Seuls les travailleurs « stakhanovistes » sont bien nourris au Goulag, mais leurs efforts raccourcissent souvent leur survie. Les épuisés, les incapables, ne sont plus sélectionnés pour le travail d’équipe et sous-nourris, se retrouvent quasi rayés des humains. La limite de moins trente degrés sur les chantiers n’est pas respectée, les heures chômées sont reprises sur les jours de congé. Par chance, Margolin a réussi à conserver une couverture chaude dans laquelle il s’enveloppe par les nuits d’hiver. Remis à l’abattage, il apprend à reconnaître le « bouleau d’aviation » au tronc intact, droit, lisse, sans défaut, destiné aux pales d’avion, un « animal rare ».
Margolin et sa famille avant la guerre
« De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » disaient les socialistes. Ici, qui en juge ? Le Goulag. On oblige les malades à travailler jusqu’à l’épuisement total. « La viande humaine pourrissait, se décomposait, utilisée jusqu’au bout avant d’être enterrée et oubliée. » Et pendant ce temps, « en douce France ou en Amérique du Sud, des poètes prolétariens composaient des chants pleins d’émotion sur le pays des Soviets, et le monde entier répétait les paroles de la célèbre chanson : « Je ne connais nul autre pays où l’homme respire si librement » ».
Julius Margolin décrit la vie au camp, le comportement des hommes, ceux qui piétinent les autres, les indifférents, les amicaux. Il est affecté à la Brigade de Hardenberg qui construit une voie ferrée à huit kilomètres de là. Une bonne équipe et de bonnes rations. Puis c’est le retour en forêt – « jamais je ne pourrais la regarder avec les yeux d’un touriste ou d’un poète ». On le vole effrontément jusqu’au jour où il roue de coups le voleur, lui qui a horreur de la violence. Il ne reçoit pas de courrier de l’étranger, seulement les lettres de sa mère. Le prisonnier qui reçoit un colis doit le cacher, sinon il est pillé dans la première demi-heure.
Le 22 juin 1941, l’URSS se retrouve en guerre contre l’Allemagne, le camp est évacué vers un plus petit. Pour traverser un lac, une trentaine de zeks occidentaux se retrouvent entourés de zeks russes qui les attaquent sans vergogne, leur prennent tout. Hurlant tous ensemble, ils obtiennent un local à part. Puis c’est la marche vers l’Est, une semaine pendant laquelle leurs bagages ont fondu, trente kilomètres par jour. Presque tous les détenus meurent après quelques années de camp, Margolin se demande si c’est plus ou moins atroce que le destin des Juifs belges et hollandais éliminés dès leur arrivée à Auschwitz... La traversée des villages russes révèle la misère des paysans qui vont jusqu’à mendier le pain des prisonniers.
Margolin a « beaucoup de chance » : classé « tuberculeux », il reste dans la ville sanitaire de Krouglistsa, près d’Arkhangelsk, où on l’affecte à l’équipe des « affaiblis ». Une éclaircie surgit avec l’amnistie des Polonais fin juillet. On le transfère alors dans un pénitencier où il travaille comme porteur d’eau, faucheur, arracheur de pommes de terre. Comme tout le monde, il vole des légumes pour survivre. L’hiver 41-42 est le plus pénible de toute sa vie.
D’autres Polonais ont été libérés, pas lui. Faim, désespoir, isolement, arbitraire, obligation du travail et normes impossibles à atteindre quand on est malade, furoncles, déception amère – « J’étais un demi-mort. » Admis à l’hôpital, il rédige « La théorie du mensonge » et en sort avec la volonté de vivre et de lutter. Ses jambes ne le portant plus, il devient potier, apprécie ce travail au chaud.
Certaines rencontres sont inoubliables. Tchikavari, un doux, calme et digne Géorgien. Ivan Alexandre Kouznetsov, 59 ans en 1942 : ce professeur de langue et de littérature russes a refusé d’enseigner la physique, matière moins idéologique, d’où dix ans de condamnation. Il mourra de faim au printemps 1943, un des millions de morts des camps soviétiques. Un gamin de Berlin terrorisé par la vie au camp devient le fils spirituel du zek polonais. Il ne survivra pas.
Quand Julius Margolin n’a même plus de chemise à se mettre, il décide d’écrire à Ilya Ehrenbourg lui-même. Le chef de section le convoque : pas question d’envoyer cette lettre, mais cela a fait impression et le zek reçoit une chemise, est un peu mieux traité. Quelques hommes s’adaptent à la vie des camps, mais tous les autres en souffrent. Dostoïevski est sorti traumatisé de quatre ans de bagne, se souvient-il, or il avait un domestique particulier, s’alimentait à ses frais, portait des bottes – un rêve pour un zek.
