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A d'autres que soi

Un roman russe m’avait déplu. Mais avec D’autres vies que la mienne (2009), Emmanuel Carrère m’a bouleversée, et par les sujets qu’il aborde, et par la leçon de vie qui s’en dégage. Son titre révèle une attitude délibérée : écrire, décrire, comme on peint un portrait. Une des autres vies qu’il raconte, à son instigation, est celle d’Etienne : « Il aime parler de lui. C’est ma façon, dit-il, de parler des autres et aux autres, et il a relevé avec perspicacité que c’était la mienne aussi. » 

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Juliette est la sœur d’Hélène, la femme de sa vie. « La nuit d’avant la vague », ils avaient parlé de se séparer, elle et son fils, lui et le sien. L’évocation de leurs vacances banales au Sri Lanka dans un hôtel « construit sur la falaise surplombant l’océan » prend une tout autre tournure après le tsunami qui s’est produit sans qu’ils s’en rendent compte. Carrère ne prend la mesure de la catastrophe qu’au moment où son fils vient lui apprendre la mort de la petite fille des Français dont ils ont fait la connaissance deux jours plus tôt. Ce matin-là, Delphine et Jérôme sont allés au marché en laissant leur fille à la maison, en compagnie de la fille du patron de leur guesthouse sur la plage. Le père de Delphine, qui les gardait, a soudain pris conscience « que les corneilles avaient disparu, qu’on n’entendait plus de chants d’oiseaux. C’est alors que la vague est arrivée. » Lui a pu s’accrocher à un cocotier, mais les fillettes ont été emportées. 

Hélène, journaliste, est tout de suite à leurs côtés. Ils veulent repartir avec le corps de leur fille. « Il y a quelque chose à faire, Jérôme le fait, Hélène l’y aide, c’est aussi simple que cela. (…) Je lui en veux presque d’être si engagée dans l’action et de ne plus se soucier de moi : c’est comme si je n’existais plus. » Tout se complique : le corps de Juliette n’est plus à l’hôpital, il a été transféré ailleurs. Devant leur drame, puis devant celui de Ruth, qui cherche son mari avec qui elle était là en voyage de noces, Hélène et lui sont conscients de ce à quoi ils ont échappé : « La veille encore, ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. » 

Premier portrait, celui de Philippe, qui savourait là un bonheur conquis après un divorce et un virage professionnel, persuadé d’avoir trouvé « le paradis sur terre » dans une maison de Medaketiya qu’il aimait partager. L’auteur l’envie, lui le perpétuel insatisfait qui pense toujours trouver mieux « ailleurs, un jour, plus tard. » Venir en aide aux parents orphelins de leur fille, soutenir Ruth pour qui Tom ne peut être mort, et qui le cherche inlassablement, Hélène et lui vivent tout cela dans la plus grande compassion, et décident alors de ne plus jamais se quitter. Quand Philippe dit à l’écrivain qu’il devrait écrire sur ces événements, il se sent pris au dépourvu – « J’ai dit qu’a priori, non. » 

De retour à Paris, ils trouvent un appartement, l’aménagent. Hélène reçoit alors un appel de son père : sa sœur, qui s’appelle aussi Juliette, souffre d’une récidive d’un cancer. Juge à Vienne, dans l’Isère, celle-ci mène une vie très différente de la leur, les deux sœurs se voient peu. Ils vont lui rendre visite, au début de sa chimiothérapie. Dans leur bibliothèque, en ouvrant Plus loin, mais où de Béatrix Beck, Carrère lit tout haut une phrase qui le fait rire et qu’il retient : « Ca fait toujours plaisir, une visite, si ce n’est pas à l’arrivée c’est au départ. »  

La maladie de sa sœur mine Hélène, lui en est affecté mais de loin, il le reconnaît, jusqu’à ce qu’ils apprennent, quelques mois plus tard, que Juliette est en réanimation, mourante. La mère d’Amélie, Clara et Diane, cherche à tenir encore un peu, le temps que ses deux aînées participent à l’école au spectacle qu’elles ont préparé avec tant d’enthousiasme. Patrice, son mari, se comporte de façon exemplaire, comme époux, comme père. Il porte les siens, littéralement – Juliette était restée boiteuse d’un premier cancer à la jambe. 

La mort de Juliette conduit  toute la famille chez un juge unijambiste, son meilleur ami, Etienne Rigal.  Etienne a lui aussi combattu un cancer. Il a insisté pour les rencontrer tous, pour leur parler de Juliette, pour qu’ils sachent qui elle était. « Pendant les cinq ans où nous avons travaillé ensemble au tribunal de Vienne, elle et moi, nous avons été de grands juges. » Cette phrase, le ton, ses propos, tout révèle, pour Hélène, un homme sans doute amoureux de sa sœur, et pour Carrère, un homme avec qui il entre immédiatement en sympathie.

