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Rechercher : octobre

  • Un étrange mariage

    Miniaturiste de Jessie Burton (son premier roman traduit de l’anglais par Dominique Letellier) nous entraîne dans les ruelles d’Amsterdam où arrive en octobre 1686 Nella Oortman, une jeune femme de la campagne que sa mère a été soulagée de donner en mariage, un an après la mort de son père couvert de dettes, à un marchand en vue, Johannes Brandt.

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    Précédant le récit, une photo de la luxueuse maison miniature de Petronella Oortman exposée au Rijksmuseum et une notice sur la VOC, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui a enrichi bien des commerçants au XVIIe siècle, montrent la volonté de la romancière de restituer fidèlement le milieu où évoluent les personnages principaux. Des mises en garde bibliques contre l’orgueil des riches et un récit de funérailles en guise de prologue donnent le ton.

    L’accueil de Nella, dix-huit ans, au Herengracht, le canal d’Amsterdam où Brandt possède une maison sur la « Courbe d’Or », est littéralement glacial : elle s’y présente seule avec son perroquet Peebo dans une cage, on tarde à lui ouvrir. Une grande femme vêtue de noir s’inquiète d’abord du volatile – « Est-ce que nous allons avoir une ménagerie ? » – avant de l’informer de l’absence de son frère Johannes, qui a signé le contrat de mariage deux mois plus tôt, sans avoir encore partagé la couche nuptiale.

    Les Brandt vivent là, servis par Otto, un noir, le premier que Nella voit de sa vie, et Cornelia, une vingtaine d’années, qui la conduit à sa chambre, somptueuse. Deux serviteurs, c’est assez, dit Marin : « Nous sommes des marchands, pas des fainéants. » Conformément à la Bible qui recommande de ne pas étaler ses richesses, la belle-sœur de Nella affiche une austérité de bon aloi, refuse les sucreries.

    Johannes Brandt, trente-neuf ans, l’a écoutée jouer du luth avant de l’épouser, puis est parti aussitôt s’occuper d’une cargaison pour Venise. Quand il revient de Londres, l’air épuisé, il se préoccupe d’abord de ses chiens, Rezeki et Dhana, puis va se coucher, repoussant son épouse qui a frappé à la porte de sa chambre – « Nous parlerons au matin, Nella. » N’est-ce pas ce que lui avait dit sa mère, quand elle l’avait questionnée sur l’amour ? « Elle veut de l’amour ! Elle veut les fraises et la crème. »

    C’est donc au petit déjeuner, « frugal » par humilité, que Nella découvre de plus près l’homme qu’elle a épousé. Pas un mot d’excuse de sa part, il parle surtout à sa sœur des dernières ventes « de tabac, de soie, de café, de cannelle, de sel ». Marin semble bien s’y connaître en affaires. « Nella se sent invisible, ignorée. C’est son premier jour chez eux, et ni l’un ni l’autre ne lui a posé la moindre question. »

    Il est question du sucre d’Agnès Meerman que Brandt devrait vendre, son mari s’impatiente. De trois hommes noyés la veille, des poids accrochés à leur cou. Puis Johannes sort. Marin : « Mon frère part. Il revient. Il repart. Vous verrez. Ce n’est pas difficile. N’importe qui peut le faire. » Nella n’a donc rien d’autre à faire que de s’inquiéter de son perroquet, gardé dans la cuisine alors qu’elle le voudrait dans sa chambre, de faire connaissance avec Otto et Cornelia pendant qu’ils travaillent, de découvrir la maison, ses peintures, ses objets. La nuit, elle attend Johannes en vain.

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    Maison miniature de Petronella Oortman au Rijksmuseum, à Amsterdam

    Quand elle lève la main vers un des deux luths conservés dans l’office, Marin l’empêche de les prendre : « ce sont des chefs-d’œuvre d’artisanat que vos doigts abîmeraient. » Et quand la jeune épouse s’inquiète de son époux : « Petronella, il doit travailler, et vous, vous deviez vous marier. » Quelle vie va-t-elle mener dans cette demeure où elle seule n’a aucun rôle ?