La lecture du Voyage au pays des ze-ka est longue et éprouvante. Comme l’écrit Luba Jurgenson en postface, le lecteur devient, pour un temps, un témoin. Il suit pas à pas les effets terribles de la dystrophie alimentaire, première cause de mortalité des zeks. Un ordre de l’administration interdira finalement de la mentionner, on indiquera sur le rapport de décès la maladie finale qui en est la conséquence. « A partir de mai 1945, plus un homme ne mourut d’inanition dans les camps soviétiques. »
En avril 1943, une syncope mène à nouveau Margolin à l’infirmerie dont il sort « invalide au deuxième degré », grâce au procès-verbal du Dr Maxik – « Dieu merci ! » Une deuxième déception s’ensuivra : il espérait être relâché, mais devra poursuivre sa peine, délivré cependant de l’obligation de travailler. Maxik, excellent chirurgien, est un homme bon, délicat, leurs conversations sont intarissables. Margolin se charge tout de même de petits travaux pour obtenir des suppléments de ration. Quand il est trop fatigué pour le faire, il se met à un deuxième ouvrage, « La doctrine de la haine ».
Comme il y a trop d’invalides au camp, on les rebaptise « chroniques » pour les remettre au travail. A présent, Margolin détache les aiguilles de sapin dont on tire une infusion contre le scorbut. Un jour, il entend quelqu’un réciter en grec le début de l’Iliade : Nikolaï, un Ukrainien, professeur de langue et bibliophile, lui fera connaître les écrivains ukrainiens. En échange, il lui enseignera l’anglais. Ensemble, ils trient les pommes de terre dans une cave à quatre degrés. C’est le « paradis des carottes » qu’ils ont découvertes stockées dans le fond de la cave et dévorent en cachette pendant tout le mois de janvier 44.
Il vaut toujours mieux travailler au camp, même pour les invalides chroniques, même sans nourriture supplémentaire. Cela donne droit aux rations de « scorbutique », deux cents grammes de rutabagas à l’huile. Margolin se trouve une nouvelle place au séchoir, dort le jour sous ses tuyaux, s’occupe de chauffer la nuit.
Nouvel espoir en mai 44, son nom figure sur une liste de quatre Polonais destinés à l’armée patriotique chargée de libérer la Pologne avec les Russes. On le pèse : 45 kilos, inapte. Pire, en juillet arrive un ordre de transfert vers le Nord, pour les terribles mines de Vorkouta. Le voyage en train sous escorte est un nouveau cauchemar. Mais à Kotlas, ville de transit, il est sauvé par le Dr Spitznagel, qui l’avait déjà protégé trois ans auparavant. Comme il souffre d’hémorragies internes, on ne lui prédit que trois mois à vivre, comme son voisin. On pourrait les guérir tous les deux, mais il n’y a pas assez de nourriture. Son voisin mourra, lui survivra. Transféré au 5e Bâtiment, sanctuaire réservé aux cas graves, il se remplume – 51 kilos, son maximum au camp – et retrouve un statut d’invalide. Il y observe « comment les hommes meurent », la plupart humblement, sans bruit.
Au printemps 45, Julius Margolin réapprend à marcher. Il n’ose penser à sa libération, qui devrait intervenir en principe au bout des cinq ans. Mais cela arrive bel et bien. Il n’est pas autorisé à rentrer en Pologne, pas encore pacifiée, mais décide sur le conseil de son ami médecin d’aller dans l’Altaï, où celui-ci connaît quelqu’un. Le 21 juin, il sort du camp, « blanchi et brisé ».
Dans une postface, l’auteur appelle le lecteur à la vigilance et à ne pas excuser les camps soviétiques « parce que Auschwitz, Majdanek et Treblinka furent pires ». Les usines de mort d’Hitler sont du passé, mais au 48e carré, à l’époque où il écrit ce livre – « pour la défense de millions d’hommes enterrés vivants » – des hommes périssent encore au 48e carré et ailleurs en URSS. (Ses trois manuscrits du camp ont été confisqués etjetés au feu.) « Désormais le comportement envers le problème des camps soviétiques devient la pierre de touche de mon évaluation de l’honnêteté de l’individu. Dans la même mesure que son comportement vis-à-vis de l’antisémitisme. » – « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à voix haute. »
Commentaires
L'horreur des camps soviétiques devrait être sans cesse rappelée... mais voilà un livre que je ne lirai pas, trop dur.
le destin des zeks était-il plus ou moins atroce que celui des victimes d'Auschwitz ?
rien ne me semblerait (en toute humilité) plus déplacé que mettre en concurrence ces horreurs, de tenter de dresser une gradation, de comparer les impossibles
le XXe siècle restera marqué par trois génocides :
les Arméniens, la Shoah, et dans l'ex Rwanda-Burundi
puis on compte les crimes contre l'humanité
et enfin les crimes de guerre
aux historiens d'aboutir à différencier rigoureusement les uns des autres, à cerner leurs spécificités aussi complexes soient-elles
aux législateurs, éventuellement, à proposer des lois qui repoussent les négateurs et confirment qui sont les victimes et qui sont les bourreaux
mais si l'on est soucieux (masc. gram.) d'un travail de mémoire, alors se garder des confusions, des récupérations, des instrumentalisations...