Dans le portrait qu’il fait de Juliette, dans le portrait d’Etienne lui-même, avant et après l’amputation de sa jambe, avant et après l’arrivée de Juliette au tribunal d’instance, il y a souvent matière pour l’écrivain à revenir sur ses propres interrogations, ses rapports avec la souffrance, avec les autres, avec soi-même. Sexualité des handicapés, justice entre riches et pauvres, misère sociale du surendettement, les entretiens qu’il aura avec Etienne, qui le persuade d’écrire ce livre, abordent avec franchise tous ces sujets.  

Ensuite viennent le portrait de Patrice, très différent, a priori pas le gendre idéal aux yeux de ses beaux-parents, et enfin celui de Juliette, frappée à dix-huit ans par la maladie qui l’a laissée boiteuse et fragile. Patrice et Etienne, chacun à leur manière, sont ses points d’appui, jusqu’à la fin. Elle dit ces mots magnifiques : « Je pense que, malgré la maladie, ça a été une bonne vie. Je la regarde, j’en suis contente. » A ses filles : « Je vous aime, je vous ai aimées, soyez heureuses. » 

Emmanuel Carrère revient pour terminer ce livre consacré à d'autres que soi sur sa propre situation. D’Un roman russe, il déclare : « cela m’a sauvé la vie, mais je ne le ferais plus aujourd’hui. » Ce témoignage, a contrario, il l’a montré à tous les protagonistes, leur promettant de changer tout ce qui les contrarierait, ce qu’aucun ne lui a demandé. Il revient à sa famille, à Hélène, à leur petite Jeanne née entre-temps, « la petite fille la mieux habillée du monde » (« Comme d’autres les nourrissent, Hélène habille les gens qu’elle aime. ») D’autres vies que la mienne est un livre sur l’amour qui porte et qui rend, si j’ose dire, plus humain.

 

Commentaires

  • Je venais d'en entendre parler , vous l'avez si bien résumé , je cours l'acheter , vous devinez bien pourquoi . C'est à peu près ce que je suis en train d'écrire , le talent en moins bien sûr . J'aurais pu prendre ce titre : trop tard !
    Non pas que je me complaise dans la misère et la souffrance des autres bien au contraire , mais les souffrances , les peurs , les espoirs et les joies aussi c'est comme vous le dites si bien "l'amour qui porte et qui "rend plus humain" .
    J'ai commencé aussi à écrire mon histoire qui n'est pas non plus que la mienne parce qu'elle a commencé avec le suicide d'un de mes meilleurs amis ( 32 ans) puis le décès d'une soeur ( 32 ans aussi) de myopathie , d'une autre ensuite ( 32 ans également) de rupture d'anévrisme . Dans un précédent billet vous parliez des chiffres , celui là me fait toujours froid dans le dos quand je le prononce !

    Le viol puis le suicide de ma fille ont bien évidemment suscité chez moi un besoin irrésistible de me libérer de toute cette souffrance , alors j'écris avec beaucoup de mal , d'hésitations , mais je le fais pour me guérir , pour déverser ce trop plein d'amour que je ne peux plus donner à ceux et celles que j'aimais mais que je chéris toujours d'une autre manière.
    Car ce sont des moments intenses où les émotions sont exacerbées où on fait les plus belles rencontres , où on découvre que les êtres humains ont en eux beaucoup plus que ce que les marchands d'armes ( réelles et virtuelles) veulent bien nous montrer .
    Comme par hasard j'ai passé une partie de ma vie dans des associations où on m'appelait en pleine nuit pour aller rassurer ceux ou celles qui ne supportaient plus leur vie , j'ai réparé des fauteuils pour handicapés ,aidé à faire les devoirs , à se loger , à supporter les affres de la misère .J'en ai tiré des incroyables leçons de vie que j'ai aimé partager avec d'autres .
    Car on n'est pas seulement UN , on est juste de passage parmi des milliards d'autres humains alors il faut enseigner tout ce qu'on sait , partager , échanger , apprendre , comprendre , pardonner . C'est tout ce que ces êtres merveilleux et leur entourage m'ont appris . Je suis désormais un peu plus en paix chaque jour .
    Merci Tania d'avoir abordé ce thème qui m'est très cher .