    Johannes « qui parle toutes les langues sauf celle de l’amour » rentre un jour avec un énorme cabinet en chêne et orme « avec un placage d’écaille de tortue et des incrustations d’étain », « soutenu par huit pieds incurvés et solides, deux rideaux en velours moutarde tirés sur sa façade » : son cadeau de mariage. Marin lui reproche aussitôt la dépense. Johannes offre à sa femme de quoi se distraire : l’intérieur du meuble est divisé en neuf pièces, tapissées ou lambrissées, c’est une réplique de leur maison.

    Alors Nella se décide à explorer toutes les pièces de sa nouvelle demeure, et entre même dans la chambre de Marin, étonnée d’y découvrir une richesse et une fantaisie à l’opposé de son apparence personnelle. Jamais mariée, la sœur de Johannes garde dans sa chambre une lettre d’amour, qui tombe d’un des livres que Nella a pris en main quand sa belle-sœur fait irruption, furieuse. Cette nuit-là, Nella descend à l’office et monte le perroquet dans sa chambre. Elle apprendra de Cornelia que les robes noires de Marin sont toutes doublées de zibeline et de velours.

    Dans La Liste de Smit, un registre des artisans et entreprises de la ville, elle va trouver, à « M pour Miniaturiste », quelqu’un à qui commander de quoi décorer sa maison vide. Sa première commande d’un luth avec ses cordes, d’une coupe de fiançailles et d’une boîte de pâtes d’amande, lui est livrée par un jeune Anglais, Jack Philips, ce qui semble irriter Johannes quand il l’aperçoit.

    Mais c’est surtout le contenu du paquet qui étonne Nella et fait surgir le fantastique dans ce récit réaliste : un message – « Toute femme est l’architecte de son propre destin » – accompagne les miniatures : de la pâte d’amandes dans une petite boite en argent avec ses initiales, un luth « plus petit qu’un doigt », une minuscule coupe en étain. On y a ajouté plusieurs choses non commandées : deux fauteuils en bois, répliques exactes de ceux de leur salon, un berceau, deux chiens miniatures et leur os – les whippets de Johannes.

    Jessie Burton construit peu à peu l’atmosphère mystérieuse de son roman : pourquoi Johannes tarde-t-il à toucher sa femme ? que cache Marin ? qui est ce miniaturiste qui a l’air de savoir mieux que personne ce qui se passe dans la maison des Brandt ? Nella va le découvrir avec curiosité et angoisse.

  • Petit pays perdu

    Prix Goncourt des lycéens (entre autres), Petit pays de Gaël Faye est un premier roman qui ne peut manquer de toucher : le récit d’une enfance au Burundi, celle de Gaby, « un enfant du monde emporté par la fureur du destin » (Maria Malagardis, Libération) à dix, onze ans.

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    Un jour, son père lui avait expliqué qu’au Burundi comme au Rwanda, il y avait les Hutu, les Tutsi comme sa mère et les Twa, les pygmées. Gabriel trouvait étranges ces distinctions entre des gens qui habitent le même territoire, parlent la même langue, ont le même dieu – elles semblaient finalement tenir à une forme de nez, à la taille – tout le monde se mettait à employer ces mots et même les enfants jouaient à deviner qui était ceci ou cela.

    A présent, le narrateur et sa sœur Ana vivent en région parisienne, mais « pas un jour sans que le pays ne se rappelle à (lui) ». Tant de choses lui ont échappé, notamment pourquoi ses parents – Yvonne, silhouette fuselée, peau ébène – et Michel, petit Français du Jura châtain clair – se sont séparés. « Mais au temps d’avant, avant tout ça, avant ce que je vais raconter et tout le reste, c’était le bonheur, la vie sans se l’expliquer. »

