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Mr Gwyn, copiste

Alessandro Baricco, dont je n’avais plus rien lu depuis Soie, offre dans Mr Gwyn (traduit de l’italien par Lise Caillat) un fascinant portrait d’écrivain, savamment composé. Jasper Gwyn, quarante-trois ans, homme de lettres et de listes, de mots et de chiffres, est en crise. Dans le dernier article qu’il envoie au Guardian, « une liste de cinquante-deux choses que Jasper Gwyn se promettait de ne plus faire », il renonce pour commencer à écrire des articles et pour finir à publier des livres.

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http://www.langolodeilibri.it/mr-gwyn-alessandro-baricco/

Aussitôt l’article paru, son agent, Tom Bruce Shepperd, lui téléphone en Andalousie, où l’écrivain anglais s’est mis à l’abri des médias, et tente de le raisonner – il a déjà entendu tant d’écrivains prendre ce genre de résolution et selon lui, « c’est impossible d’arrêter ». Mais Jasper Gwyn reste inflexible.

Il se repose pendant deux mois à Grenade (62 jours, 62 tasses de lait froid, 62 verres de whisky, détaille sa note d’hôtel, entre autres choses comptées durant ce séjour). A une jeune chercheuse slovène rencontrée là-bas, qui l’interroge, il justifie l’abandon de son métier (il se prétend « décorateur ») par « une phrase incompréhensible » : « Un jour je me suis aperçu que plus rien ne m’importait, et que tout me blessait mortellement. »

De retour à Londres, où il n’est désormais plus obligé « d’être un personnage public », il se sent plus léger, plus libre, comme en vacances. Vivant seul, sans famille, Jasper Gwyn a de quoi vivre tranquillement un ou deux ans. Mais avec le temps, il finit par admettre que « le geste de l’écriture » lui manque, comme l’avait prédit Tom, et cherche donc une nouvelle activité qui lui permette d’écrire sans pour autant renier sa liste de choses à ne plus faire. « Ça lui aurait bien plu d’être copiste. »

Il lui arrive de choisir des mots, de construire des phrases mentalement, des dialogues même, par exemple en attendant de récupérer son linge dans une laverie automatique. C’est là qu’un jour une jeune fille « corpulente », « plutôt élégante », lui tend un téléphone portable : c’est Rebecca, la nouvelle recrue de son agent littéraire. Tom veut prendre des nouvelles de l’écrivain, mais il n’arrive pas à le relancer.

« Toutefois l’hiver lui sembla inutilement long. » Dans la salle d’attente d’un dispensaire – comme il ne se sent pas très bien, Mr Gwyn a convaincu son médecin de lui prescrire des examens – a lieu une rencontre brève et décisive : une dame âgée le reconnaît et entame la conversation. Cette ancienne enseignante ne mâche pas ses mots, elle regrette qu’il ait arrêté d’écrire, et quand il lui parle de devenir « copiste », l’encourage : « Essayez de voir si vous ne pouvez pas par exemple copier les gens. – Oui. – Tels qu’ils sont. – Oui. – Vous y arriverez très bien. – Oui. »

Au fil des mois, Jasper Gwyn se sent de plus en plus mal et n’arrête pas de repenser à cette conversation. Il cherche à revoir la vieille dame avec qui il continue à dialoguer dans sa tête. Mais elle est morte, apprend-il en se renseignant à la réception du dispensaire. Sous le choc, il se perd un peu dans les rues de Londres et pour s’abriter de la pluie, entre dans une galerie d’art. On y expose de grands tableaux « tous identiques », des nus, des corps « ordinaires », sans grand-chose d’autre autour. Fasciné, il s’attarde, feuillette le catalogue, y observe les photos de l’atelier du peintre. Quand la galeriste lui demande si un tableau lui plaît, il répond que les tableaux ne lui plaisent pas « parce qu’ils sont muets ».

Ainsi lui vient une idée, bientôt expliquée à Tom : écrire des portraits, mais sans les publier. Recrutées par petite annonce anonyme, les personnes qui lui commanderont leur portrait, comme à un peintre, viendront poser, nues, dans son atelier, pendant un nombre limité de jours. Elles seules recevront le texte, qu’elles s’engageront à ne pas publier ni diffuser d’aucune manière. Tom, quoique déçu, accepte de l’aider à réaliser son projet.