  • C'est le genre de livre qui me parle. Amour, passage, altruisme, savoir qui l'on est au regard des autres, doutes. Le commentaire de Gérard est également bouleversant. Merci Tania (ceci dit, je ne suis pas sûr qu'il y a des corneilles au Sri Lanka...)

  • Edna St-Vincent Millay :
    - "La vie doit continuer mais j'ai oublié pourquoi."

  • ... ou plus absurde encore : "le pourquio doit continuer mais j'ai oublié la vie".

  • La compassion, la vraie, qui n'a rien de l'apitoiement, suivie d'un accompagnement moral et matériel crée des liens extraordinaires avec autrui. C'est ce que semble montrer ce livre...et le récit de vie si bouleversant de Gérard.
    Malheureusement les catastrophes de nos vies éloignent pas mal d'"amis" aussi:" « La veille encore, ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées. »
    Merci Tania.

  • @Colo ,
    Justement , la grande difficulté quand on vit ces choses atroces c'est de les partager avec les proches , les parents , les amis . Se renfermer sur soi , sur sa douleur éloigne forcément ceux et celles qui tout à coup se sentent presque "frustrés" de ne pas avoir connu la même chose . Je sais ce n'est pas l'expression adéquate mais je n'ai rien trouvé d'autre pour l'expliquer .
    Il y a peu de temps , 30 ans après le suicide de mon meilleur ami , et alors que je m'y attendais pas , son fils (32 ans , décidément!) a voulu me rencontrer pour que je lui parle de son père . Autant je suis capable d'oublier une chose qui vient juste de se passer , autant les moments que nous avons passé ensemble sont gravés de manière indélébile dans ma mémoire . Je lui ai parlé longtemps de tout ce que nous faisions , de ce qu'il disait , de ce qu'il envisageait même pour ses enfants . Il est parti rassuré , presque heureux d'avoir retrouvé un bout du puzzle de sa vie .Car le suicide est toujours un sujet tabou et les familles éludent bien souvent le sujet croyant protéger les enfants . Mais c'est tout le contraire , ce sont les non-dits qui sont les plus destructeurs .
    J'aime beaucoup la phrase « Je pense que, malgré la maladie, ça a été une bonne vie. Je la regarde, j’en suis contente. » . C'est à quelque chose près ce que ma soeur myopathe a dit à sa fille unique ! Cette fille aujourd'hui est rayonnante et a une chaleur communicative .
    Le malheur des uns peut aussi faire le bonheur des autres mais pas au sens où il est pris habituellement

  • @ Gérard : Votre commentaire est si fort qu'un livre paraît léger à côté des drames personnels que vous évoquez, mais c'est la force aussi de la littérature de nous toucher dans ce qui nous importe le plus. Ecrire, témoigner, écouter, aider... Vous êtes d'une grande générosité dans le partage, Gérard, et je vous souhaite cette paix profonde à laquelle vous aspirez.

    @ Damien : Bonne lecture, Damien - oui, c'est un récit qui va à l'essentiel.

    @ JEA : Fameux carnet de citations aussi, l'ami.

    @ MH : Une note d'espièglerie signée MH.

    @ Colo : Les grosses épreuves, en effet, distinguent les amis présents des absents. Et toi, tu es de cette humanité qui répond toujours présent, sois-en infiniment remerciée.

  • Tania,
    "La haine doit être vaincue par l'amour et la générosité." Spinoza

    Mais ma mère qui n'est plus de ce monde malheureusement avait toujours cette expression "il faut toujours donner tout ce qu'on a , on reçoit mille fois en retour , ce n'est donc plus de la générosité mais de l'intérêt !" C'était une grande modeste pour elle qui donnait tant !

  • Après avoir lu "Un roman russe", j'avais écrit à E.C pour lui demander si, d'avoir écrit sur le secret de famille qui l'oppressait (et cela contre la volonté de sa mère) avait été positif pour lui( c'est l'époque où je cherchais des témoignages sur le bien fondé des récits de vie)
    Il m'a répondu, que je pourrais juger dans son roman suivant (celui-ci donc) lire s'il était "sorti" de son nombril en quelque sorte, s'il était désormais capable de s'intéresser à "d'autres vies que la sienne"
    J'ai bcp aimé ce roman.... E.C a gagné en humanité profonde... et c'est bien!

  • un mot pour Gérard...
    Je suis très touchée par votre témoignage et surtout la façon sobre dont vous évoquez les drames de votre vie...