    Les choses s’étaient gâtées un jour de Saint-Nicolas, « sur la grande terrasse de Jacques, à Bukavu, au Zaïre », chez le vieil ami de son père à qui ils rendaient visite une fois par mois. Son jardin avec vue sur le lac dont l’autre rive était au Rwanda, le pays que sa mère avait dû quitter à quatre ans, une nuit de massacre, rendait toujours celle-ci mélancolique. Cette fois, ils s’étaient disputés à propos du Burundi, un pays qu’elle ne supportait plus, et de son rêve de vivre à Paris et d’y voir grandir ses enfants ; Jacques et Michel étaient attachés à l’Afrique, à une vie de luxe comparée à celle qu’ils auraient en Europe. Mais elle, privée de son pays natal, connaissait l’envers du décor et aspirait avant tout à la sécurité.

    Après un dernier dimanche en famille, à eux quatre, un déjeuner au restaurant près du lac puis une visite de l’usine d’huile de palme dont son père avait supervisé la construction à son arrivée au Burundi, en 1972, il y avait eu une dispute terrible entre les parents. La nuit, sa mère était partie.

    Avant Noël, elle avait emmené Ana chez tante Eusébie, à Kigali, au Rwanda, dont « la situation paraissait plus stable ». Gabriel était resté avec son père, il avait reçu le vélo rouge de ses rêves pour Noël. Puis ils s’étaient rendus « chez les pygmées du village de potiers » pour fêter l’arrivée de 1993, y avaient passé la nuit. Au retour, Calixte, leur employé, avait disparu avec quelques objets volés, le vélo de Gaby y compris.

    Ana revenue du Rwanda, le garçon retrouve ses amis de l’impasse où ils habitent, puis l’école. Il a désormais une correspondante à Orléans, Laure, des échanges organisés par l’instituteur. Les jumeaux qui se sont fait circoncire chez leur grand-mère par leur tonton, ce qui a fâché leur père, ont vu rouler quelqu’un avec le vélo neuf de Gaby dans ce village ! S’ensuit une équipée pour retrouver le vélo volé, qui a déjà changé de propriétaire plusieurs fois. Barrages militaires, surveillance policière, ce n’est pas simple de circuler. Calixte est arrêté, mis au cachot. Une famille très pauvre a acheté le vélo de bonne foi, Gaby le reprend et reçoit alors une leçon de morale de Donatien, le contremaître, qui a pitié de ces gens.

    Petit pays raconte la vie au quotidien sous le regard d’un enfant de dix ans et de sa bande de copains, leurs vadrouilles et leurs mauvais coups. Au cabaret où ils vont boire de la bière ensemble, « L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation », on discute de la démocratie, des partis, des blancs. Le jour des élections se déroule dans l’euphorie de mettre fin au parti unique et aux coups d’Etat.

    Gaby fête ses onze ans dans une atmosphère alourdie par la présence de Francis, l’ennemi de leur bande, qui s’impose peu à peu de façon menaçante. Mais autour des enfants, « la paix n’est qu’un intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons. »

    Gaël Faye fait ressentir le climat de tension toujours palpable – c’est la guerre au Rwanda, beaucoup de Rwandais se sont réfugiés au Burundi juste à côté, certains y retournent pour défendre leur pays. Le Burundi va s’enflammer à son tour. Le 21 octobre 1993, la radio diffuse Le crépuscule des dieux de Wagner. « C’était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d’Etat. » Leur père enferme Gaby et Ana dans la maison, met des matelas dans le couloir pour se protéger des balles perdues.

    Quand l’école rouvre une semaine plus tard, la vie semble reprendre comme avant, malgré le couvre-feu à dix-huit heures, les échos des combats dans les campagnes. Les relations entre les élèves se modifient, ils finissent par se séparer en deux groupes qui se traitent de « sales Hutu » ou « sales Tutsi ». « Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire. Elle coulait en moi. Je lui appartenais. »

    Au Rwanda, où Gaby et sa sœur retrouvent leur mère pour le mariage de leur oncle Pacifique, ils découvrent plus de violence encore, présente et à venir. Pacifique implore sa sœur de repartir avec eux – « ici, ce sera bien pire qu’une guerre ». Le lendemain de la mort des présidents du Burundi et du Rwanda dans leur avion, leur mère arrive à la maison, pour vérifier qu’ils vont bien et demander à leur père de l’aider à évacuer la famille de tante Eusébie. Impossible. Tous les contacts avec les ambassades sont vains, on n’évacue que les Occidentaux. La mère de Gaby n’en dort plus. Le pire est à venir. 

