerre mondiale voient passer des inspecteurs au Rue-de-Grenelle, mais on leur montre les papiers du divorce, obtenu en octobre 42 après le départ du médecin. Christophe joue avec Christian Boltanski au jeu de la ville bombardée sur de vieilles peintures de lui, ou parfois avec Anne qui n’a que quelques années de plus que lui. Le salon hybride est surtout une pièce où recevoir quelques fidèles, auxquels on offre des portions si congrues qu’ils apportent eux-mêmes à manger. « Ses amis étaient tous des survivants. »

Mère-Grand s’appelait Marie-Elise : septième enfant d’une famille pauvre, elle est confiée à une amie fortunée de sa mère, au nom à particule, qui appelle « sa fille de compagnie » Myriam et fait d’elle sa légataire. Elle héritera de ses terres, femme au double visage : « propriétaire terrienne et communiste, exclue et élue ». Dans ses romans, dans la vie, elle se recrée une famille : « Mes enfants sont mes cannes ». L’épouse du chef de service Etienne Boltanski a elle-même étudié la médecine, mais la polio lui a fait haïr les médecins incapables de la prévenir. Lui est convaincu que « les bactéries (les) protègent » et que la saleté est bonne pour les défenses immunitaires.

« Qui sommes-nous ? » La question se pose pour chacun des protagonistes du récit où abondent les changements de nom et les pseudonymes. Christophe Boltanski, brisant un tabou familial, se rendra à Odessa, à présent « ville juive sans Juifs », pour éclaircir les origines des « Bolt ». Autre tabou : l’âge. On ne fête pas les anniversaires, on ment sur sa date de naissance, on va jusqu’au refus de célébrer les fêtes annuelles.

En réalité, c’est dans « l’entre-deux », où le grand-père avait son cagibi, qu’il a passé à l’insu de presque tous vingt mois de la guerre, près de la cache aménagée dans un vide juste en dessous : un mètre vingt de haut, un mètre de large. Seuls son épouse, Jean-Elie, et un beau-frère architecte étaient au courant. Après la guerre, il dira : « Je n’ai jamais été aussi libre et heureux que dans cette maison. »

Christophe a partagé cette manière de vivre où rien ne se fait comme ailleurs : manger, dormir, éduquer, instruire, recevoir, tout se passe là différemment, selon les manières instituées par sa grand-mère ennemie des conventions et de la solitude. La cache tisse les liens qui reliaient les membres de cette famille en même temps qu’elle révèle les « espèces d’espaces » de leur tanière (Perec est cité au passage). Comme chacun, il essayera un jour de s’en échapper « à sa manière ».

Ce roman captivant sur une famille française hors du commun évoque l’antisémitisme, la guerre, le huis clos familial, et aussi la manière dont naissent les vocations artistiques et l’inspiration romanesque. Christophe Boltanski entraîne ses lecteurs dans une structure à tiroirs où peu à peu, des réponses à ses questions apparaissent et un moi se construit, lié et séparé.

Commentaires

  • C'est une lecture qui est restée très vivante dans mon souvenir. Une de mes amies le lit en ce moment et me donne envie de le reprendre. Je seraiq moins perdue que la première fois dans la généalogie de la famille. J'avais mis du temps à repérer qui était qui. http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2016/02/29/33429450.html

  • A part le nom de l'artiste plasticien Christian Boltanski, j'ignorais tout de cette famille - aussi ai-je mis internet à contribution à mon retour de vacances. Et le récit et la famille sont très intriguants. C'est La Grande Librairie qui m'a donné envie de lire "La cache".

  • Oh là... que j'ai envie de lire ça... il y a de ces vies si extraordinaires, des gens et des familles qui survivent à tout, et d'autres qui s'arrachent le nez pour une sottise...

  • Quand il s'agit de survivre la vie trouve les moyens et les traces survivent au fil du temps...
    L'oncle est par ici :-) :https://aufilafil.blogspot.fr/2017/03/hors-cadre.html#comment-form

  • @ Edmée De Xhavée : En effet, Edmée, et c'est navrant.

    @ Fifi : Ah, c'était donc chez toi que j'avais vu ça, merci Fifi.

  • Être juif, quelle tare qui est historique, injuste et révoltante … Ceux qui ne se sont pas converti ont payé cher leur refus de le faire … Notre civilisation a dépassé les bornes de l’abjecte persécution de ceux qui ont eu le seul tort de ne pas se convertir … Deux mille ans de persécutions et de tortures ! … Ils ont été mes amis et je leur ai consacré trois chapitres dans mon livre « Propos d’un octogénaire (chapitre 22. r1 à 22.r3 sur les juifs et chrétiens, la Bible, Diaspora et Israël) … Peut-être serait-il opportun d’en prendre connaissance pour davantage être sensible aux crimes de notre civilisation chrétienne… Merci à Tania de avoir inscrit cet ouvrage dans son programme… on n’en fera jamais assez pour eux !

  • Son grand-père s'était converti au catholicisme à l'âge de trente ans, un sujet que l'auteur a du mal à aborder, étant pour sa part "non-croyant et dépourvu de toute culture religieuse". Lui reprocher cette conversion lui semble en tout cas injuste vu le contexte de l'époque, le "traumatisme de toute une génération de parias, d'immigrés fuyant les persécutions, ayant tout laissé derrière eux, y compris leur ombre, pour se fondre dans leur nouveau pays d'accueil." Ce n'était pas un changement de religion, il ne savait rien du judaïsme - "Ses parents avaient coupé tous les fils qui les rattachaient à leur communauté d'origine."

  • Que de vies belles et difficiles à la fois, que de vies compliquées, que de vies douloureuses ! À quand la sagesse des hommes pour vivre ensemble harmonieusement ? Des questions encore et toujours posées et qui n'ont pas de réponses... Bises, merci Tania. brigitte

  • Eternelles questions sans réponses, en effet, à part celles des artistes, et nous leur en sommes reconnaissants. Belle journée, Brigitte. Il fait froid ce matin, mais il y a du soleil !

  • Avec le roman vrai d'un clan et les tabous des origines, de l'âge, cet auteur semble gratter la molle carapace de la normalité sociale.
    J'irais volontiers, aussi, vers l'essai qu'il consacre à la cassitérite, ("Minerais de sang") que je découvre dans sa bibliographie.

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