  • Merci Coumarine , mais je suis certain que si vous aviez vécu les mêmes drames vous auriez réagi de la même manière . Les drames comme ceux-ci dépassent votre simple personne et vous rendent forcément plus humbles . Ce sont "d'autres vies que la mienne" qui ont disparues et que moi vivant je puis encore raconter !
    Pourquoi mentir , se mentir à soi-même , dire qu'on est le plus malheureux alors qu'on est là, bien en vie et que malgré tous ces cataclysmes vous avez encore la force d'aller vers les autres et surtout vous avez une mission , celle de continuer à entretenir leur mémoire auprès de ceux et celles qui les ont connu(e)s !
    Ce n'est pas une obsession mais une renaissance , vous vivez autrement et les bassesses des hommes vous les fuyez comme la peste .
    C'est pour cette raison qu'on ne peut confier tout cela à n'importe qui , il faut se sentir en confiance .
    Il me semble qu'ici on peut parler sans crainte d'être pris pour un mythomane , un narcissique ,un pleurnichard ou je ne sais quoi d'autre .

  • J'ai du mal à aborder les livres d'Emmanuel Carrère depuis "la classe de neige", quelque chose d'implacable dans ses récits qui me tétanise un peu. Je voulais reprendre avec "un roman russe" et je ne l'ai pas fait. Je ne force pas pour le moment. Les commentaires d'aujourd'hui sont très forts. Récemment, Delphine de Vigan exprimait sa grande peur en écrivant sur sa famille de perdre des relations dans son entourage, comme Lionel Duroy l'expose dans "le chagrin". Une question jamais tranchée je crois, chacun fait en son âme et conscience.

  • @ Gérard : Telle mère, tel fils. Votre confiance honore ce blog.

    @ Coumarine : Ton témoignage confirme cette belle évolution, merci.

    @ Aifelle : Sur la question des secrets de famille (et leurs ravages à retardement), je me garderai bien de répondre, Aifelle. Un choix "en son âme et conscience", tu as raison. "D'autres vies que la mienne" n'a rien d'implacable - au contraire. Tu verras, si tu t'y plonges un jour.

  • je viens de passer un grand moment ici pour lire le billet de Tania bien sûr mais aussi vos échanges, Colo et Gérard je me sens totalement en phase avec vos propos

    j'ai comme tous des souvenirs difficiles soit personnels soit professionnels puisque je j'ai longtemps accompagné des personnes en souffrance physique ou psychique et la lecture est une formidable façon non de les oublier mais de nous permettre de vivre avec

    Comme Aifelle je fais un blocage sur l'auteur, j'ai détesté la Classe de neige et lisant les critiques sur Un roman russe, j'ai fui
    Ce que j'aime Tania c'est que la finesse de vos billets me fait douter de mon choix.

  • @ Dominique : Oui, Dominique, la littérature est une incomparable compagne de traversée, merci d'en témoigner ici.
    Je n'aurais sans doute pas acheté ce livre, à cause de la déception évoquée. Mais des amis ont eu le bon goût de me l'offrir, ce qui m' a aidée à passer outre, pour un grand moment de lecture.

  • Je me demandais quel livre lire d'Emmanuel Carrière. Vous me confirmez que celui-ci est un bon choix. Je vais aller le prendre à la bibliothèque. Mais avant je termine la lecture passionnante de la vie de la comtesse de Ségur par Ghislain de Diesbach. Merveilleuse biographie et personnage très captivant.

  • Je suis passée à côté de ce titre sans m'en rendre compte... Grâce à toi, les choses sont réparées et il y a un ajout à ma pile!

  • @ Armelle B. : Je lis peu de biographies, mais je note celle-ci, Armelle.

    @ Lali : Merci pour tes commentaires, bonne lecture ! J'ai encore trop de choses à faire pour me promener à l'aise dans les blogs amis, mais cela reviendra.

  • J'ai lu ce livre avec beaucoup d'intérêt quand il est paru et je le relirai certainement un jour...Il nous montre un amour qui nous rend plus humain, c'est vrai.

  • J'ai lu ce livre avec beaucoup d'intérêt quand il est paru et je le relirai certainement un jour...Il nous montre un amour qui nous rend plus humain, c'est vrai.

  • J'ai lu ce livre avec beaucoup d'intérêt quand il est paru et je le relirai certainement un jour...Il nous montre un amour qui nous rend plus humain, c'est vrai.

  • J'ai lu ce livre avec beaucoup d'intérêt et je le relirai certainement un jour.
    Oui, il montre un amour qui nous rend plus humain

  • Cela me fait toujours plaisir de revenir sur une lecture et de voir le partage continuer, merci Gazou. Désolée pour les doublons. Le lien sous le pseudo ne fonctionnant pas, merci de le corriger si possible.

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