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    Gaël Faye et un enfant (source non identifiée)

    Raconté de l’intérieur d’une famille, du point de vue d’un enfant, la vie « d’avant » et le génocide rwandais sont au cœur de Petit pays, un roman « déchirant et incandescent » (Yann Perreau, Les inrockuptibles). Gaël Faye, rappeur franco-rwandais qui a chanté une chanson du même titre, s’est inspiré de son enfance mais ce n’est pas son histoire : « Et c’est le paradis perdu qui m’intéressait avant tout, cette impasse, ce petit cocon dans lequel je me suis senti bien en tant qu’enfant et dans lequel tout adulte peut se remémorer son enfance aussi de cette manière-là. C’est surtout un roman qui aborde la question du paradis perdu. »

  • Barcelone la noire

    L’ombre du vent (2001) de Carlos Ruiz Zafón commence dans l’étrange Cimetière des Livres Oubliés à Barcelone, en 1945. Daniel Sempere, dix ans, élevé dans l’amour des livres - son père tient une boutique de livres rares et d’occasion -, est invité à y choisir un livre oublié pour l’adopter et le garder toute sa vie durant. Où s’arrêter dans le labyrinthe où reposent des milliers d’ouvrages ? A l’extrémité d’un rayon, un titre en caractères dorés l’attire : « Je m’approchai de lui et caressai les mots du bout des doigts en lisant en silence : L’Ombre du Vent, Julián Carax. »

     

    Le nom de l’auteur ne lui dit rien, mais le hasard a bien fait les choses. En le lisant, Daniel comprend « que rien ne marque autant un lecteur que le premier livre qui s’ouvre vraiment un chemin jusqu’à son cœur. » Dès lors, il lui faut découvrir qui est ce Carax et ce qu’il a écrit d’autre. Assez rapidement, il se rend compte qu’il n’existe aucun autre exemplaire de ce roman ensorcelant. Un client de son père, Barceló, libraire érudit et fortuné, lui apprend que tous les livres de cet écrivain barcelonais ont été brûlés, et qu’il n’est pas de meilleure spécialiste de son œuvre que sa nièce aveugle, Clara, presque vingt ans. Le voilà bientôt amoureux de cette belle jeune fille deux fois plus âgée que lui. « Clara Barceló me vola le cœur, la respiration et le sommeil. » Il devient son ami, son lecteur, son confident, bien qu’elle le prévienne : « Ne fais jamais confiance à personne, Daniel, et surtout pas à ceux que tu admires. Ce sont eux qui te porteront les coups les plus terribles. » 

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    Bernarda, au service des Barceló, prend Daniel en affection, émue par ce garçon sans mère. Mais il déçoit son père. Celui-ci pressent que Clara joue avec son fils comme un chat avec un canari. De plus, Daniel n’a pas tenu sa promesse, puisqu’il a offert son exemplaire si rare de L’Ombre du Vent à la jeune femme. Quand il fête ses seize ans, Daniel fait l’expérience amère de l'abandon. Ni l’oncle ni la nièce ne se rendent à son invitation, et c’est le début de la désillusion. Mis à la porte de chez les Barceló après avoir cherché à récupérer son livre, il est si mal en point qu’un clochard le prend en pitié. Il dit s’appeler Fermín Romero de Torres et prétend avoir travaillé pour les services secrets. Sans le savoir encore, Daniel a rencontré son meilleur allié. « Le commerce des livres c’est malheur et compagnie » proférait Isaac, le gardien du Cimetière des Livres Oubliés. C’est peu dire. En se mettant sur la piste de Carax, le jeune Sempere n’imagine pas le nœud d’intrigues dans lequel il met les pieds.