Jasper Gwyn est un perfectionniste. Il a en tête un genre de lieu bien précis, et des idées tout aussi précises sur l’accompagnement sonore des séances de pose, sur l’éclairage, sur le mobilier… Et lorsque tout est en place, pour vérifier son dispositif, il décide de se mettre à l’œuvre avec Rebecca, qui accepte d’être son premier modèle et à qui Tom accorde un congé. Avec Mr Gwyn, Alessandro Baricco nous entraîne dans une histoire absurde mais fabuleuse, sur la création et le mystère qu’est chaque être sous le regard de l’autre, et singulièrement du portraitiste.

Marque-pages présentait récemment des nouvelles de l’écrivain italien qui a voulu donner vie à un titre – Trois fois dès l’aube – cité dans Mr Gwyn, comme « un discret et lointain prolongement » au roman et « un peu pour le pur plaisir de suivre une idée » qu’il avait en tête – à la manière de Jasper Gwyn ? Ce « questionnement sur l’art d’écrire » (Anthony Boyer) se lit tout du long avec plaisir et curiosité.

Commentaires

  • Questionnement sur l’art d’écrire ? … art exigeant ! … esclavage ! … page blanche !!! … J’imagine que se réfugier de la célébrité et de ses contraintes dans l’anonymat est tentant pour celui qui subit ses exigences harassantes. … Toujours trouver, toujours éviter de se redire, toujours craindre le manque d’audience, toujours appréhender la critique. … Mais quel bonheur quand c’est achevé de se relire avec plaisir, satisfait du répit que procure sa publication. ...

  • Créer, ne pas se répéter, quelle exigence, en effet. Le héros du roman est surtout fatigué des contraintes éditoriales et médiatiques. Ici l'écriture est école du regard - et d'attention à l'autre.

  • Oh, je viens précisément de le terminer ;-)
    Ce fut mon dernier livre.
    De l'année 2015 !
    Un enchantement.

  • @ Adrienne : J'espère que tu es passée très vite alors ;-)

    @ K : Un billet qui raconte cet enchantement ?

  • J'avais oublié : as-tu remarqué quel nombre est représenté par chaque exemple cité de la fameuse liste de 52 ?

  • @ Adrienne : J'espère que tu es passée très vite alors ;-)

    @ K : Un billet qui raconte cet enchantement ?

  • Après "soie" j'ai lu "océan mer" qui m'a déçue. J'en suis restée là, mais je suis très tentée par ce Mr Gwyn, qui a séduit de nombreuses blogueuses.

  • comme il est dans ma pal, je vais pouvoir le découvrir, lorsque je serai prête - en tout cas, ton billet m'y incite

  • je partage le point de vue d'Airelle, déception sur deux livres mais celui là a l'air d'emporter les suffrages

  • Pour ma part, j'ai aimé "Novecento : pianiste" et "Soie", mais pas lu "Océan mer" qui semble avoir beaucoup déçu.

  • Je n'ai rien lu de cet auteur, je n'ai presque rien lu pendant des années et je recommence seulement. J'ai bien envie de lire ceci... c'est en tout cas très original comme sujet... J'ai un ami peintre qui peignait non pas le portrait des gens mais le portrait de ce qu'il sentait qu'ils étaient, plutôt un tableau, pas un portrait. Il en a fait un de moi, que j'ai ici, que je ne comprends pas trop mais j'y retrouve l'inspiration de Turin en tout cas... il peint pendant qu'on lui parle de ce qu'on veut....

    Bonne année!

  • Cela me fait plaisir, Edmée, que tu retrouves le plaisir de lire. Ce que tu racontes de l'ami peintre est tout à fait en phase avec le portraitiste de Baricco, tu verras. Raconteras-tu cette expérience de pose ? Bonne année !

  • J'ai ce titre en projet depuis quelques temps.
    Merci d'avoir souligné le prolongement de Barrico.
    Bonne semaine.

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