@ MH : Le livre est très bien écrit, mais le sujet bouleverse, c'est sûr.
@ JEA : Margolin pose cette question non pour y répondre mais dans le désespoir de toutes ces morts lentes dont il a été témoin. Merci pour votre éclairage, JEA.
Je m'interroge sur la manière dont le travail de mémoire sur le Goulag s'exprime aujourd'hui en Russie. D'autres lectures à venir, sans doute, du côté de Georges Nivat.
Avez-vous entendu parler du triste sort (jamais élucidé) de Raoul Wallenberg ? http://fr.wikipedia.org/wiki/Raoul_Wallenberg
Plus facile à lire, voici un (gros) résumé sur l'affaire Wallenberg : http://www.cclj.be/article/3/2176
en lisant ton billet j'ai été immédiatement replongée dans cet univers si dur, si froid, si terrible
Comme toi je ne crois pas que Margolin chercge classer les choses mais son esprit très rationnel cherche des explications.
@ MH : Merci pour ces deux liens, MH. Malheureusement, je n'en sais pas plus.
@ Dominique : Oui, l'esprit contre la brutalité. J'ai été frappée par l'anecdote de Luba Jurgenson qui rappelle comment Margolin cherchait au camp à se rappeler un vers d'Horace, celui qui commence par "Non omnis moriar" - "Je ne mourrai pas tout entier", sans trouver la suite. Il la lira deux ans plus tard à Tel-Aviv : "Vitabit Libitinam : usque ego postero Crescam laude recens" - "et une partie de moi-même échappera au trépas."
Pour info, vous le savez sans doute, je découvre à l'instant que le mot 'zek' vient de z/k 'prisonnier du canal', le Belomorkanal, reliant la mer Blanche à la Baltique que vous mentionnez dans la 1ére partie.
Merci de le rappeler, Christw. Dès l'avant-propos, une note de l'éditeur le précise : "Initialement, "zaklioutchonny kanaloarmeets" c'est-à-dire "détenu-combattant du canal", le terme, apparu au début des années 1930 sur le canal mer Blanche-Baltique, l'un des grands chantiers du Goulag, désigne par la suite tout détenu des camps."
En effet toute politique qui s'emploie à supprimer que ce soit les riches, les pauvres, les juifs, les bourgeois, les propriétaires terriens, en définitive " les autres " est une horreur pure et simple et ne peut pas inspirer la moindre excuse. Et dire qu'en France, les intellectuels ont longtemps fermé les yeux sur le bolchevisme et le maoïsme, alors qu'ils auraient dû les avoir plus ouverts que les autres.
@ Armelle B. : Encore aujourd'hui, il est si difficile de juger à distance ce qui se passe dans des pays "bouclés" par la propagande d'Etat. Et j'imagine qu'après la guerre, beaucoup ont voulu croire que tout cela était derrière eux. Et puis, l'URSS avait rejoint les alliés. Et tant de beaux idéaux gâchés...
Je viens de lire pour la seconde fois le "Voyage au pays des Ze-Ka" et je lis "Le livre du retour". Livres admirables, s'il en est. Un témoignage fondamental sur le Goulag et la déportation des Juifs ayant fui l'invasion nazie de la Pologne. Une chose m'étonne cependant. En lisant le début du Voyage, on a l'impression que Margolin "découvre" l'URSS pour la première fois en 1940. Mais une lecture des repères biographiques (p 777 du Voyage) montre qu'il y a déjà vécu trois ans, de 1920 à 1922, à Ekaterinoslav (actuelle Dniepropetrovsk en Ukraine). Il y a étudié et travaillé comme expert pour une organisation américaine apportant de l'aide dans le contexte de la première grande famine soviétique. Le NKVD devait certainement le savoir en 1940, mais il n'est pas question de cet épisode dans aucune des deux livres (si j'ai bien lu). Cela me semble curieux.
@ Bernard De Backer : Merci d'attirer mon attention sur "Le livre du retour" de Julius Margolin. Je devrais réemprunter ce livre-ci pour vérifier ce qu'il en est de ce séjour durant les premières années de l'URSS. J'irai lire, en tout cas, votre article bien documenté sur "La seconde mort du Goulag".