     

    S’il fallait donner une couleur à Barcelone, on la dirait a priori rouge ou jaune, aux couleurs de la Catalogne. Mais la Barcelone de Zafón, c’est Barcelone la noire, la terrible. Pas seulement à cause du quartier gothique - le récit nous promène ailleurs dans la ville, sur la Rambla ou sur la colline de Monjuïc -, mais parce qu’il privilégie les rues sombres, les ambiances nocturnes de la « Ville d’Ombres ». Le diable même y a droit de cité. L’ignoble « homme sans visage » porte constamment un masque de cuir et traîne derrière lui une odeur de brûlé. Autre figure sinistre, celle de l’inspecteur Fumero qui rumine depuis longtemps une vengeance terrible et attend son heure.

     

    Bien sûr, le roman a ses heures ensoleillées : « Ma Barcelone préférée a toujours
    été celle d’octobre, lorsque nous prennent des envies de promenades et que nous nous sentons mieux rien que d’avoir bu l’eau de la fontaine des Canaletas qui, ces jours-là, miracle, n’a même plus le goût de chlore. »
    C’est sous un ciel bleu vif que Daniel retrouve par hasard, à l’université, Béatriz Aguilar, la sœur de son meilleur ami du lycée. Encouragé par Fermín, expert en séduction, Daniel décide de la revoir, bien qu’elle soit fiancée.

     

    Les personnages de Zafón ont de la présence, et il y en a beaucoup à découvrir sur la piste du mystérieux Carax, fil rouge de l’intrigue. L’Ombre du Vent comblera ceux
    qui adorent les histoires à rebondissements et les méandres d’une enquête compliquée. Trahisons, crimes, secrets, amours mensongères, sentiments vrais... Malgré les longueurs de ce récit souvent tortueux, on veut accompagner Daniel Sempere jusqu’à la résolution de l’énigme, vingt ans après sa première visite au Cimetière des Livres Oubliés.

  • Le monde flottant

    D’Ishiguro, Les vestiges du jour sont aussi connus des cinéphiles (un excellent film de James Ivory). Né au Japon, Kazuo Ishiguro vit en Angleterre depuis l’enfance. Un artiste du monde flottant (1986), traduit de l’anglais, donne la parole au peintre Masugi à l’âge où « on a besoin de se reposer des choses ». Dans une imposante demeure bâtie pour un amateur d’art, Masugi vit avec sa fille Noriko – il a perdu sa femme et son fils à la guerre – et reçoit de temps à autre sa fille aînée Setsuko avec son petit garçon. Le récit navigue entre ses souvenirs et le présent, d’octobre 1948 à juin 1950.

    Si sa maison impressionne de l’extérieur, l’intérieur « entièrement garni de bois choisis » est d’une grande douceur. Même abîmée par les bombardements, la galerie sur le jardin, avec « ses jeux d’ombres et de lumières », a conservé son charme. La retraite donne au vieux peintre tout le loisir de penser et de contempler. Noriko, qui le traite de « pantouflard », espère se marier bientôt et n’a pas l’intention de s’occuper de lui éternellement. Setsuko, l’aînée, est choquée de sa manière de s’adresser à leur père. Tous sont tendus à cause de l’échec des premières fiançailles de Noriko, ils craignent qu’un imprévu ou un impair nuise aux négociations avec la famille Saito. Traditions et questions d’honneur pèsent lourdement sur ces rencontres préliminaires dans le respect des règles. C’est l’une des trames du roman.

    Utamaro Trois beautés inconnues (Wikimedia commons).jpg

    Une autre, plus attachante, concerne les rapports de Masugi avec son petit-fils Ichiro. Son caractère affirmé, sa franchise, son engouement pour les cow-boys, les monstres ou Popeye, tout l’étonne et diffère de sa propre éducation. Le Japon a changé, les mentalités aussi. La jeune génération reproche à la précédente d’avoir soutenu la guerre et entraîné la défaite. Masugi constate leur volonté d’oublier « les erreurs passées » et de se tourner vers l’avenir. Quant à lui, il s'interroge sur ses choix et ses responsabilités passées.

