Le dernier roman de Michèle Lesbre, Chemins (2015), s’ouvre sur le plus vieux souvenir qu’une fillette a de son père : « J’ai trois ans. Un homme qui me paraît immense entre dans la minuscule cuisine de l’appartement rue du Souci à Poitiers, me prend dans ses bras, je ne l’ai jamais vu. Ma mère me demande de l’appeler papa. C’est mon père. »
Spilliaert, Femme au pied de l'arbre
Entre les étapes d’un voyage en France, les souvenirs intimes de cet « étranger » mort seul à cinquante ans sont le cœur du récit : « Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, quelqu’un que je ne connais pas me remet sur son chemin. » Un homme en costume de velours et casquette de tweed qui lit, assis sur le trottoir, sous un réverbère, bien qu’il n’ait rien d’un vagabond, observé de la terrasse d’un café parisien tandis qu’il pose son livre et bourre sa pipe.
La narratrice va se mettre en route à cause d’un couple d’amis : ils ont insisté pour lui prêter leur nouvelle maison en leur absence. Elle n’a pu refuser, alors qu’elle regrette tant l’ancienne qu’ils ont vendue, peut-être parce que la nouvelle maison se trouve près d’un canal – « J’ai souvent rêvé de vivre dans une de ces maisons d’éclusier qui semblent se tenir hors du temps. »
Elle décide d’emporter Scènes de la vie de bohème, le livre d’Henry Murger que lisait l’inconnu et qui était la lecture préférée de son propre père, « un manifeste heureux » sur la vie « poétique et libre » de Murger et de ses amis dans laquelle, sans doute, il s’était projeté. Elle espère approcher ainsi « cette part de mystère et de douleur » chez l’homme qui lui a tant manqué. Dans son périple le long du canal, elle croisera d’autres inconnus qui le lui rappellent.
Train, chambres d’hôtel, paysages… Les moments de contemplation et d’introspection alternent avec les rencontres de hasard, mais il est un autre fil conducteur, celui des lieux connus, aimés, quittés, qu’elle décide de revoir, autant de pauses où la mémoire s’appuie aux traces du passé. Sans oublier la lecture de Murger, où très vite elle comprend que son père a dû s’identifier à Rodolphe, le personnage où transparaît Murger lui-même.
« L’amour est toujours différent de ce qu’on imagine. » Quel était celui de ses parents, avant que son père ne parte ? Quel était ce sentiment qu’elle-même avait pour Martin, un ami d’antan, son préféré dans leur joyeuse bande, et dont elle ne sait ce qu’il est devenu ? Quel est celui de ce couple complice qui l’accueille sur une péniche, et avec elle le chien qui a choisi de l’accompagner dans ses tours et détours ?
Dans Chemins, le voyage ou plutôt la flânerie est prétexte à remuer des souvenirs, à revisiter des moments d’enfance, de jeunesse, à réinventer un père et une mère à présent invisibles, mais si présents. « Une bouleversante quête du père, et un très beau roman des origines », dit la quatrième de couverture. Michèle Lesbre s’y révèle à nouveau une romancière du mouvement, comme s’il fallait mettre ses pas ailleurs pour mieux réveiller le passé, l’intime, au cœur du temps qui passe.
« Nostalgie, oui, mais pas seulement. Il y a dans les livres de Michèle Lesbre un élan vital, une qualité d’émerveillement, un humour diffus, une sorte de confiance qui comblent le lecteur : « C’est peut-être la dernière fois, mais quelle dernière fois ? Il y en a tant. » » (Eléonore Sulser, « Michèle Lesbre, sur les chemins buissonniers de la mémoire », Le Temps, 28/2/2015) Chemins conte aussi, avec une douce lenteur, sa traversée de la solitude.
Commentaires
voilà qui a l'air intéressant!
beau Spilliaert en illustration!
Un récit intimiste, des petits riens, comme presque toujours chez cette romancière. Je ne sais plus où j'ai trouvé cette illustration, un coup de cœur que j'ai gardé dans ma galerie virtuelle.
Je le lirai, comme les précédents. C'est toujours un bonheur de la retrouver.
Un rendez-vous avec une écriture, un ton, une sensibilité.
Encore une auteure à découvrir, je n'ai lu qu'un seul livre d'elle mais Aifelle et toi maintenant êtres très convaincantes
Je suis très attirée par ce thème, qui semble vagabond, pas structuré en apparence, comme la vie d'ailleurs... une nostalgie sans tristesse, de la beauté des saules pleureurs... La conscience qu'à chacun des tournants de notre vie, on aurait pu avoir un présent tout autre...
@ Dominique : Peu de matière dans les récits de Michèle Lesbre, mais il y a quelque chose... qui fait qu'on y revient.
@ Edmée De Xhavée : Vagabonde plus que voyageuse, le terme convient très bien à cette histoire, merci Edmée.
J'ai fait un "arrêt sur image" devant ce livre lors de ma dernière visite chez mon libraire... J'ai bien aimé son roman précédent et celui-ci à tout pour me plaire aussi.
Alors je n'ai plus qu'à t'en souhaiter bonne lecture, mais prends ton temps avec Proust, c'est si beau. Bon dimanche, il fait soleil sur Bruxelles.
Je me souviens bien que vous nous avez parlé d'un étrange roman intimiste "Écoute la pluie". J'aime beaucoup que cette auteure discrète dise, en guise de projet, qu'elle lit beaucoup pour l'instant. Il sa dégage de ce qu'elle écrit , de ce que vous en dites, de la sérénité, une harmonie qui autorise des rêves qui ont des accents d'autobiographie
C'est cela, avec une grande pudeur pour évoquer les blessures de la vie.