    Le soir, le peintre retourne volontiers dans le vieux quartier de plaisir. Là, il retrouve au bar son ami Shintaro qui « l’accueille toujours très poliment », comme s’il était encore son élève. En fait, il a toujours préféré ce quartier où l’on peut boire, manger et parler, aux maisons de geishas et aux théâtres du centre de la ville. Il y fréquentait aussi un cercle d’artistes et d’écrivains, où il avait sa table réservée. Mais la guerre n’a laissé que des décombres en face du bar et, sur les anciens poteaux du télégraphe, Masugi regarde « des grappes sombres d’oiseaux, perchés tant bien que mal, comme attendant la réapparition des fils sur lesquels jadis ils lignaient le ciel ».

    Les pages sur la peinture sont les plus intéressantes dans ce récit assez lâche et digressif. Masugi s’est formé d’abord chez Takeda qui exigeait des « geishas, cerisiers, carpes dans l’eau, temples et autres sujets » qui aient « l’air japonais » et surtout rapidement terminés. Aussi Masugi l’a-t-il quitté pour Moriyama qui accueillait dans sa villa de jeunes peintres prometteurs. Celui-ci « recourait aussi largement au procédé traditionnel qui consiste à exprimer l’émotion au moyen des tissus que la femme tient ou porte, plutôt que par les mouvements mêmes de la face. » Mori-san aimait « expérimenter de nouvelles façons d’utiliser les couleurs pour rendre l’ambiance particulière que répand la lumière d’une lanterne ».

    A son exemple, Masugi explore le « monde flottant » – ce monde nocturne du plaisir, du divertissement et de l’ivresse. « Les plus belles choses vivent une nuit et s’évanouissent avec le matin » – une vie consacrée à rendre « la beauté unique de ce monde », transitoire et fragile, voilà les valeurs de maître Mori. Masugi, qui souhaite peindre les nouvelles réalités du Japon, la misère même, osera lui dire un jour qu’il ne peut « demeurer à jamais un artiste du monde flottant » et ce sera la rupture. Puis le succès, les honneurs, la réputation.

    Quoiqu’il ait été lui-même un novateur – il faut savoir remettre l’autorité en question, enseignait-il à ses élèves –, Masugi critique le Japon devenu « un petit enfant qui suivrait les leçons d’un étranger », de l’Amérique en particulier. Mais il apprend doucement à tolérer les avis opposés au sien, sort peu à peu du désenchantement, retrouve le plaisir de peindre plantes et fleurs à l’aquarelle. A la mort de son ami Matsuda, il se souvient de la dernière visite qu’il lui a rendue au printemps : « L’étang miroitait au soleil de l’autre côté, tandis que nous avancions prudemment sur les pierres plates qui coupent à travers le tapis ondulé et soyeux de la mousse. »

  • Un piano en Birmanie

    « Un alliage irrésistible de Kipling et Conrad à leur tout meilleur. » Compliment de taille pour un premier roman : L’accordeur de piano, de Daniel Mason (né en 1976). Ce biologiste américain a passé un an en Birmanie pour y étudier la malaria, près de la frontière sud du Thai-Myanmar. Un jour où il voyageait sur une barge, à un petit embarcadère il avait entendu « soudain un son étrange s’élever des épais fourrés. » Un air joué au piano, peut-être un enregistrement, en tout cas « terriblement faux ». 

     

    Edgar Drake, accordeur de piano à Londres, reçoit en octobre 1886 une lettre du Ministère de la Guerre. On l’informe du curieux caprice d’un médecin-major en Birmanie, Anthony Carroll, qui a réussi à établir un fort dans les Etats Chan et y occupe un poste stratégique : il a fallu lui envoyer là-bas, avec mille difficultés, un
    piano à queue Erard de 1840. Et voilà qu’il réclame à présent un accordeur spécialisé, Drake lui-même. « Un piano à queue de 1840, c’est une beauté, se dit-il. Il plia délicatement la lettre, la glissa dans la poche de sa veste. Et la Birmanie, c’est loin. »

     

    Au ministère, un colonel lui fait le portrait de Carroll, un médecin qui a mis sa science au service des pauvres avant de se rendre en Birmanie où il a multiplié les missions spéciales, en plus de ses responsabilités hospitalières. Il y a appris la langue Chan. Drake aimerait disposer de précisions sur l’état du piano, or c’est la personnalité d’un homme hors du commun mêlé aux affaires militaires qu’on lui décrit, qui « a fait plus et mieux à lui tout seul que plusieurs bataillons. (…) S’il faut un piano pour maintenir Carroll en place, ce n’est pas trop cher payé. » Mais, insiste le colonel, « c’est à notre service que vous serez, et pas au sien. Ses idées peuvent être… séduisantes. »

     

    Edgar Drake rentre chez lui en retard. Katherine, sa femme depuis dix-huit ans, y est habituée, mais pas à ce que son mari lui cache une nouvelle importante. En son absence, un soldat est venu apporter des papiers, a fait allusion au courage qu’il faut pour se rendre dans un pays en guerre, et elle est déçue qu’il ne lui en ait pas parlé. Elle a compris qu’il ne peut refuser ce grand voyage et lit elle-même la documentation, qui la fait rêver, « mais elle était assez contente de ne pas partir elle-même. »

     

    Le 26 novembre 1886, l’accordeur « au service de Sa Majesté » embarque dans un épais brouillard. « Blanc. Comme une page vierge, comme de l’ivoire brut, quand l’histoire commence, tout est blanc. » Le voyage l’enivre de sensations nouvelles et s’enrichit des histoires que lui racontent d’autres passagers, anecdotes, contes, rêves. Sur le paquebot qui l’emmène de Calcutta à Rangoon, Drake lit les rapports de Carroll, décidément très cultivé, sur l’histoire des Chan « qui se désignent eux-mêmes comme Tai ou Thai », dont le royaume s’est organisé au dix-septième siècle en petites principautés « comme les débris d’un beau vase de porcelaine ».

     

    A huit mille kilomètres de chez lui, Drake découvre les mœurs anglaises en Birmanie, mais se montre surtout attentif aux paysages, aux sons, aux couleurs, aux ambiances. A Mandalay, l’armée lui octroie une petite maison où Khin Myo, une ravissante Birmane, est à son service. Mais les jours passent et le départ pour Mae Lwin, où l’attendent Carroll et le piano, est sans cesse reporté, pour des raisons de sécurité ou de bureaucratie, pense Drake. Lorsque lui parvient une lettre du médecin lui demandant de prendre la route immédiatement avec son messager et Ma Khin Myo, ils partent tous les trois sur des poneys, à l’insu des militaires.

     

    Les amateurs d’aventures et de dépaysement ne manqueront pas la fabuleuse rencontre entre un accordeur de piano et un médecin militaire hors norme, qui préfère la cueillette des plantes exotiques à la chasse aux tigres, qui juge la politique « d’un ennui mortel » et qui a fait construire un fort de bambou dans « un lieu tout désigné pour un amateur de musique ». Drake prendra plus que son temps pour accorder l’instrument, captivé par la riche personnalité de son hôte, par l’accueil des Chan, par la compagnie de Khin Myo, une fleur dans les cheveux ou un parasol à la main. Mais
    il est dans un pays en guerre, et le paradis birman peut se muer en enfer. N’en disons pas plus. Un jour où Carroll et Drake font route ensemble vers une destination dangereuse, le médecin explique que « selon un adage Chan, lorsque les gens meurent, c’est qu’ils ont accompli ce qu’ils avaient à faire. Ils sont devenus trop bons pour ce monde. »

     

    Mado avait attiré mon attention sur ce roman. Je l’ai lu en pensant souvent à d’autres voyageurs d’aujourd’hui en Asie du Sud-Est, séduits eux aussi par le Myanmar.